Le virus des inégalités

Le virus des inégalités

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Le virus des inégalités

Depuis plusieurs mois, la crise sanitaire sévit dans la région bruxelloise. En s’infiltrant dans les failles de notre société, le Covid-19 a renforcé des inégalités déjà existantes.

Anaëlle Lucina et Matthias Masini, étudiants en journalisme à l'ULB 19-01-2021

«Tous unis contre le Covid», «#OnResteEnsemble»… Depuis bientôt un an, la crise sanitaire semble offrir une expérience collective universelle. Confiné·e·s et masqué·e·s, les Belges partageraient (enfin) un quotidien identique. Mais si les masques se sont invités dans tous les foyers, les fractures socio-économiques se transforment en véritables gouffres. Télétravailler dans une villa-piscine, perdre son unique source de revenu, (sur)vivre sans lien social, mourir du virus, la même crise sanitaire n’a pas les mêmes conséquences sur l’ensemble de la population.

La pauvreté est-elle une condition favorisant l’exposition au virus? Oui. Les personnes précaires portent un double fardeau face à la pandémie: elles vivent, pour la plupart, dans des quartiers à forte densité de population et travaillent dans des secteurs surexposés au coronavirus. Si la précarité rime avec surexposition, une bonne situation financière, elle, rime avec moins de risque sanitaire.

 

 

Depuis le début de la crise sanitaire, les communes du nord de la Région bruxelloise sont plus touchées par la pandémie. Autrement dit, les habitants de Molenbeek ont 50% plus de risque de contracter la maladie que les résidents de Woluwe-Saint-Pierre. En cause, des quartiers où la distanciation sociale est plus difficile à respecter de par leur densité, et des logements trop petits pour ralentir les contaminations intrafamiliales. Quant aux travailleurs moins qualifiés, ils exercent souvent des professions où le télétravail est impossible et le contact rapproché fréquent.

L’épidémie a touché l’ensemble de la région à des degrés divers. La crise sanitaire se superpose à d’autres inégalités sociales et sévit plus sévèrement dans les quartiers cumulant un niveau de revenu par habitant plus faible et des conditions sanitaires défavorables.

La tendance est présente dans toutes les communes bruxelloises: la crise sanitaire est plus forte dans les communes les plus précaires. Les communes avec des bas taux d’habitants touchant le RIS accusent un nombre de cas Covid plus faibles que le reste de la Région. Au Royaume-Uni, l’Office national de la statistique a estimé que les habitants des localités les plus pauvres meurent deux fois plus de la crise sanitaire que les banlieues aisées. On explique ce phénomène par une densité forte de population, des logements où la distanciation est impossible, ainsi qu’une qualité et un accès aux soins bien inférieurs du reste du pays.

Le fardeau économique pèse sur les plus vulnérables

Si l’impact sanitaire varie selon les communes, les conséquences économiques, elles, pourraient être encore plus inégalitaires. En effet, si l’économie dans son ensemble ralentit avec le Covid-19, certains secteurs s’effondrent totalement.

Selon la Banque nationale de Belgique, les pertes financières varient énormément selon les métiers. L’Horeca, la culture, ou encore les commerces non-alimentaires ont subi de plein fouet les mesures sanitaires et leurs conséquences économiques.

Les communes bruxelloises compilent des profils socio-professionnels très divers. Logiquement, les retombées économiques sont très inégalitaires et diffèrent selon les localités. Sans surprise, les secteurs d’activité les plus touchés sont majoritairement composés de travailleurs avec un niveau de qualification bas et se trouvent davantage dans les quartiers populaires.

Par exemple, à Saint-Josse-ten-Noode, commune avec le plus bas revenu par habitant de la Région bruxelloise, l’horeca représente 11,90% de l’activité économique, contre 4% dans les communes les plus riches telles qu’Auderghem, Uccle, Watermael-Boitsfort ou Woluwe-Saint-Pierre. Pour les communes du nord de la Région, la facture du Covid-19 est donc beaucoup plus salée.

Jan Willems, responsable de la cellule Covid au centre public d’aide sociale (CPAS) de Bruxelles, ajoute qu’en plus de constater une baisse d’activité dangereuse pour les secteurs majoritairement implantés dans les communes les plus défavorisées, de nouveaux profils de personnes crient au secours.

«Avec le Covid, on voit beaucoup de personnes différentes qui sont touchées. Désormais, des gens qui avaient des revenus irréguliers, des CDD, des étudiants jobistes se sont rajoutés à ceux qui avaient des revenus très faibles, notamment le revenu d’insertion sociale.»

Sans emploi à cause du coronavirus, Tatiana a opté pour la reconversion

La précarité des jeunes et des étudiants a crû ces derniers mois. Tatiana, 24 ans, est étudiante en art, barmaid et depuis peu, vendeuse en prêt à porter. Elle est l’illustration parfaite d’un marché du travail tari et d’une adaptation sous contrainte.

Avant le premier confinement, cela faisait quatre ans que Tatiana travaillait au Montmartre, un bar du cimetière d’Ixelles. Lorsqu’elle a appris que le virus se répandait progressivement en Belgique, elle a continué à travailler, avec le sourire et en relativisant: «Au départ, je n’avais pas peur d’aller bosser, même en pleine épidémie. Je ne m’inquiétais pas trop..raconte l’étudiante. Puis, petit à petit, la peur et la crainte ont semé leurs graines. Tatiana l’avoue, au début, elle trouvait les médias «trop alarmistes». Mais après plusieurs semaines à travailler au bar, à écouter les «on dit que», à entendre les clients s’inquiéter et à collecter les témoignages, le stress s’est installé. L’annonce de la fermeture des bars et restaurants (donc du Montmartre) n’a pas été un choc pour la jeune femme. Elle confie que, pour elle, c’était l’occasion d’avoir du temps pour se reposer et pour profiter de ses proches. Pourtant, après presque un mois de confinement sans aucun revenu, elle a dû se résoudre à trouver un emploi. Il lui était impossible de récupérer ce manque à gagner, sans activité, sans entrée d’argent et sans chômage temporaire.

«Je ne voulais pas me retrouver sans revenu une seconde fois… Je n’aurais pas pu.»

C’est l’enseigne de prêt-à-porter & Other Stories qui l’a sauvée. «Tous les étudiants jobistes que je connais se sont retrouvés dans l’impasse, pour dire ça joliment. Je me suis dit qu’il fallait que je postule quelque part… Le Montmartre risquait de fermer à nouveau et je ne pouvais pas envisager de passer encore plusieurs mois sans salaire. C’est comme ça qu’en prévision, je me suis retrouvée à travailler pour une boutique de prêt à porter, dès la fin du premier confinement», raconte-t-elle. Avoir ce plan B en option était une façon pour elle de s’assurer un revenu en cas de seconde vague et de reconfinement. Un revenu dont elle ne peut se passer. Aujourd’hui, grâce à ce poste de vendeuse, elle reçoit chaque mois 75% de son salaire – même si la boutique a cessé ses activités.

Les mesures liées au coronavirus pèsent lourd sur le mental des employés de l’Horeca et des autres secteurs ébranlés par l’épidémie. Économiquement et socialement, le virus a détérioré le quotidien d’individus, pour certains déjà en difficulté, et dont les emplois ont été les premiers touchés. Sans persévérance et adaptation, Tatiana n’aurait ni salaire, ni emploi depuis mars dernier. Une belle ode à la positivité.

 

Inadaptés au monde du télétravail

Selon le type de profession, primaire, secondaire ou tertiaire, une bonne connexion internet est plus ou moins nécessaire. Un maçon, par exemple, sera moins dépendant du haut débit qu’un responsable communication. Pour ces secteurs d’activités plus «réels» que «virtuels», la crise du coronavirus a été destructrice.

Jérémy Dagnies, chargé de cours invité à l’Université Catholique de Louvain explique que les personnes issues de communes plus riches et qui ont continué leurs études jusqu’au secondaire, possèdent un «boulot beaucoup plus adapté au télétravail». Elles ont donc pu continuer à travailler, même pendant le confinement.

À Molenbeek, les statuts professionnels les plus représentés sont ceux d’ouvrier.ère et de caissier.ère dans les hypermarchés et dans les commerces de proximité. Des secteurs pour lesquels le travail à distance n’est pas une option. Pour eux, impossible de se mettre à l’abri du virus grâce au télétravail, en déduit Jéremy Dagnies. En plein reconfinement, la plupart de ces travailleurs, n’ont pas le choix. S’ils veulent continuer leur activité, ils doivent prendre le risque de s’exposer au virus. Le professeur ajoute que le secteur ouvrier et celui de l’industrie se sont précarisés et raréfiés au fil des années (davantage de contrats intérim ou à durée déterminée).

«De manière générale, que cela soit pour des raisons sanitaires ou économiques, les employés des secteurs d’activité plus précaires sont plus sensibles aux conjonctures économiques.»

L’universitaire se trouve désolé de constater qu’à chaque fois qu’une crise frappe la capitale les personnes les plus vulnérables sont les plus à même de perdre leur emploi.

Les vendeurs au front, dans le flou

Mehdi, 24 ans, est vendeur dans une chaîne de produits bio. Pour lui, les deux confinements ont été vécus différemment, mais avec un sentiment commun: celui d’aller au front. Pour lui et son équipe, il n’y a pas eu de temps mort entre le moment où le virus a commencé à se propager, les premières annonces gouvernementales, et le début du confinement.

«On était obligés de continuer à travailler alors que tout le monde commençait à se confiner, sans vraiment savoir ce qui allait se passer… Une certaine angoisse montait de jour en jour.»

Il raconte que cette appréhension d’aller travailler en pleine épidémie est partagée par tous les employés de l’enseigne. Dans le flou, ils ont dû s’adapter à ce nouveau quotidien, rendre le port du masque systématique et faire respecter les distanciations avec les clients que Mehdi prend toujours plaisir à conseiller. Cette période, difficile et éprouvante émotionnellement, aura été une mise en jambe pour le deuxième confinement. «Pendant le premier confinement ça a été la nouveauté et l’appréhension. Ce deuxième est plutôt synonyme de lassitude. On est complètement ancrés dans un quotidien très protocolaire» s’attriste le vendeur. Il décrit des journées plombées par l’agacement, rythmées par des clients moins souriants, moins tolérants et moins patients.

«On a l’impression d’aller au front, et ça, depuis le début.»

Dès les premières annonces, Mehdi a compris qu’il allait devoir faire une croix sur le télétravail et le chômage temporaire. Il s’est senti «condamné à aller travailler». Malgré l’épidémie, son équipe et lui peuvent croiser jusqu’à 250 clients différents par jour. Le vendeur raconte qu’après avoir vécu une période d’adaptation et d’acceptation un peu difficile, il arrive aujourd’hui à voir sa situation d’un œil positif. Mehdi se dit chanceux de ne connaître, ni la baisse ou la disparition de revenu, ni la diminution d’horaires de travail dont plusieurs personnes de son entourage sont victimes. «Une fois bien armé, il y a des points positifs et négatifs à continuer à travailler» conclut-il.

Le coût du retard numérique

Le manque d’accès numérique a rendu l’aide aux plus défavorisés encore plus compliquée.

La crise sanitaire actuelle a entraîné une baisse des inscriptions des habitants des quartiers populaires de Bruxelles comme demandeurs d’emploi inoccupé (DEI). Sean Vanonckelen, porte-parole chez Actiris, suppose que les personnes moins qualifiées et les classes sociales les plus pauvres considèrent le marché de l’emploi comme inaccessible pour le moment. Ils ne verraient donc pas l’utilité de s’inscrire chez Actiris en pleine crise. De plus, pour recevoir les allocations, l’enregistrement en tant que DEI n’est pas obligatoire. «Il y a beaucoup de gens qui ont perdu leur emploi qui ne s’inscrivent pas chez nous. Nous avons peur de les avoir perdus pendant la crise», s’inquiète le porte-parole. En bref, l’inscription chez Actiris n’aurait pas été un réflexe pour les populations du croissant pauvre de Bruxelles, à savoir Molenbeek, Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek – contrairement aux habitants des communes plus aisées.

Cette diminution des inscriptions dans les communes les moins aisées est liée à la fracture numérique. Actiris dispose de bureaux dans quasiment toutes les communes bruxelloises, mais suite aux dernières mesures sanitaires, le groupe s’est vu contraint de fermer la plupart de ses antennes et de passer en 100% digital ou téléphone. C’est justement depuis ce passage en mode «virtuel» que l’équipe de Sean a constaté, d’une part, une baisse des inscriptions de la part des habitants de communes défavorisées, et de l’autre, une hausse des inscriptions pour les communes les plus aisées.

«Beaucoup des plus concernés n’ont pas internet chez eux.»

Le porte-parole ajoute, le regard désolé, que depuis le passage en mode digital, «on constate qu’il y a beaucoup de gens qui ont besoin de venir sur place… Sinon on les perd». Actiris avait d’ailleurs remarqué une augmentation des inscriptions lors de la réouverture en juin. D’après les chiffres affichés sur son ordinateur, 30% des ménages à faible revenu ne disposent pas de connexion internet en Belgique.

«Tous ceux qui ne se sont pas inscrit pendant le confinement, nous les retrouverons plus tard, lors de la réouverture physique.»

Pendant l’épidémie, les situations de chômage se sont généralisées sur tout le territoire comme un vécu désormais commun et collectif. Mais le porte-parole d’Actiris craint que les fossés et inégalités entre communes se creusent à nouveau. Pour lui, après la crise, les chiffres seront plus représentatifs de la réalité et dessineront «réellement» l’effet de l’épidémie sur le chômage.

Même s’il est inquiété par la situation, Sean Vanonckelen relativise et garde une lueur d’espoir. Trois agences Actiris resteront ouvertes pendant le confinement. Les rendez-vous y sont limités et réservés à ceux qui ne disposent pas de connexion internet, ou qui ne parlent ni le français, ni le néerlandais. Sean et son équipe espèrent ainsi limiter l’impact de la fracture numérique.

Une fracture plus que matérielle

Pour Jan Willems, responsable du centre public d’action sociale de Bruxelles (CPAS), la situation est alarmante. Submergés par les demandes, le centre aurait atteint «le point de critique». En plein Covid, sa priorité est numérique. Le CPAS a été surpris du nombre de familles qui ne possédaient pas un seul ordinateur pour le foyer. La plupart de celles-ci sont composées de parents dont l’activité professionnelle ne nécessite pas d’équipements numériques, comme la grande distribution et le secteur de la construction.

L’objectif du moment est donc de combler la fracture numérique «notamment pour les familles où il n’y a pas de matériel informatique suffisant pour que les enfants suivent leur programme scolaire virtuellement», précise le responsable. Ce nouveau confinement risquerait d’accentuer le décrochage scolaire des enfants dont le ménage ne possède pas d’ordinateur ou pas d’accès à internet.

Professeur en sciences politiques et sociales, Jeremy Dagnies, tire lui aussi la sonnette d’alarme concernant la fracture numérique. Mais plutôt que de se limiter à la non-utilisation d’internet, M. Dagnies creuse le problème plus en profondeur. Son travail cible les conséquences concrètes d’un accès inexistant ou limité à internet sur la situation socio-économique des Bruxellois (famille, liens sociaux, emploi et santé). Son objectif est de montrer que le manque d’accès à internet est créateur d’inégalités.

En écho aux observations du CPAS, Jérémy Dagnies propose une explication. Selon le chargé de cours, une des principales impasses de cette fracture s’illustre avec le fait que les politiques répondent avec un point de vue uniquement matériel. En organisant des campagnes pour fournir aux ménages, au moins, un ordinateur et un accès à internet haut débit, ces politiques font beaucoup mais «pas assez».

«Les fractures sont beaucoup plus complexes, elles concernent aussi la manière d’utiliser internet.»

Les plus favorisés aussi frappés par le Covid

Loin d’être épargnées par la Covid-19, les communes plus aisées sont aussi touchées sanitairement et économiquement parlant. Le sud de Bruxelles affiche en effet un taux de mortalité conséquent mais également des signes économiques inquiétants. Responsable du CPAS de Bruxelles, Jan Willems affirme qu’«une augmentation importante des demandes d’aides a lieu partout dans la Région». Il confie qu’il ne s’attendait pas à une augmentation aussi importante auprès des centres des communes aisées.

Taux de chômage record dans les communes du sud

D’après les données de l’IWEPS de 2018, le taux de chômage est bien plus élevé dans les communes les plus défavorisées. Ce sont ces communes qui, de manière générale, cumulent les inégalités. Pourtant, en pleine épidémie de coronavirus de nouvelles courbes se dessinent. Les dernières données diffusées par Sciensano, l’Institut fédéral de santé publique, illustrent que les communes du nord de la capitale comme Molenbeek, Schaerbeek, ou Saint-Josse-ten-Noode, ne sont pas celles qui enregistrent la plus forte hausse de chômeurs. En tête du classement on trouve plutôt Uccle (avec une hausse de 8,2%), Woluwe-Saint-Pierre (+8,7%) et Woluwe-Saint-Lambert qui casse les scores avec une augmentation de 9,8%.

Le «jeune diplômé», nouveau profil-type du demandeur d’emploi

En s’appuyant sur les chiffres récoltés par Actiris ces derniers mois, Sean Vanonckelen affirme que depuis le début de l’épidémie, ce sont surtout les jeunes de catégories sociales élevées et diplômés qui se sont enregistrés en tant que demandeurs d’emploi.

«Ce que l’on constate actuellement, c’est que le taux de chômage augmente très fortement dans les communes riches, et très peu dans le croissant pauvre. Ce qui ne représente pas la réalité.»

Le porte-parole l’illustre en deux volets. Premièrement, les secteurs d’activité les plus touchés par la crise (l’horeca et l’événementiel), employaient majoritairement des étudiants ou des profils fraîchement diplômés. Ceci expliquerait une hausse du taux de chômage pour cette part de la population qui espère utiliser Actiris comme tremplin professionnel.

Une surmortalité dans le Sud de Bruxelles

Jean-Paul Sanderson est chercheur post-doctorant au centre de recherche en démographie de l’Université catholique de Louvain. Avec plusieurs de ses collègues, il a réalisé une étude sur la mortalité en Belgique depuis le début de l’épidémie. Pour cela, ils ont créé un «indicateur de positionnement social» qui prend en considération trois variables: la catégorie socio-professionnelle, le niveau d’instruction et les caractéristiques du logement. Les résultats ont été publiés en septembre et méritent d’être observés – les yeux grands ouverts. 

Assez classiquement, la mortalité est plus importante aux âges plus avancés. Mais, ils ont constaté que depuis le début de l’épidémie, la surmortalité concernait particulièrement les personnes âgées.

Avant de réaliser leur enquête, l’équipe de M. Sanderson présupposait que le croissant pauvre de Bruxelles, (à savoir les communes qui se trouvent le long du canal) présenterait le plus fort taux de surmortalité. Mais, surprise: les communes les plus aisées ont enregistré un taux de surmortalité record. Les communes les plus pauvres ne seraient pas les plus touchées par la létalité du virus. «Nous ne nous attendions pas à découvrir que Saint-Josse et Schaerbeek, des communes plutôt défavorisées, se retrouveraient parmi celles avec le plus faible taux de mortalité», raconte le chercheur.

Selon leur indicateur (encore en phase d’exploration) la mortalité liée au coronavirus s’attaque à tous les groupes sociaux, mais n’est pas plus importante chez les plus défavorisés. En effet, Berchem-Sainte-Agathe (commune du nord de Bruxelles) compile le taux de surmortalité le plus haut, suivie de près par Watermael-Boitsfort – deux communes habituellement immunisées face à ces problèmes sociaux.

Selon Jean-Paul Sanderson, cette hausse de surmortalité dans les communes du sud de Bruxelles s’expliquerait avec l’âge de la population. En effet, la relation entre «surmortalité liée au coronavirus» et «âge» prend tout son sens en analysant l’âge moyen de chaque commune. D’après Statbel, en 2019, le taux d’âge moyen de la population est plus élevé dans les communes du nord de la capitale. Suite à ces résultats, le chercheur souhaite apporter une nuance. Sur le long terme, il avance que, peu importe les tendances, la mortalité des groupes les plus défavorisés sera toujours nettement plus importante que celles des plus aisés.

Il suffit d’une période aussi mortifère que l’épidémie de coronavirus, pour que les taux de surmortalité explosent. En temps normal, ce chiffre est plus élevé pour les classes sociales les plus basses. Une hausse de la surmortalité est, de fait, moins forte en période d’épidémie. À contrario, dans les groupes sociaux les plus aisés le taux de surmortalité est plutôt faible de manière général. «Dans un groupe où un phénomène [ici la mortalité] est rare, si j’augmente le taux d’un pourcent, c’est une très forte croissance», décrit le chercheur. Pour les communes du sud de Bruxelles, ces chiffres alarmants pourraient, dans quelque temps se résumer à un mauvais souvenir.

L'horizon d'un futur encore plus inégalitaire

Si la crise est inégalitaire, le monde «post-Covid» pourrait l’être encore bien plus. La reprise économique ne sera pas évidente pour tous. En d’autres termes, plusieurs secteurs se remettront plus facilement de la crise sanitaire, tandis que d’autres resteront marqués par ses effets. L’horeca, la construction et le transport, estiment une perte de revenu exceptionnel de, respectivement, 36%, 13% et 23%. Économiquement, les plus vulnérables sont les premières victimes et seront vraisemblablement les derniers relevés de la crise.

«On souffre tous, d’une manière ou d’une autre de cette crise», avance Jérémy Dagnies. Il nuance: le fait d’avoir vécu cette crise de manière différenciée pourrait, selon lui, accentuer un sentiment d’exclusion déjà bien ancré. Après l’épidémie, les inégalités de logements, de revenus, de la santé et le niveau d’insertion sociale des plus démunis n’auront pas disparues. «ll n’a pas fallu attendre la crise du Covid pour pouvoir observer toute une série de fractures culturelles et psychologiques entre certains groupes de la population», déplore le professeur.

Jean-Paul Sanderson rejoint ce constat. Lui et son équipe de recherche s’attendent à des «conséquences d’après-crise différenciées» selon les communes. Depuis bientôt un an, la crise sanitaire s’est introduite dans les failles sociales et les a transformées en véritables fractures. Les plus vulnérables d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux d’hier, à la différence que leur fardeau s’alourdit.

Alter Échos