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Regard critique · Justice sociale

Carte blanche

Service citoyen : oui, mais…

À la faveur des événements tragiques qui ont secoué la France au début du mois janvier et ses répercussions en Belgique, la proposition de création d’un service citoyen large a fait son retour médiatique. Un collectif de signataires, dont plusieurs élus, professeurs d’université et personnalités publiques, lançait début mars un «Plaidoyer pour un service citoyen». Sur le principe, je ne peux que souscrire à cette proposition. Sur les modalités de sa pratique, je souhaite attirer l’attention sur quelques écueils que nous devrions éviter. Je ne préjuge pas d’intentions malveillantes aux signataires du plaidoyer, mais chaque mesure comporte des risques que nous ne pouvons négliger.
Une carte blanche signée Joanne Clotuche, membre du collectif de la revue Politique

Joanne Clotuche 24-03-2015 Alter Échos n° 399

À la faveur des événements tragiques qui ont secoué la France au début du mois janvier et leurs répercussions en Belgique, la proposition de création d’un service citoyen large a fait son retour médiatique. Un collectif de signataires, dont plusieurs élus, professeurs d’université et personnalités publiques, lançait début mars un «Plaidoyer pour un service citoyen». Sur le principe, je ne peux que souscrire à cette proposition. Sur les modalités de sa pratique, je souhaite attirer l’attention sur quelques écueils que nous devrions éviter. Je ne préjuge pas d’intentions malveillantes aux signataires du plaidoyer, mais chaque mesure comporte des risques que nous ne pouvons négliger.

Un service citoyen pour tous les jeunes

 «Certains jeunes aux parcours tourmentés, pour lesquels le système éducatif global s’est révélé défaillant, n’ont pu faire cette découverte [de l’altérité] fondatrice1.»

Pour quiconque travaille avec des jeunes et des moins jeunes dans le secteur de l’éducation permanente, de l’insertion sociale et professionnelle, l’aide à la jeunesse, la formation, ces constats peuvent, dans leur grande majorité, faire écho à la réalité du terrain de ces secteurs et de leurs pratiques quotidiennes. Ces propositions s’adressent en filigrane principalement à des jeunes en rupture, défavorisés, issus ou non de la diversité. Or, dans le même temps, l’Assemblée générale des étudiants de Louvain-la-Neuve (AGL) publie les résultats d’une enquête réalisée auprès de 1.400 étudiants de l’UCL, fraîchement sortis du secondaire. L’AGL a interrogé les étudiants sur les enjeux écologiques, sociaux et économiques. «Ils démontrent que peu d’étudiants ont reçu les connaissances générales leur permettant d’appréhender la société dans laquelle ils auront pourtant plus tard une place2.» Par exemple, un étudiant sur deux pense que l’immigration a un impact négatif sur l’économie et deux tiers d’entre eux ignorent la réalité en termes de concentration des richesses.

Nul besoin de statistiques pour être conscient que les étudiants qui se promènent sur les campus universitaires ne représentent pas la plus grande diversité sociale, économique et culturelle ou qu’ils sont représentatifs de ces «jeunes en rupture». Un service citoyen doit s’adresser tout autant à ces jeunes pour qui le système éducatif global s’est révélé défaillant qu’aux étudiants qui accèdent aujourd’hui à l’université, aux hautes écoles. La découverte de l’altérité, la création de dynamiques collectives vont de pair avec la construction de savoirs critiques incarnés par leurs impacts concrets, qu’ils soient sociaux, économiques, culturels ou écologiques. Ce service citoyen, s’il est destiné à chaque jeune, qu’il ait connu ou non un parcours tourmenté sera bénéfique.

Un service citoyen pour former des citoyens

La mise en place d’un service citoyen doit avoir pour unique fonction de former des citoyens. Être citoyen s’apprend, se construit. En tout cas, il en est ainsi si l’objectif est de former des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires (Cracs). Si l’objectif est de créer de futur travailleur ou des citoyens adaptés à la société telle qu’elle existe, cette mesure risque de ne jamais remplir les objectifs pointés par les signataires dont, entre autres, la confiance en soi et dans les institutions, le (re)tissage de liens sociaux, l’entraide… Le risque est en effet grand de voir rapidement ce service citoyen se transformer en stage d’insertion professionnelle. Bien évidemment, si cet engagement citoyen permet à un jeune de découvrir une réalité qu’il ignorait et qu’il souhaite, après, s’y engager pleinement, c’est un plus, mais il ne peut s’agir d’un objectif en soi. L’adéquation de l’enseignement au monde de l’entreprise suscite déjà suffisamment de craintes justifiées pour que ne soit proposé une solution bis, tout aussi néfaste que l’autre. La moindre des choses est de s’assurer que ce service soit organisé dans des secteurs spécifiques et que ces jeunes ne deviennent une main-d’œuvre au service des entreprises.

Un service citoyen et non des citoyens au service

La situation budgétaire, tant de l’État fédéral que des entités fédérées, est telle que de nombreuses associations et organisations doivent rogner sur de nombreuses prestations et même recourir à des licenciements tant leurs subventions sont coupées. La mise en place d’un service citoyen ne doit pas venir compenser des mesures d’austérité faites sur le dos du secteur non marchand, du secteur culturel, de l’enseignement, des services publics… Être bénévole ou volontaire, ce n’est pas la même chose qu’être un professionnel, les attentes ne sont pas les mêmes, tant de la part des responsables que de la part des bénéficiaires. Ne profitons pas de l’organisation réelle d’un service citoyen pour réduire encore les subventions de secteurs souvent fort proches de l’asphyxie.

Un service citoyen dans une société citoyenne

Bien que la mise sur pied d’un service citoyen soit intéressante, nous ne pouvons faire abstraction que ce service se ferait dans une société où les mesures d’exclusion s’accumulent sans jamais s’annuler, où la discrimination est sans cesse épinglée et où l’école n’est pas aussi ouverte, démocratique et égalitaire qu’on pourrait le souhaiter. Nous ne pouvons, dans le même temps, attendre d’eux qu’ils développent un esprit citoyen grâce à la dynamique collective et les exclure économiquement, socialement, culturellement. Sans rejet de ces mesures et la construction d’une société inclusive où femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, issus ou non de la diversité ont une place, nous aurons juste mis un cataplasme sur une jambe de bois.

Finalement, pourquoi limiter ce service aux jeunes?

Le désœuvrement auquel sont confrontés de nombreux jeunes, la rupture n’est-elle finalement qu’à trouver chez les jeunes? Et, surtout, ne sommes-nous pas aussi les responsables de cet état de fait, de ce constat? Comme l’ont montré les scandales Luxleaks ou Swissleaks, des entreprises et des citoyens éludent l’impôt sans grande crainte de se voir sanctionnés par la justice belge. Et nous voudrions d’un service citoyen uniquement pour les jeunes? La discrimination à l’embauche dont sont victimes fréquemment les Belges d’origine étrangère n’est pas le fruit de jeunes, mais d’adultes. Nous aussi, nous avons besoin d’un service citoyen pour apprendre ou réapprendre l’entraide, la confiance en nous et dans les institutions… Nous avons aussi besoin d’être des Cracs.

Impayable, diront certains. Si on le fait dans le contexte budgétaire et idéologique actuel, en effet, mais si nous envisageons la mise sur pied d’une vraie réduction collective du temps de travail, nous permettons que chacun libère une partie de son temps afin de le consacrer à une autre activité, créatrice de lien social. Et, dans le même temps, on permet à d’autres de retrouver une place sur le marché de l’emploi. La réduction collective du temps de travail existe aujourd’hui, sauf qu’elle fonctionne sur le principe qu’une partie travaille trop alors que d’autres ne travaillent pas du tout.

Un rapport d’une commission mise sur pied par l’Assemblée nationale française concluait il y a peu que la mise en œuvre des 35 heures est «la politique en faveur de l’emploi la plus efficace et la moins coûteuse qui ait été conduite depuis les années 1970». Il serait peut-être temps que cette mesure fasse l’objet d’une véritable réflexion. Mais bon, probablement que cette mesure semblera plus subversive à certains que l’exclusion des chômeurs ou l’allongement de l’âge de la pension.

Une carte blanche signée Joanne Clotuche, membre du collectif de la revue Politique

 

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1. «Plaidoyer pour un service citoyen», Le Soir, 3 mars 2015.

2. «L’étudiant manque de savoirs critiques», Le Soir, 10 mars 2015.

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