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Regard critique · Justice sociale

Mesures d’austérité : râpe à fromage et bouts de ficelle

Reculs en matière de droits aux revenus de remplacement et engorgement des CPAS : conclusions similaires pour deux exercices d’anticipation des impacts des coupes budgétaires au fédéral.

27-04-2012 Alter Échos n° 336

Anticiper l’impact social des coupes budgétaires du nouveau gouvernement fédéral n’est pas un exercice aisé. En particulier si l’on a le souci de trouver un minimum de recul critique et de déceler les perspectives et leviers d’action à la portée des services sociaux et des travailleurs de première ligne. C’est l’exercice qui était proposé le 30 mars à Saint-Gilles, dans une salle opportunément prêtée par le CPAS, qu’une centaine de personnes se sont retrouvées à une réunion d’information et de réflexion organisée par quatre associations1. C’est aussi le sens du rapport qu’a publié, le 2 avril, le Service interfédéral de Lutte contre la pauvreté, un document de référence sobrement intitulé « Lecture de l’accord du gouvernement fédéral »2.

Pour être aussi proches que possible des pratiques et questions du terrain, les organisateurs et intervenants ont dégagé deux problématiques clés où l’austérité va avoir sans tarder des effets réels sur les conditions de vie des plus démunis. Il s’agit de la lutte contre la fraude sociale et de l’émergence de politiques qu’on peut provisoirement désigner comme de l’activation sociale.

Lutte contre la fraude sociale

Comme chaque fois que le fédéral a besoin de marges, il remet à l’agenda la lutte contre la fraude fiscale. Cette fois, il y a ajouté la fraude sociale. Myriam Gérard, secrétaire régionale bruxelloise de la CSC, voit cela d’un bon œil pour ce qui est de renforcer le contrôle des lois sociales. Surtout dans la mesure où l’approche consiste à responsabiliser et sanctionner les employeurs fraudeurs et les maîtres d’ouvrage, pas seulement les travailleurs au noir. Mais elle se montre plus attentiste sur la lutte contre la fraude aux allocations sociales, dans la mesure où celle-ci est essentiellement la conséquence d’un combat syndical et féministe inabouti, celui de l’individualisation des droits.

Le gouvernement a en particulier prévu qu’on puisse identifier les adresses fictives des allocataires sociaux en recoupant les données des firmes de distribution d’eau, de gaz, de télévision, etc.3 Ce qui pourrait être d’autant plus facile avec l’introduction des compteurs intelligents prônée par la Commission européenne, certains pouvant transmettre des données de consommation de façon plus régulière (au minimum, mensuelle). Christine Dekoninck, secrétaire de la fédération bruxelloise des CPAS, reconnaît qu’il existe des fraudes aux allocations au montant isolé dans le chef de bénéficiaires qui relèvent en principe de la catégorie cohabitant, mais « les fraudes de ce type détectées au niveau des CPAS sont toujours liées à des situations où c’est la survie qui est en jeu. On risque de se tromper de cible, nous avons de grosses inquiétudes, y compris sur la mise en œuvre : on parle désormais de droit pénal social et d’inspecteurs fédéraux qui viennent dans les CPAS examiner les opérations, ce qui pose de graves questions de secret professionnel et implique nombre de nouvelles procédures à respecter ». Le 19 avril, la Politique scientifique fédérale présentait d’ailleurs au public un rapport de recherche sur la fraude fiscale et sociale – nous y reviendrons dans une toute prochaine édition4.
 
Pour Pierre Schoemann de la FASS5, on devrait adopter une logique différente et faire entrer un maximum de gens dans nos mécanismes de solidarité. Et de faire référence à un rapport français récent selon lequel une personne sur trois qui aurait droit au RSA (équivalent de notre RIS) ne le demande pas6.

Des minima sociaux dont le niveau permette de vivre dignement

 

Au Service de lutte contre la pauvreté, on n’y va pas non plus par quatre chemins : il faut augmenter les minima sociaux et individualiser les droits. « Les personnes qui (…) perdent le statut d’isolé et se voient octroyer le statut de « cohabitant », avec à la clé une réduction de leurs revenus, lorsqu’elles cherchent à faire des économies d’échelle en partageant un logement avec d’autres. Notons au passage que de plus en plus de personnes, étudiants ou travailleurs, choisissent la colocation afin de diminuer les frais relatifs au logement. Un débat mérite d’être mené sur ces différents statuts dans le régime de l’aide sociale et de la sécurité sociale vu les conséquences néfastes qu’ils entraînent pour les bénéficiaires. Cette question des statuts est aussi à traiter de manière prioritaire vu qu’elle donne lieu à de la « fraude sociale » et que des mesures seront prises pour combattre cette dernière. »

Activation sociale

Eric Buyssens, directeur du Service d’études de la FGTB Bruxelles, synthétise le contexte avec une image forte : « On a comme des carrousels qui fonctionnent entre trois sphères de la protection sociale : les CPAS, l’assurance chômage et l’assurance maladie. Partout, on essaie de faire avancer les gens vers le marché de l’emploi ou vers une autre de ces sphères. Bien sûr, on en voit qui avancent avec des parcours sans faux pas, mais qui ne montent jamais sur un emploi. On a tendance dès lors à les voir comme des coûts, des poids morts, raison pour laquelle chaque régime a la tentation de s’en débarrasser, par exemple de l’assurance maladie vers le chômage. Ça crée des interstices. » Qu’on les appelle trous noirs ou espaces de transition, la question est de les réguler, de les organiser pour en faire des leviers d’émancipation et non des pièges en série.

« Ces personnes n’ont pas toutes un problème de santé ou de handicap, précise Christine Dekoninck. Il y a simplement des problématiques sociales qui appellent un accompagnement, pour lequel les CPAS disposent d’outils adaptés. » Et de pointer les différentes expériences en matière d’activation sociale, ou d’insertion sociale. Mais en précisant qu’on peut s’y prendre de deux manières opposées. « Soit dans une logique de travail social, où avec du temps on peut aider à retrouver une inscription sociale, des rythmes de vie, etc., mais là, on doit bien mettre entre parenthèses, le temps qu’il faut, la question du retour à l’emploi. L’autre logique est celle que les CPAS craignent de se voir imposer par le fédéral7, dans une optique d’obligation de participer à la société, assortie de sanctions, comme il semble que cela soit testé en Flandre. »

La méfiance est également du côté syndical : Myriam Gérard demande à ce que la concertation sociale soit associée au plus vite à la définition des catégories de personnes concernées, telles les MMPP que le Forem a tenté d’instituer il y a deux ans. « Déjà avec le gouvernement Leterme, l’idée était de créer une définition au niveau fédéral et de la faire appliquer au niveau des Régions. Mais on ne sait pas où tout cela se passe pour le moment. Ici aussi un débat sera nécessaire, et les syndicats ont besoin d’un contact étroit avec les travailleurs sociaux de terrain. Parce que je suis aussi convaincue qu’il y a des gens à qui il faut laisser la paix un certain temps, avec maintien des droits. »

D’autres pierres d’achoppement

Christine Dekoninck, relayée sur certains points par les autres intervenants, énumère une série d’autres craintes des CPAS :

  •  Le détricotage des ILA, ces initiatives montées par les CPAS pour l’accueil de 60 % des demandeurs d’asile, en retirant 12 millions d’euros de leur budget ;
  •  La diminution du taux de subsidiation des demandeurs d’asile mineurs accompagnés ;
  •  La diminution des subventions dites « contingents article 60 » qui permettent aux CPAS de mettre des bénéficiaires du revenu d’intégration sociale à l’emploi le temps de réouvrir leurs droits à la sécurité sociale ;
  •  L’allongement des stages d’attente pour les nouveaux demandeurs d’emploi va provoquer un afflux de demandes d’aides aux CPAS, ainsi que l’augmentation de la « dégressivité » des allocations de chômage (le montant de l’allocation va diminuer plus vite avec le temps).

Vers la sous-protection sociale ?

Le rapport du Service de lutte contre la pauvreté relève lui aussi nombre de risques importants. Françoise De Boe, sa responsable, pointe surtout deux grandes tendances :
• les évolutions en matière de sécurité sociale (modification des conditions d’accès, des durées d’indemnisation, dégressivité des allocations de chômage) rendent la protection sociale moins efficace pour contenir la pauvreté. Avec à terme des répercussions sur le nombre de demandes adressées aux CPAS, acculés à faire plus avec moins ;
• le fait que les services publics sont confiés à la sphère privée a des répercussions à terme sur la qualité de service, l’accès, etc., et donc des impacts négatifs sur la pauvreté.
Françoise De Boe insiste aussi sur la problématique de la garantie locative : « Le système actuel ne marche pas, et les garanties restent un obstacle de premier plan en matière de lutte contre la pauvreté. Or le gouvernement Leterme n’a pas eu le temps de finaliser les mesures qu’il avait préparées, en particulier la création d’un fonds public de garanties locatives. » Ce chantier est mûr, que ce soit le fédéral ou les régions qui aient à le faire atterrir.

Un arrière-fond très politique

Mais nombre d’interventions de la matinée du 30 mars ont dépassé la description des politiques et la discussion de leur impact. Elles se sont aussi bien situées sur des plans plus engagés, plus politiques, plus idéologiques. Il est vrai que les problèmes ne peuvent pas être appréhendés qu’en se focalisant sur le bout de la chaîne de décisions, c’est-à-dire sur le terrain des pratiques du travail social. Comme l’a rappelé Pierre Schoemann , « alors que le problème premier, c’est une crise financière, on considère que c’est le modèle social qui est l’obstacle aux solutions nécessaires ». Cherchez l’erreur… Et d’en appeler à « renverser la perspective » et à démonter la « supercherie ».

Donc, oui, la pilule de l’austérité est dure à avaler dans les secteurs sociaux. Très vite, on comprend aussi à quel point les mesures sont éparpillées. On a utilisé l’image de la râpe à fromage, rappelle Charles Lejeune, directeur de la Fédération des services sociaux, l’une des quatre associations coorganisatrices. « Cela devait vouloir dire qu’on ne touchait à rien d’essentiel. Mais moi, l’image me fait plutôt frémir » tant il est vrai que la plupart de ces mesures vont toucher le plus durement les tranches de revenu basses et moyennes, et que le paysage préexistant n’était déjà pas particulièrement rose en termes d’inégalités.

Il rejoignait Eric Buyssens et Myriam Gérard sur plusieurs points, au premier rang desquels la contestation des mesures d’activation des allocations sociales, leur logique de tout à l’emploi, et plus largement tous les discours qui permettent depuis 30 ans de justifier les coupes budgétaires sur l’air de TINA – « There is no alternative » – au profit d’une orthodoxie libérale particulièrement dangereuse pour les libertés et pour la démocratie.

Et il existe bien des peurs par rapport aux vraisemblables prochaines étapes, que ce soit un nouveau train de coupes budgétaires au fédéral, que la Commission européenne pourrait exiger à court ou moyen terme, ou plus particulièrement les 250 millions que le fédéral a demandé aux Régions et Communautés de trouver sur leurs budgets 2012… et qui ne manqueront pas de toucher les secteurs sociaux.

1. L’Agence Alter, le Forum bruxellois de Lutte contre la Pauvreté, le Centre bruxellois de coordination sociopolitique et la Fédération des services sociaux
– info : CBCS, rue Mercelis, 27 à 1050 Bruxelles – tél. : 02 644 04 81 – courriel : awillaert@cbcs.be
– Les textes de quelques interventions, un portefeuille de lecture et d’autres documents sont disponibles sur http://www.cbcs.be/default.asp?contentID=1134
2. Téléchargeable sur le site :  http://www.luttepauvrete.be/publication/lecture_accord_gouvernement_federal_15022012.pdf
– tél. : 02 212 31 61
– courriel : francoise.deboe@cntr.be

3. Voir le communiqué du Conseil des ministres du 24 janvier 2012, point de la loi-programme intitulé « fraude au domicile ». Voir aussi le point 2.1.9 de l’accord de gouvernement :
http://ds.static.rtbf.be/article/pdf/2011-12-01-projet-declaration-politique-generale-1322833221.pdf
4. Fédération des Associations sociales et de Santé :
– adresse : rue Gheude, 49 à 1070 Bruxelles
– tél. :  0475 58 26 10
– fax : 02 223 37 75
– courriel : info@fass.be
Rappelons que la FASS est l’une des rares fédérations patronales du non-marchand qui avait appelé ses membres à participer à la grève générale du 30 janvier dernier contre les mesures d’austérité fédérales. Voir http://www.fass.be/Appel%20FASS.pdf
5. Voir http://www.belspo.be/belspo/fedra/proj.asp?l=fr&COD=AG/JJ/137
6. Le rapport est téléchargeable ici : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/114000721/index.shtml
7. En référence à ce paragraphe de l’accord de gouvernement (au point 3.3.1.b) : « Pour les personnes qui ne parviendraient pas à une activation professionnelle parce qu’elles sont trop éloignées du marché de l’emploi, les CPAS s’engageront dans leur activation sociale en les incitant à une participation sociale utile. »:

Thomas Lemaigre

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