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Regard critique · Justice sociale

Social

Renaître

Sortir de la violence est un long processus. La prise de conscience de certains déterminismes ne suffit pas: il faut aussi affronter la peur, reconquérir sa part de liberté, se relever cent fois. Une histoire de métamorphose, entre clinique et politique.

© Fanny Monier

Troisième et dernier volet de notre série Mécanique de la violence.

«C’est une résurrection. À plus de 50 ans, je revis», raconte Aline en se roulant une cigarette sur le pas de la porte. D’un signe de tête, elle nous désigne la voisine, tête basse et voilée, qui rentre des courses avec son mari. «Elle y est retournée.» Pas dupe de ce qui se passe de l’autre côté du mur mitoyen, Aline a appris à «ne jamais juger». L’effet boomerang, elle connaît: plus fort on s’en va, plus vite on revient. À cette ancienne ouvrière, il aura fallu presque deux décennies pour sortir définitivement du tourbillon d’humiliations et de coups qui ira jusqu’à lui éclater la rate. «Je suis tombée très bas. Pour ne plus sentir les coups, je buvais. Je dormais avec une bouteille d’alcool sous l’oreiller, je carburais aux cachets.» La violence, ce serait donc comme un coma: les apparences de la mort, sans son caractère définitif. «J’étais une épave. Je n’avais plus aucune estime de moi. Mais au refuge, où je suis restée quatre mois, j’ai repris confiance aux côtés des autres femmes, je me suis sentie valorisée.»

Renaître de ses cendres ne se fait jamais en un jour. «La violence psychologique entraîne une dévalorisation, une destruction de soi extrême. Cela demande un temps long pour en sortir et se reconstruire», commente Fabienne Glowacz, professeure de psychologie et psychologue clinicienne à l’ULiège. À ce défi majeur s’ajoutent les obstacles économiques qui ne manquent pas de se dresser rapidement sur la route des femmes. En matière de violences entre partenaires intimes, rappelons-le, les hommes représentent la majorité des auteurs mais non l’ensemble: 76 % contre 24% de femmes selon une recherche menée en 2016 à la demande du Collège des procureurs généraux par la criminologue de l’ULiège Charlotte Vanneste et portant sur 40.000 prévenus signalés aux parquets belges au cours de l’année 20101. Mais comme la chercheuse le souligne dans l’une de ses contributions2, les inégalités de genre s’expriment de manière d’autant plus franche lors de la sortie de la violence. «Les femmes aidées par les associations ne sont pas n’importe quelles victimes: elles sont très souvent caractérisées par la précarité et l’absence de diplôme. L’injonction à l’autonomie économique les pousse à prendre le premier travail venu plutôt que d’entrer dans une dynamique de requalification professionnelle […] La situation est ainsi paradoxale quand les politiques publiques qui identifient pourtant les inégalités de genre comme étant le terreau favorisant les violences conjugales, placent au centre la raison économique et l’incitation à l’autonomie qui en découle, entraînant en réalité, de façon souterraine, une reconduction, voire une amplification des inégalités de genre.» Comment Geneviève, même cinquantaine qu’Aline, aurait-elle fait pour quitter son mari violent avec qui elle travaillait en société si une proche parente ne lui avait légué une ancienne bâtisse en bord de route? Aline, elle, avait quitté l’usine depuis longtemps quand elle a fini par divorcer. Ses problèmes de santé ont achevé de l’éloigner du monde du travail. Aujourd’hui, sa vie est plus que chiche, mais elle peut fumer, respirer, témoigner. Son nouveau compagnon est d’un calme qu’elle ignorait possible. «Vivre à nouveau avec quelqu’un, par contre, ce n’est pas envisageable. Quand on a vécu ça, on ne peut pas.»

La voie punitive serait-elle une impasse? Depuis 20 ans, l’asbl Praxis mise sur une autre stratégie: la responsabilisation des auteurs.

Tolérance zéro et récidives

À partir des années 80 et sous l’impulsion des mouvements féministes, les violences conjugales ont cessé d’être considérées comme une affaire privée. Elles sont devenues un crime grave, face auquel la société se devait de prendre ses responsabilités. Il fallait désormais condamner et poursuivre les auteurs. En Belgique, ce principe de «tolérance zéro» est énoncé dans une circulaire de 20063. «La tolérance zéro est une mesure extraordinaire dans le sens où savoir – et le savoir dès la petite enfance – qu’on est dans une société qui ne tolère pas la violence est un message majeur», estime Fabienne Glowacz. Mais outre le fait que ce principe est appliqué de manière relative et disparate selon les arrondissements judiciaires, les études ont montré que, malgré ses bénéfices symboliques, il ne permettait pas de faire baisser le taux de récidive et de protéger les victimes au niveau individuel. Pire, les statistiques belges rejoignent les données internationales pour attester que plus la décision judiciaire est lourde, plus le taux de récidive est élevé: il atteint 53% en cas de condamnation contre 24% dans les classements sans suite4.

«Il y a une représentation des auteurs de violences conjugales qui vise à les mettre sur une autre planète. Une femme sur cinq est victime de violences conjugales mais l’auteur serait un homme qu’on ne connaît pas?» Cécile Kowal, asbl Praxis

La voie punitive serait-elle une impasse? Depuis 20 ans, l’asbl Praxis mise sur une autre stratégie: la responsabilisation des auteurs qui lui sont adressés dans le cadre d’une contrainte judiciaire, qu’il s’agisse d’une médiation pénale ou d’une mesure probatoire (alternative à l’emprisonnement ou à l’amende). En 2019, Praxis a ainsi traité plus de 700 dossiers sur l’ensemble des arrondissements judiciaires francophones. L’asbl accompagne par ailleurs des usagers «sous statut volontaire», qui se présentent d’eux-mêmes, parfois sur demande de leur compagne ou sur conseil d’un médecin ou d’un travailleur social. Après deux ou trois heures d’entretien individuel, l’auteur intègre un groupe de neuf personnes pour 21 séances de deux heures (ou six journées de sept heures dans les localités plus reculées). Chaque groupe est animé par un duo (généralement mixte) d’intervenants professionnels (psychologues ou criminologues). «Il ne s’agit pas de self-supporting comme chez les Alcooliques anonymes, mais d’un groupe cadré et guidé, précise Anne Jacob, directrice de Praxis. Celui-ci est constitué par ordre d’arrivée: un homme de 70 ans peut donc se retrouver avec un jeune de 18, un gars qui vit dans la rue à côté d’un professeur d’université.» Avec le pari que le collectif permette à l’auteur d’ouvrir les yeux sur ses agissements, leurs impacts, leurs soubassements. «La violence est une mauvaise réponse à un vrai problème intérieur», résume Anne Jacob. «Le groupe est un miroir extrêmement puissant, ajoute Cécile Kowal, responsable clinique chez Praxis. Il permet d’accélérer les prises de conscience alors qu’au début de leur travail, la plupart des usagers sont extrêmement résistants.»

Désister

Le processus de sortie de la violence conjugale est aujourd’hui étudié sous l’angle de la «désistance», un concept à l’origine utilisé pour qualifier le processus de sortie de la délinquance. «La désistance est un processus de sortie progressif et non linéaire qui se caractérise par des transitions identitaires. Elle passe notamment par une acceptation de soi en tant qu’auteur, en vue de projections de soi futures sans violence», détaille Fabienne Glowacz. Un processus de transformation – long, lent, parfois décourageant – qui suppose d’occuper différemment sa place dans le monde, mais aussi de se laisser modeler différemment par lui. «La notion de responsabilisation est au cœur du travail, poursuit la psychologue, dans le chef des auteurs mais aussi des victimes car celles-ci ont souvent tendance à s’auto-attribuer la responsabilité des violences en pensant ‘s’il me rabaisse, c’est que je ne vaux rien, que je ne mérite pas mieux.’ Il faut donc pouvoir renvoyer cette responsabilisation à l’auteur.»

«Oui, il faut condamner les violences conjugales, rappeler que c’est un délit. Mais il faut aussi pouvoir dire que les personnes qui agissent les violences sont en difficulté (…). Et leur prise en charge contribue à la sécurité de la victime.» Jean-Louis Simoens, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) de Liège

Même si la Convention d’Istanbul (convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), ratifiée par la Belgique en 2016, prévoit la mise en place de programmes thérapeutiques pour les auteurs de violence domestique, le travail de responsabilisation a longtemps suscité la méfiance, voire la désapprobation. «Pendant dix ans, j’ai entendu les trois mêmes questions à propos de Praxis: est-ce que ça marche? Combien ça coûte? Est-ce que ces gens-là en valent la peine?, raconte Cécile Kowal. Cette dernière question me semble la plus révoltante et la plus intrigante: il y a une représentation des auteurs de violences conjugales qui vise à les mettre sur une autre planète. Une femme sur cinq est victime de violences conjugales mais l’auteur serait un homme qu’on ne connaît pas? Il ne pourrait pas être un proche ou un collègue? Il serait inévitablement un pervers narcissique?» Jean-Louis Simoens, coordinateur de la ligne d’écoute violences conjugales du Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) de Liège, partage l’idée qu’une prévention à l’adresse des auteurs est nécessaire. «Oui, il faut condamner les violences conjugales, rappeler que c’est un délit. Mais il faut aussi pouvoir dire que les personnes qui agissent les violences sont en difficulté. Si on leur dit qu’ils peuvent être aidés, on pourra aller chercher un certain nombre d’entre eux. Pas tous, mais certains. Et moi qui suis issu des milieux féministes, je considère surtout que la prise en charge des auteurs contribue à la sécurité de la victime.» Ainsi le terme Praxis désigne-t-il «la part restée libre de l’humain sous la contrainte»: une part accessible à la réflexivité et potentiellement au changement. «Si nous disons aux auteurs que les violences sont un problème de société et non de personne, ils nous diront: changez la société alors, ce n’est pas notre faute!, illustre Cécile Kowal. C’est important de poser que, même s’ils ont été façonnés d’une certaine façon, ils ont une marge de manœuvre, des zones de choix, qu’ils ne sont pas les purs héritiers d’un apprentissage, qu’ils peuvent décider de faire un pas de côté, y compris dans ce qu’ils vont transmettre à leurs enfants.» Entre clinique et politique, désistance et résistance, il existerait une possibilité de s’écarter de la répétition tragique, de trouver la faille dans les déterminismes qui semblent condamner à l’impuissance. Les victimes qui se relèvent ne font pas autre chose. Un pari existentiel. Un appel à subvertir la mécanique la mieux rodée de tous les temps.

Mécanique de la violence

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme.

Longtemps invisibilisées et minimisées, les violences entre partenaires intimes répondent à des logiques complexes, hétérogènes, mais repérables et analysables. Alter Échos propose une exploration en trois volets des mécanismes qui enferment dans la violence mais aussi de ceux qui permettent d’en sortir. Démonter la machine, comprendre les rouages, espérer des jours meilleurs.

En mai. Mécanique de la violence 1/3: Un début insidieux.

En juin. Mécanique de la violence 2/3: le patriarcat comme règle du jeu.

1. Vanneste C., 2016 , La politique criminelle en matière de violences conjugales: une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive. Rapport final de la recherche demandée par le Collège des procureurs généraux. Collection des rapports de la Direction opérationnelle de criminologie, rapport n°41, Institut national de criminalistique et de criminologie, 131 p.

2. Vanneste C. 2017, Analyse criminologique et lecture de genre en matière de violences conjugales: questions, enjeux et évaluations. Comment la recherche en criminologie intègre-t-elle la lecture de genre lorsqu’elle traite des violences conjugales?, contribution au congrès sur «Le genre dans l’intervention en violence conjugale: une lecture obsolète ou actuelle? Idéologique ou scientifique?».

3. Circulaire n° COL 4/2006, Circulaire commune de la ministre de la Justice et du Collège des procureurs généraux relative à la politique criminelle en matière de violence dans le couple, 1er mars 2006, jointe à la circulaire COL 3/2006, circulaire du Collège des procureurs généraux portant sur la définition de la violence intrafamiliale et de la maltraitance d’enfants extrafamiliale, l’identification et l’enregistrement des dossiers par les services de police et les parquets, 1er mars 2006.

4. Vanneste C., 2016, op. cit.

Julie Luong

Julie Luong

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