Télé-Accueil : 107 raisons d’écouter

Télé-Accueil : 107 raisons d’écouter

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Télé-Accueil : 107 raisons d’écouter

Anonyme, confidentiel et gratuit : le 107 est un service d’écoute généraliste où transitent jour et nuit des dizaines d’appels. Dépression, anxiété, problèmes relationnels, solitude: on y dépose ce qui bloque, ce qui blesse, ce qui manque. Dans une société toujours plus orientée vers l’efficacité et la résolution volontariste des problèmes – y compris dans le champ psychosocial –, un tel service peut sembler anachronique. Le besoin d’être accueilli sans jugement et reconnu dans sa souffrance est pourtant plus manifeste que jamais.

Julie Luong Images : Fanny Monier 01-07-2020

Ils se relaient 24 heures sur 24, 365 jours par an. Depuis 1959, Télé-Accueil jongle avec les ombres et lumières de l’âme humaine au bout du téléphone. On parle de tout et de rien, de l’envie de recommencer et de celle d’en finir, des impasses et des gouffres. Ça pleure, ça crie, ça plaisante, ça tourne en rond et parfois plus rond du tout. Les bénévoles ne sont pas psys, pas même assistants sociaux, encore moins coachs ou gourous. Simplement des humains qui tendent l’oreille vers d’autres humains. Un dispositif d’une humilité sans failles, où l’on pratique l’écoute, « la chose la plus difficile du monde ».

«Avant de vous suicider, téléphonez-moi!» Insérée dans les journaux londoniens en 1953 par West, un pasteur baptiste, cette interpellation est emblématique d’une préoccupation de l’Europe d’après-guerre : l’augmentation significative des suicides, comme un effet enchâssé des horreurs, de la peur, des privations. Ce seront les prémices de la première ligne d’aide par téléphone, les Samaritains. À l’occasion de l’Exposition universelle de 1958, un groupe de catholiques décide à son tour de créer une permanence téléphonique à Bruxelles. Le premier centre Télé-Accueil y voit le jour en 1959, avant d’ouvrir des permanences dans d’autres villes en Wallonie. Des services similaires émergeront à peu près partout en Europe. Aujourd’hui, la Fédération internationale des services d’aide par téléphone (IFOTES) regroupe plus d’une trentaine d’associations dans le monde. L’ancrage religieux a laissé place à la motivation citoyenne. « Au début, les bénévoles étaient surtout recrutés dans les paroisses, mais désormais, ce lien avec l’Église s’est effacé, raconte Lætitia Fontaine, directrice de Télé-Accueil Liège. Beaucoup de nos bénévoles sont guidés par des motivations personnelles, une recherche de sens, de liens humains, et non par un devoir charitable. »

 

UN LIEU D'ACCUEIL SPÉCIALISÉ
© Fanny Monier

Télé-Accueil, ce furent d’abord des affiches dans les bus, des encarts dans le Bot- tin. Ce furent des téléphones à cadran, des cordons en spirale triturés, des pièces brunes de vingt francs glissées in extremis dans une cabine de bord de route. «Aujourd’hui, il arrive que des personnes nous appellent dans les transports ou pendant qu’elles font la cuisine », remarque Laetitia Fontaine. Le téléphone portable a modifié les habitudes. Les appels sont parfois plus impulsifs. Mais, pour l’essentiel, rien n’a changé. Il y a toujours le besoin impérieux de parler à quelqu’un. Toujours une voix qui répond : « Je vous écoute », « Je suis là. »

Dans un building du centre de Liège, les bénévoles se relaient jour et nuit pour assurer la permanence. L’adresse est tenue secrète afin d’éviter que des appelants

en détresse ne débarquent. «Certains peuvent se montrer agressifs quand ils vont très mal. » Dans l’ascenseur exigu, on ne peut s’empêcher de sourire en pensant à madame Musquin et à la troupe du Splendid. Il fallait bien un film si déjanté à propos de tant de détresse. L’appartement est vieillot, avec vue sur la Dérivation. Le téléphone est posé sur un large bureau encombré de classeurs. La chaise est à roulettes et dossier ergonomique. Sur le mur rouge, des numéros utiles, des affichettes, des dessins de mandalas. Une fenêtre donne sur l’arrière d’un autre im- meuble tout gris. Jouxtant la cuisine, un lit d’une place, recouvert d’une couette bleue à motifs, est coincé entre quatre murs. Sur la table de nuit, un autre téléphone. «Les bénévoles qui font la nuit peuvent déplacer leur permanence dans cette chambre. Généralement, il y a un creux vers 3 heures du matin. Puis ça reprend vers 6 heures, commente Laetitia Fontaine. Avoir un lieu spécifique permet au bénévole de ne pas ramener les problèmes à la maison, de conserver un cadre. »

Trente à 35 appels arrivent ici chaque jour. La conversation dure en moyenne 20 à 30 minutes. Septante pour cent des appelants sont des femmes, 80% des appelants ont plus de 41 ans. «On observe cependant une augmentation des appels de jeunes, souvent des appels de crise», commente Aurélie Bogaerts, psychologue et formatrice chez Télé-Accueil Liège. Il existe d’ailleurs désormais un service de tchat, accessible de 19 à 23 heures, qui vise plus particulièrement ce public : l’initiative est née chez les voisins français de SOS Amitié.

LE PREMIER PAS
© Fanny Monier

Les appels de crise, ce sont ceux ponctués de pleurs, de cris et de souffle court. Mais, en général, l’urgence est plus sourde. Il est question de formuler un problème, de «dégonfler la citerne émotionnelle», de se désembourber de situations pénibles, de commencer à comprendre. «C’est la logique du premier pas, résume Lætitia Fontaine. De manière générale, on repère trois thématiques principales dans les appels. D’abord, les appels concernant la santé mentale. Ensuite, les conflits relationnels, tels que les difficultés de couple. Le troisième motif d’appel concerne le sentiment de solitude.» Une solitude qui, le plus souvent, prend d’abord les allures d’une conversation de comptoir. C’est une femme qui parle du temps qu’il fait et ne sait pas comment s’habiller. Une autre qui explique que son four a rendu l’âme. Et puis cet homme qui voudrait renouer avec son père. Cet autre à qui ses enfants ne parlent plus. Et ce troisième, qui s’est mis à haïr son voisin.

«Les personnes âgées qui vivent seules sont particulièrement représentées. Mais il y a aussi des personnes qui vivent en couple, en famille et qui souffrent d’un sentiment de solitude. Ce n’est pas nécessairement lié à un isolement réel. Beaucoup de gens nous appellent en disant : ‘Je ne peux pas dire ça à ma famille, ils ne comprendraient pas…’», détaille Lætitia Fontaine. Il y a ceux qui portent des secrets. Ceux dont le deuil ne veut pas finir. Ceux qui se sentent inutiles. Ceux qui voudraient par- tir et n’y arrivent pas. Ceux qui voudraient rester et n’y arrivent plus. Il y a la violence intrafamiliale encore, qu’elle dise ou pas son nom.

« Les personnes âgées qui vivent seules sont particulièrement représentées. Mais il y a aussi des personnes qui vivent en couple, en famille et qui souffrent d’un sentiment de solitude. Ce n’est pas nécessairement lié à un isolement réel. Beaucoup de gens nous appellent en disant: ‘Je ne peux pas dire ça à ma famille, ils ne comprendraient pas…’ »

Lætitia Fontaine, directrice de Télé-Accueil Liège

Chaque soir, la ligne d’écoute des Violences conjugales est d’ailleurs redirigée vers le 107, tout comme celles des centres de santé mentale et de la Ligue Alzheimer. «La journée, il y a des professionnels et, le soir, il y a nous, des volontaires, des citoyens», commente Lætitia Fontaine, qui souligne la complémentarité de ces approches et la force d’une ligne d’écoute généraliste, où les problèmes ne sont pas illico envoyés dans des cases.

La santé mentale, donc. La sienne ou celle de son entourage. Dépression, anxiété, bipolarité, troubles psychotiques. «La question du suicide est aussi très pré- sente, même si elle ne s’exprime pas toujours directement», poursuit la directrice de la permanence liégeoise. Du très lourd et du plus léger, de l’attendu et du dé- stabilisant. Tel appelant s’étend méticuleusement sur sa sexualité et davantage. Tel autre propose une rencontre «en vrai» à la répondante ou tente d’inverser les rôles. «Les appels manipulateurs ou pervers sont marginaux, précise Brigitte Tilmant, psychologue formatrice au centre Télé-Accueil de Namur-Brabant wallon. Mais nous préparons les bénévoles à y répondre à travers des jeux de rôles. » Plus rares encore, les canulars derrière lesquels se cache le plus souvent une véritable de- mande, un blagueur qui finit par parler vraiment. Et puis ceux qui raccrochent, les appels muets, la parole impossible.

 

APPRENDRE À ÉCOUTER
© Fanny Monier

À Liège, 91% des 56 bénévoles sont des femmes. Les autres antennes rapportent des taux de recrues féminines plus proches des 75 %. Les bénévoles sont aussi en moyenne plus jeunes que par le passé. « Nous avons beaucoup de jeunes diplômés du domaine psychosocial qui voient ce bénévolat comme une première expérience, une manière d’enrichir leur bagage», rapporte Laetitia Fontaine. Parallèlement, la rotation des écoutants s’est accrue : rares sont désormais ceux qui restent à Télé-Accueil 20 ou 30 ans. «Les bénévoles s’engagent parfois pendant une période de transition, au moment d’une reconversion professionnelle par exemple.» D’où la nécessité de recruter sans relâche. «Nous avons un processus de recrutement volontairement assez long – quatre à cinq mois – afin que les personnes puissent prendre le temps de voir si cela leur convient, poursuit Lætitia Fontaine. On s’entretient avec elles, on voit comment elles réagissent à des vignettes, des mises en situation. Est-ce qu’elles sont capables de s’interroger sur leurs propres réactions? De prendre du recul ? Il est important que les personnes ne soient pas dans un syndrome du sauveur ou dans la conviction qu’elles ont ‘LA’ solution. » Mais nul besoin d’un diplôme, encore moins d’une spécialisation en psychologie. Le sens de l’humain fait foi.

Illustration Fanny Monier

Tous les bénévoles sont ensuite formés à l’écoute dite «active» ou «bienveillante». On doit ce concept au psychologue américain Carl Rogers, qui, dans les années 40-50, a développé l’approche centrée sur la personne (ACP), dans le sillage de la psychologie dite humaniste ou existentielle, souvent considérée comme une troisième voie aux côtés de la psychanalyse et des thérapies comportementales. «Le principe est d’être dans une compréhension empathique, qui permet de s’immerger dans le vécu de l’autre, mais sans ressentir ses émotions. La deuxième chose est de manifester un respect chaleureux, qui permet d’accueillir la vulnérabilité tout en soulignant les ressources de la personne. Le troisième principe est la congruence, ce qui signifie qu’on ne met pas de masque, qu’on ne joue pas, qu’on ne s’efface pas », détaille Aurélie Bogaerts. Écouter selon ces principes nécessite généralement de désapprendre certains réflexes, comme celui qui consiste à vouloir apporter rapidement une réponse ou une solution. «Conseiller, rassurer, combler les manques : c’est une réaction humaine, commente Jean-Pierre Marchand, directeur de Télé-Accueil Mons et psychologue. Mais cette tendance nous empêche souvent de comprendre ce que l’autre a réellement voulu dire. Il faut apprendre à acter la situation avant de réagir. »

BLOCAGES
© Fanny Monier

D’autant plus que, dans les moments de doute aigu, les solutions sont paradoxalement perçues comme des menaces, sinon des agressions. « Beaucoup d’appelants sont bloqués dans leur vie, commente Lætitia Fontaine. Ils ont besoin de déplier leurs raisons, de reformuler. C’est pourquoi on va souvent répéter avec d’autres mots ce qu’ils expriment. Ou suggérer des pistes, mais sous forme de questions.» Les bénévoles de Télé-Accueil ne diront pas aux appelants s’ils doivent changer de métier ou se réconcilier avec leur conjoint. Mais sans doute les aideront-ils à savoir ce qu’eux-mêmes désirent faire. Ou pourquoi ils ne désirent pas faire ce qu’ils désirent faire… «Généralement, les personnes savent quel est le problème, mais elles ne ‘peuvent’ pas le résoudre, avance Jean-Pierre Marchand. L’humain a tendance à se servir de quelque chose qui lui fait mal pour éviter quelque chose qui lui fait plus mal encore. »

Alors, l’humain ressasse, radote, se répète. Peut-être dans une tentative de ne pas répéter ses erreurs, justement. Peut-être le temps que son cerveau s’adapte. Mais ce ressassement, cette lenteur sont aujourd’hui perçus comme intolérables. «Nous sommes dans une société qui laisse très peu de place à l’expression de la vulnérabilité», estime Lætitia Fontaine. Pas le temps de refaire toute l’histoire personnelle, familiale, et encore moins de se pencher sur celle de l’humanité. Il faut «aller de l’avant», et vite. Parfois jusque dans les cabinets des psys. «Aujourd’hui, poursuit Jean-Pierre Marchand, la psychothérapie est dominée par les thérapies brèves, comportementales, tournées vers l’efficacité. Or on peut se demander dans quelle mesure ces thérapies ne sont pas un leurre, dans quelle mesure elles n’entretiennent pas les difficultés de l’être humain à voir en lui-même. Et la question que je me pose, c’est si, dans une société à ce point tournée vers le résultat, il y aura encore des gens pour répondre au téléphone à d’autres gens. Souvent, on déplore de ne pouvoir faire qu’écouter. Mais écouter est la chose la plus difficile du monde. »

D’AUTRES VIES QUE LA MIENNE
© Fanny Monier

Monica, 43 ans, est devenue bénévole à Télé-Accueil Luxembourg pour retrouver la satisfaction de rendre service à des gens qu’elle ne connaît pas, comme cette scientifique le faisait quand elle travaillait sur le continent africain. «Écouter, je pense que tout le monde peut le faire ! À mon sens, ce n’est pas un don, mais un apprentissage. Moi, on me disait souvent que je n’étais pas très psychologue. Pus jeune, aucune copine ne venait jamais vers moi pour me confier ses secrets. Et pourtant, aujourd’hui, j’ai appris à écouter. J’ai appris à ne pas interrompre les gens. Surtout, j’ai assimilé que les autres pouvaient avoir d’autres manières de penser que moi. Bien sûr, avant, je le savais, mais je n’arrivais pas vraiment à le vivre : je pensais quand même que puisque j’avais fait des études – et des études scientifiques –, je ‘savais’. Surtout, j’ai appris qu’il n’y a pas besoin d’être une femme en RDC ou un enfant en Syrie pour souffrir. La souffrance des gens qui appellent est tout aussi réelle. »

Annie, 54 ans, également bénévole à Télé-Accueil Luxembourg, s’est en revanche toujours senti cette capacité « innée » d’écoute. Comme tous les bénévoles, elle reste très discrète sur son engagement, dans le but de préserver l’anonymat du service : sait-on jamais qui appelle parmi les gens qu’on croise? Seuls ses plus proches sont au courant. «Est-ce que j’ai changé depuis que je suis bénévole ? En société, j’écoute sans doute encore davantage, et je parle moins. Je suis plus en retrait. C’est déstabilisant pour mon entourage qui trouve que je suis devenue silencieuse. C’est vrai que j’ai beaucoup de mal aujourd’hui avec le bavardage, les conversations superficielles. Mais j’ai pris conscience de la richesse énorme de chaque personne, cette richesse singulière qu’on arrive à percevoir malgré les problèmes. »

Bénévole depuis 13 ans à Télé-Accueil Mons, Françoise, 62 ans, continue d’être abasourdie par l’immense solitude de certains. Une solitude qui s’est installée progressivement, à force d’empêchements et de coups durs, ou qui semble planer depuis toujours, comme une malédiction. Parmi ces très seuls, beaucoup de précaires, de pauvres, de sans-abri. Et puis des personnes âgées, très âgées, qui rayent jour après jour les morts dans leur carnet d’adresses. «On n’imagine pas le nombre de gens qui n’ont personne de chez personne… Personne à qui dire ‘bonjour’ de toute la journée.» Ceux-là deviennent parfois des habitués. On les entend tous les jours, parfois plusieurs fois par jour. «J’ai une dame qui m’appelle parfois en me disant ‘Je suis désolée, je suis en retard aujourd’hui, j’avais peur que vous vous inquiétiez’.» Quand elle a débuté, Françoise l’hypersensible se demandait si elle tiendrait le coup. «Finalement, il semble que je sois apte. Je fais simplement plus attention quand les appels titillent mon vécu, me renvoient à une situation personnelle. Je me protège davantage, j’essaie de ne pas transposer mon ressenti. »

Et puis il y a les appels auxquels rien ne prépare jamais vraiment. «Un soir de réveillon, j’ai reçu l’appel d’un homme en situation de suicide imminent, la corde autour du cou, raconte Monica. Je me suis mise à pleurer avec lui. Il pleurait, je pleurais. Je ne pouvais plus m’arrêter. Il a rappelé trois ou quatre fois au cours de la nuit. À 6 heures du matin, il m’a passé un dernier appel en me souhaitant la meilleure vie possible. »

 

DU BESOIN AU DÉSIR DE RECONNAISSANCE
© Fanny Monier

Les écoutants doivent vivre avec cette inconnue. Ne pas savoir ce que deviendra l’appelant, malgré le lien parfois intense créé par la « bulle » téléphonique. « On met toute l’énergie dans le temps de l’appel, commente Lætitia Fontaine, l’ici et maintenant. Tout en se rappelant que tout ne se joue pas pendant ce temps. L’appelant a une vie, un parcours derrière lui.» Les supervisions qui ont lieu chaque mois par groupes de neuf ou dix écoutants, réunis autour d’un formateur, jouent en ce sens un rôle essentiel. On y parle des appels qui ont marqué, bousculé, mis en colère ou laissé impuissant. De ceux qui ont mis en joie aussi : ceux pour dire merci, annoncer un nouveau départ, une bonne nouvelle. «La supervision est un moment où l’on peut travailler sur la notion de reconnaissance, commente Jean-Pierre Marchand. Mon hypothèse est que tout humain a besoin d’être reconnu, l’appelant comme l’écoutant. Mais, quand on a absolument besoin d’être reconnu, on ne peut pas accueillir l’autre. On risque aussi de se faire manipuler par l’autre. C’est pourquoi il faut tenter de faire la différence entre le besoin et le désir d’être reconnu : quand on est dans le désir, la reconnaissance vient en plus. »

« Beaucoup d’appelants sont bloqués dans leur vie. Ils ont besoin de déplier leurs raisons, de reformuler. C’est pourquoi on va souvent répéter avec d’autres mots ce qu’ils expriment. Ou suggérer des pistes, mais sous forme de questions. »

Lætitia Fontaine, directrice de Télé-Accueil Liège

Aucune technique d’écoute, bien sûr, ne permet de passer du besoin au désir. Le travail est intérieur. Il est long. «On n’est pas obligé d’avoir résolu tous ses problèmes pour devenir bénévole, poursuit le directeur de la permanence de Mons. C’est aussi ça qui est positif pour l’appelant. Dans ma consultation privée, je reçois beaucoup de gens dont le mal-être est amplifié par l’impression qu’il y a d’un côté les gens heureux et de l’autre les gens malheureux, d’un côté les gens qui savent et de l’autre les gens qui ne savent pas.» À Télé-Accueil, personne ne sait. Tout le monde chemine. « Je suis persuadé que l’écoute et la supervision ont un effet thérapeutique sur l’écoutant. En échangeant avec l’équipe, on accepte que chacun puisse vivre une même situation de manière très différente sans que cela soit perçu comme une menace, une critique. »

S’APPARTENIR
© Fanny Monier

L’épreuve du feu, c’est la confrontation avec des appelants souffrant de troubles psychotiques. Qui se croient persécutés ou prétendent lire dans les pensées. La tentation est alors grande de normaliser leur discours, de les «ramener à la rai- son». «C’est cela le piège, car ce délire fait pare-angoisse pour l’appelant. Il ramène de la compréhension et des contours face au réel menaçant», explique Lætitia Fontaine. « Il est fréquent qu’on se sente menacé par ce qui n’est pas notre réalité mentale, poursuit Jean-Pierre Marchand. Qu’on vive cette réalité comme dangereuse. Mais quand on s’appartient vraiment, on peut écouter cette parole, même psychotique. » En cas d’agressivité, il faudra s’appartenir davantage encore. «Quand quelqu’un nous agresse, c’est souvent parce qu’il se sent enfermé, en cage. Si je me précipite dans la cage pour répondre, je finirai certainement par avoir le dessus, mais je serai moi aussi dans la cage. Est-ce que ça vaut la peine de gagner à ce prix ? »

Bien sûr, tout écoutant doit aussi poser ses propres limites. «C’est primordial, insiste Brigitte Tilmant. La personne doit pouvoir dire qu’elle ne peut pas entendre ça, demander qu’on lui parle correctement ou proposer de mettre fin à l’appel.» Les écoutants ne sont pas des répondeurs automatiques : chacun conserve d’ailleurs son style, sa personnalité. «Chaque bénévole a sa propre manière d’écouter, observe Brigitte Tilmant. Certaines personnes sont naturellement plus douces et d’autres naturellement plus confrontantes. Mais grâce à l’expérience, chacun apprend à ajuster son attitude tantôt en allant un peu plus dans la confrontation, tantôt un peu plus dans la douceur. »

Le tout sans un regard. Juste au moyen de cette chose fragile, charnelle, reconnaissable entre mille qu’on appelle la voix. Car, paradoxalement, à travers le télé- phone, le non-verbal s’exprime avec force. Ce sont des mots qui vibrent d’autre chose que d’eux-mêmes. Un froncement de sourcils deviné. Des yeux qui se ferment. Un merveilleux silence. «On me dit souvent que j’ai un beau sourire, glisse Monica. Curieux, non ? » •

Julie Luong

Julie Luong