L’Europe sociale sera ou ne sera plus

L’Europe sociale sera ou ne sera plus

Rond-point Schuman

L’Europe sociale sera ou ne sera plus

Le 26 mai dernier, tous les électeurs d’Europe étaient appelés aux urnes. Les élections européennes ne passionnent pas les foules, ni même les partis politiques. Dommage, parce que les députés européens ne sont pas des hommes de paille. Leur pouvoir de décision est aussi fort que celui des États et, au-delà des grands enjeux médiatisés – migrants, crise de la dette grecque, Brexit –, l’Union européenne prend des décisions dans des domaines très variés, dont des enjeux sociaux et, surtout, environnementaux. Cette Europe sociale a souvent bien du mal à s’imposer à l’agenda européen. La crise financière et les années d’austérité sont passées par là. Et le dialogue social, longtemps bloqué à l’échelle européenne, cherche un second souffle. Mais tout n’est peut-être pas perdu…

Recueil d’articles pré- et post-électoraux sur les enjeux sociaux de l’Europe.

Cédric Vallet, Grégoire Comhaire, Julien Winkel, Éric Walravens, Martine Vandemeulebroucke, Céline Schoen. Images : Illustration: Célia Callois; Caroline Deroyer. Photos: Flickrcc. 18-12-2019
Philippe Pochet: «L'Europe incantatoire ne suffit pas!»
© Célia Callois

L’Europe sera sociale ou ne sera plus. Philippe Pochet est directeur général de l’Institut syndical européen (Etui) – le centre de recherches de la Confédération européenne des syndicats. Il évoque, sans complaisance, les espoirs et les échecs d’une politique sociale européenne qu’il appelle de ses vœux, et dont la clef pourrait bien se trouver dans les règles de l’Union économique monétaire. Par Cédric Vallet. Mars 2019.

Alter Échos: Au mois de mars, Emmanuel Macron lançait sa campagne électorale en envoyant une lettre aux Européens. Il appelait de ses vœux une «Europe qui protège». Est-ce crédible?

Philippe Pochet: Ce qui est intéressant, c’est que même Emmanuel Macron est obligé de parler d’Europe sociale. Ce n’était pas dans son programme, et pas franchement à son agenda en France. Malgré la présence en Europe d’une majorité de gouvernements de centre droit, il y a une série de demandes pour une Europe plus sociale. Une fois qu’on a dit ça, il subsiste une question: comment concrétiser, par exemple, la vieille idée d’un salaire minimum au niveau européen? L’Europe incantatoire ne suffit pas.

Pour moi, le social est inhérent au projet européen, même s’il est parfois mis de côté.

AÉ: L’Europe sociale fait-elle partie du projet européen? Est-elle dans les compétences des institutions?

PP: Le sujet n’est pas vraiment celui des compétences. C’est une question de volonté politique et de mise en œuvre. Il y a des cycles «sociaux» dans l’Union européenne. Cette question réapparaît tous les 15 ans, puis se solde parfois par des échecs. En 1973, on lance un programme social d’action qui aboutira à des directives sur la sécurité et la santé au travail, sur l’égalité hommes-femmes, notamment sous l’impulsion d’une juriste féministe de l’ULB, Eliane Vogel-Polsky. Puis en 1988, en pleine période Delors, on relance un projet d’Europe sociale. En 2000, on crée la «méthode ouverte de coordination», où l’on cherche à tendre vers une convergence sociale, en regardant précisément quels sont les différents modèles politiques en Europe, afin de s’en inspirer. Enfin, en 2016, la Commission Juncker lance le «socle social», accompagné de propositions de directives. Pour moi, le social est inhérent au projet européen, même s’il est parfois mis de côté.

De 2005 à 2015, l’Europe sociale n’existe plus

AÉ: Dans les années 2000, la crise financière, puis économique, éclate. On s’éloigne alors des idéaux de convergence sociale?

PP: En 2005, donc avant la crise, il y a un changement radical. En 2005, on a clairement une commission de droite et une très large majorité de gouvernements de centre droit. Pendant dix ans la dimension sociale cesse d’exister. Avec la directive Bolkenstein, en 2006 (ou directive «services» qui n’a finalement pas été adoptée, NDLR), on assiste à une offensive pour aller plus loin dans la libéralisation du marché intérieur. L’idée était d’autoriser la prestation de services dans l’Union européenne aux tarifs du pays d’origine. Ce texte a laissé des traces dans l’imaginaire collectif, celle d’une Europe toujours plus dérégulatrice. En parallèle, en 2004, il y a l’élargissement de l’Union européenne. Il s’est déroulé très différemment de la vague précédente. En 1986, l’élargissement à l’Espagne et au Portugal s’est accompagné d’aides financières très importantes. Et ces pays manifestaient une volonté de rejoindre le modèle social européen. En 2004, les aides étaient moins importantes et les choix politiques ont été ceux d’un modèle de développement basé sur de faibles salaires et une faible protection sociale. En conséquence: les industries de l’Ouest – notamment allemandes – ont beaucoup investi à l’Est et beaucoup d’habitants ont migré vers l’Ouest. L’élargissement a été mal géré et n’a été positif pour personne.

À partir de 2010 on assiste à une radicalisation du discours libéral. Le diagnostic de certains dirigeants c’était que la crise était advenue car la dérégulation n’était pas allée assez loin.

AÉ: À cela s’est ajoutée la crise de 2008…

PP: Pendant deux ans, de 2008 à 2010, on tente de faire une relance économique. À partir de 2010 on assiste à une radicalisation du discours libéral. Le diagnostic de certains dirigeants c’était que la crise était advenue car la dérégulation n’était pas allée assez loin. Les principaux défenseurs de cette idée, on les trouvait à la Banque centrale européenne (BCE) pour qui la seule façon de faire face à des «chocs asymétriques» (donc des poussées de chômage par exemple), dans une Union monétaire, était de déréguler le marché du travail.

AÉ: Était-ce vraiment la seule option?

PP: Nous sommes dans le contexte d’une Union monétaire dont le principe même est de ne pas dévaluer la monnaie. Sans l’outil de la dévaluation, il n’existe que trois variables sur lesquelles jouer pour faire face à un choc asymétrique, donc à une crise dans une région, ou un groupe de régions appartenant à cette Union. La première, c’est la solidarité. Cela passe par un budget de la zone euro et des redistributions, via une agence centrale, entre États de l’Union européenne, par exemple pour faire face aux dépenses supplémentaires de chômage. Mais dans la zone euro… ça n’existe pas. La deuxième variable, c’est la flexibilité des salaires et des conditions de travail. On licencie les gens, on baisse les salaires. C’est ce qui s’est passé en Grèce. Le but, c’est de regagner de la compétitivité. Sauf que cela provoque un choc de la demande et que, pour finir, cela accroît le chômage. La troisième variable, c’est la migration. Les gens quittent leur pays.

AÉ: La majorité des États européens ne sont pas pour la solidarité…

PP: Exactement. Donc, sous l’influence de la BCE, les États européens ont dérégulé les marchés du travail. Des réformes du marché du travail ont eu lieu dans 19 pays sur 28. Dans les autres pays, comme au Royaume-Uni, des réformes d’ampleur avaient déjà été réalisées auparavant. Dans toute une série de pays, le salaire minimum a été remis en cause, ainsi que les modalités de négociations collectives. À la Banque centrale, on ne s’oppose pas par principe à la solidarité. On constate simplement que cette variable n’existe pas. Alors, à partir de 2005, la BCE prépare le terrain: en 2007, 55 études ont été réalisées sur les liens entre salaires, négociations collectives et flexibilité du marché du travail. En 2010, lors de la crise de la zone euro, personne ne sait ce qu’il faut faire. La BCE impose ce qu’elle juge être une politique juste dans le cadre d’une union monétaire, c’est-à-dire la dérégulation. Quand on regarde les réformes des 19 pays, cela va au-delà des réformettes habituelles. On attaque le cœur des négociations collectives. L’objectif, c’est de pousser aux accords entre employeurs et employés au niveau de l’entreprise au détriment du niveau sectoriel.

Accompagner les transitions

AÉ: Un vrai projet d’Europe sociale passe donc par des changements de politique monétaire?

PP: Si on veut dénouer les pressions sur la migration interne ou la flexibilité, cela ne passera que par des systèmes automatiques de solidarité. Par exemple, en cas de chômage massif et soudain dans un pays de l’Union européenne, au lieu de dire «on va baisser les salaires et allocations», on réfléchit à compenser le coût collectivement.

Illustration : Célia Callois

AÉ: Quelles pourraient être des politiques plus ambitieuses en matière sociale?

PP: Nous sommes face à deux grandes transitions pour lesquelles il faut des projets ambitieux. Une transition verte et une transition digitale. Toutes deux ont d’ores et déjà des impacts dans la façon de produire, de consommer, et auront des impacts pour des dizaines d’années. L’Union européenne a des instruments pour contrôler et protéger, pour agir, via des fonds de transition par exemple. Mais cela demanderait des changements plus structurels. Il pourrait être envisagé, par exemple, de sortir du pacte de stabilité (qui limite la dette des États à 60% du PIB et le déficit à 3%, NDLR) tous les investissements dans l’isolation thermique des bâtiments, ce qui permettrait de procéder à des investissements massifs, dans un domaine où les emplois ne sont pas délocalisables. Et puis certaines politiques devraient devenir évidentes. Il faut taxer l’aviation ou les Gafam («géants du web»). Sans cela, il ne sera pas possible de contenir la montée des mouvements extrémistes et populistes.

En 1989, le discours social est en gros soutenu par tout le monde sauf par Margaret Thatcher. Aujourd’hui, on a des gouvernements de centre droit qui, a priori, ne sont pas porteurs d’un fort discours social.

AÉ: Jean-Claude Juncker avait mis en avant son ambition d’une Europe sociale. Sa Commission a ainsi proposé un socle européen pour les droits sociaux. Mais, pour les plus critiques, ce «socle», c’est avant tout la compilation de vieilles recettes pas très ambitieuses…

PP: Les discours qu’on peut lire aujourd’hui au sujet du socle des droits sociaux ressemblent à ceux qu’on pouvait lire en 1989 à l’époque de Jacques Delors. C’est un peu le même genre de bla-bla, accompagné d’un programme d’action qui mélange des propositions qui traînent depuis des années et de nouvelles propositions. La différence, c’est le contexte. En 1989, le discours social est en gros soutenu par tout le monde sauf par Margaret Thatcher. Aujourd’hui, on a des gouvernements de centre droit qui, a priori, ne sont pas porteurs d’un fort discours social. Mais des réussites existent. Et ces réussites sont plutôt intéressantes vu le rapport de force, a priori, défavorable. Il y a par exemple une directive sur les conditions de travail transparentes et prévisibles, dans laquelle sont évoquées des protections dans le cadre de l’économie de plateforme. C’est loin d’être parfait, mais les avancées sont plus importantes que ce que nous espérions. Il se passe quelque chose dans cet espace européen. Ce «socle» permet à ceux qui suivent de près la politique européenne d’engranger des gains. Mais, en dehors de la bulle bruxelloise, il ne permettra pas de convaincre que l’Europe a changé. Ce «socle», ce sont 20 principes assez vagues, des directives avec des noms invraisemblables. On est loin de renverser l’idée d’une Europe vue comme un facteur de dérégulation. Mais, aujourd’hui, il existe une fenêtre d’opportunités. Des dirigeants européens, même de centre droit, tentent de proposer une nouvelle narration, au sujet de l’Europe qui protège. Ces dirigeants ont conscience que, pour éviter un délitement de l’Europe, il leur faudra trouver des solutions plus consensuelles. Reste à les traduire en des actes concrets.

«Pas d’Europe sociale sans politique économique cohérente»
© Célia Callois

L’élection du 26 mai sera cruciale pour l’avenir de l’Europe. Le manque de concertation sociale à ce niveau participe de la défiance des citoyens envers l’Union européenne. Le Parlement est un maillon essentiel du processus décisionnel. Rencontre avec Claude Rolin, député sortant. Par Grégoire Comhaire. Mars 2019.

© Célia Callois

C’est un député en partance qui nous reçoit dans son bureau. Après seulement cinq ans passés au Parlement européen, Claude Rolin a décidé de ne pas se représenter aux élections du 26 mai prochain. L’ancien secrétaire général de la CSC n’aura exercé qu’un seul mandat au sein de l’institution. Mais cette décision est tout sauf le résultat d’une frustration personnelle. «Je suis assez fier du travail accompli ici, explique-t-il. Je n’ai toutefois jamais eu l’intention de devenir un politicien professionnel. J’étais un candidat issu de la société civile. Ce mandat politique n’était qu’une étape dans un engagement de plus de trente ans.»

Figure de proue du syndicalisme, Claude Rolin en a surpris plus d’un lorsqu’il annonça son ralliement au CDH pour les élections européennes de mai 2014. Passer du syndicalisme à la politique n’est pas forcément un choix logique. D’autant que ce parti siège au sein du PPE: l’alliance des grands partis conservateurs et démocrates-chrétiens européens où l’on retrouve notamment les députés de la CDU d’Angela Merkel, mais aussi ceux du parti Forza Italia de Silvio Berlusconi ou encore du Fidesz de Viktor Orban. «Certains m’ont qualifié de traître, s’amuse Claude Rolin. Et aujourd’hui, on me reproche la même chose parce que je ne me représente pas!» Pendant cinq ans, l’ancien syndicaliste a assumé la vice-présidence de la commission «Emploi et Affaires sociales». Un lieu stratégique pour défendre les droits des travailleurs et œuvrer à une Europe davantage axée sur le progrès social.

Promesses

«La législature a débuté sur de belles promesses, se souvient le député. Dès son entrée en fonction, le président Juncker a parlé de relance du dialogue social, au niveau européen, parce qu’il sait qu’il y a un divorce entre les citoyens et les institutions.» Rapidement pourtant, ces ambitions vont être freinées par des évènements externes: le Luxleaks d’abord, puis les menaces de Brexit… «On sait que les Britanniques sont allergiques aux thématiques sociales. La Commission n’a sans doute pas voulu les brusquer davantage.»

C’est véritablement en 2016, quand le Brexit sera acté, que le social reviendra progressivement à l’agenda. C’est d’ailleurs cette année-là que Claude Rolin est nommé rapporteur sur un important projet de révision de directive. Celle qui concerne la protection des travailleurs contre l’exposition à des matières cancérigènes.

L’enjeu est important. En Europe, le cancer représente en effet la première cause de mortalité au travail, loin devant les accidents. Selon la Commission européenne, 7 à 12 personnes décèdent toutes les heures d’un cancer d’origine professionnelle, quelque part dans l’Union européenne. Le contenu de la nouvelle directive aura donc une incidence directe sur la santé de millions de travailleurs, partout sur le continent, pour les prochaines décennies.

«C’est lorsqu’il est rapporteur que le député européen peut véritablement faire la différence», explique Claude Rolin. Car, dans le complexe processus législatif européen, c’est en commission parlementaire que se joue l’essentiel de l’action politique des députés. C’est là que se font les arbitrages et que se cherchent les majorités entre les différents groupes politiques présents dans l’assemblée. Plus encore qu’en Belgique, la politique européenne est une affaire de compromis.

Magie

Contrairement à notre parlement fédéral, le Parlement européen n’a pas l’initiative législative. C’est la Commission européenne qui propose les lois (des «règlements» ou des «directives», en l’occurrence). Le Parlement modifie et adopte ces règlements et directives conjointement avec le Conseil (les 28 États membres).

Première étape de la longue trajectoire que suivra le projet de directive: la commission parlementaire compétente au sein du Parlement. Celle-ci nomme un rapporteur qui sera chargé d’organiser les travaux. Des centaines d’amendements lui arrivent, en provenance des différents députés qui siègent dans la commission. C’est à lui qu’il appartiendra de faire avancer les discussions pour aboutir à une position de négociation du Parlement européen, un «rapport», qu’il faudra défendre devant les États membres. Pour l’adoption de ce rapport, un vote en commission suffit, même si parfois c’est en séance plénière que le texte est voté (donc par l’ensemble des 751 députés).

«C’est la magie du Parlement européen de voir, à chaque fois, se dégager une majorité pour chaque texte», explique Claude Rolin. Car contrairement à un Parlement national, il n’y a pas, ici, de majorité et d’opposition. Chaque texte doit faire l’objet d’une alliance entre plusieurs des huit groupes parlementaires représentés au sein de l’assemblée. Sans compter que chaque député est libre, et qu’il n’est pas tenu de suivre les consignes de vote édictées par son groupe. Claude Rolin ne s’est d’ailleurs pas privé de voter à contre-courant de son groupe, notamment lors du fameux vote sur le CETA.

Une fois la position adoptée par le Parlement, le texte est envoyé au trilogue, une instance informelle qui réunit le Conseil, le Parlement et la Commission européenne. Rappelons-le, le Parlement européen adopte les textes sur un pied d’égalité que le Conseil. Le Conseil aussi a élaboré sa position, qui doit être adoptée à la majorité qualifiée par les 28 États membres (55% des pays représentant au moins 65% de la population européenne).

«Le président Juncker a parlé de relance du dialogue social, parce qu’il sait qu’il y a un divorce entre les citoyens et les institutions.» Claude Rolin

Le texte doit donc faire l’objet d’un compromis entre le Parlement et les États, représentés ici par le pays qui assure la présidence tournante de l’UE. «Dans le cas de cette directive, le texte prévoyait d’établir des valeurs limites d’exposition pour 13 substances cancérigènes, explique Claude Rolin. Nous sommes également parvenus à inclure les émissions de diesel dans le texte et l’établissement d’une valeur limite d’exposition professionnelle pour celles-ci, alors que la Commission avait décidé de ne pas les inclure.» Les négociations avec le Conseil ont été ardues. Il faudra deux présidences (d’abord bulgare, puis autrichienne) avant que le texte ne soit finalement adopté. Car, à l’issue du trilogue, le Parlement européen, cette fois-ci en séance plénière, est appelé à voter sur le texte de compromis.

Transparence

Pour beaucoup de citoyens, l’Europe reste une institution méconnue. Dans le débat public, il est de bon ton de la rendre coupable de tous les maux et de fustiger ses positions «néo-libérales», voire sa «proximité avec les lobbys». Peu d’institutions font pourtant preuve d’une telle transparence que le Parlement européen. Il faut plutôt parler de désintérêt médiatique pour les matières européennes. Un désintérêt particulièrement fort, dans certains pays comme la France mais qui s’exprime un peu moins en Belgique, de par la proximité géographique avec les institutions…

Les enjeux sont pourtant cruciaux dans les prochaines années. Les architectes de la construction européenne ont longtemps négligé sa dimension sociale pour se concentrer sur celle du marché commun. Cette négligence participe aujourd’hui au désaveu général des citoyens face au projet européen. Un projet vecteur de dumping social, avec la fameuse directive «Détachement des travailleurs» qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. «Le citoyen fustige l’Europe parce qu’il se rend compte de ce qui ne va pas, estime Claude Rolin. Il ne veut pas d’une Europe qui mette en concurrence les travailleurs entre eux.»

La directive «Détachement des travailleurs» a certes été modifiée, depuis lors. Mais cela ne suffira pas pour restaurer la confiance. Pour Claude Rolin, il est urgent de relancer la concertation sociale au niveau européen et d’œuvrer à l’harmonisation des législations sociales à l’échelle du continent. «Il n’y aura pas d’Europe sociale sans politique économique cohérente, estime le député. Il est impossible de construire une Europe sociale en continuant à mettre en place, en même temps, des politiques d’austérité.»

Pour construire l’Europe sociale, l’Europe devra pouvoir compter sur une Commission pro-active en la matière. «Car le plus grand adversaire quand on parle de social, ce n’est pas la Commission mais le Conseil», avertit Claude Rolin. Ce n’est pas un secret, la tendance politique générale des gouvernements en place, dans les 28 États membres, tend plutôt vers la droite, voire l’ultra-droite. «Et si, dans ces matières, la Commission Juncker a été meilleure que la précédente, on espère que la prochaine ne fera pas pire», conclut Claude Rolin.

Pour lui, cette grande aventure s’achèvera dans quelques mois. Il compte désormais mettre son expérience au service du plus grand nombre. Il s’attelle déjà à l’écriture d’un livre consacré à l’Europe sociale.

Marie Arena: «Les normes sociales et environnementales doivent devenir contraignantes»

Députée européenne socialiste, Marie Arena vient également de siéger durant cinq ans comme membre suppléante de la commission «Emploi et Affaires sociales». Son groupe parlementaire s’est battu, en vain, pour essayer de rendre contraignants les principes proposés par la Commission dans le cadre du «Socle européen des droits sociaux». Mais les 28 ont refusé leur caractère contraignant au sommet de Göteborg de novembre 2017. Les dimensions sociales de l’Union européenne font encore l’objet de nombreuses divergences au sein des États membres.

«Dans les traités de commerce extérieur, nous devons parvenir à imposer les mêmes normes sociales et environnementales que celles que nous nous imposons à nous-mêmes.» Marie Arena

Pour elle, l’un des enjeux fondamentaux de la prochaine législature sera l’établissement d’un salaire minimum à l’échelon européen, afin de lutter contre le dumping social. «Les normes sociales et environnementales doivent devenir contraignantes», estime également Marie Arena. Des normes qu’il faudra aussi imposer aux partenaires extérieurs de l’Union, pense-t-elle. «Dans les traités de commerce extérieur, nous devons parvenir à imposer les mêmes normes sociales et environnementales que celles que nous nous imposons à nous-mêmes. C’est la seule manière d’augmenter la protection sociale et environnementale des Européens sans perdre en compétitivité.»

Lobbying: passez du côté social de la force
© Célia Callois

On ne le sait pas toujours, mais les ONG ou les associations actives dans le champ du social travaillent aussi les élus européens au corps. But de l’opération : faire passer leur message. Bienvenue dans le monde du lobby social. Par Julien Winkel. Mars 2019.

Petit test à effectuer lors d’une soirée bien arrosée. Lorsque le vin a coulé à flot, associez les mots « lobby » et « Europe » dans une même phrase. Observez ensuite les réactions de vos compagnons. Après quelques secondes, il y a de fortes chances que la boîte à fantasmes de beaucoup d’entre eux s’entrouvre pour laisser échapper des histoires sombres où marchands d’armes et chimistes fous se frayent malicieusement un chemin dans les couloirs du Parlement européen.

Dans un deuxième temps, retentez le coup en y ajoutant deux ou trois autres termes. « ONG » ou encore « social » feront bien l’affaire. Et patientez à nouveau. L’expérience risque d’être moins drôle. Si obtenez quelques haussements d’épaules, vous pourrez vous considérer comme verni.

La conclusion paraît évidente : si beaucoup de personnes dénoncent une activité intense de lobby du côté de la place du Luxembourg, bien peu s’imaginent qu’elle peut aussi être le fait de structures défendant des mesures sociales. Une preuve – un peu biaisée certes – de cette tendance ? Depuis des années, le « groupe de recherche et de campagne » Corporate Europe observatory empile les rapports à propos du « lobby d’entreprise » au sein des institutions européennes. Mais jamais il n’a produit le moindre document concernant le « lobby d’ONG ». « Tout simplement parce que nous nous centrons sur le pouvoir des entreprises. Mais cela ne veut pas dire que les ONG ne font rien », explique Margarida Silva, chercheuse pour Corporate Europe observatory. Mieux : à l’approche des élections européennes, ces mêmes ONG s’activent…

Jouer les gros bras ?

6 février 2019, dans les travées du Parlement européen à Bruxelles. ATD quart-monde y organise sa quinzième université populaire quart-monde. Le mouvement n’a pas fait les choses à moitié. Elle a réuni des délégations issues de huit États membres de l’UE. Elle a aussi et surtout fait jouer ses « réseaux » pour obtenir l’usage de l’hémicycle du Parlement l’espace d’une journée. Un symbole fort, alors que les élections approchent. « Depuis 1980, nous sommes à l’origine d’un intergroupe du Parlement européen – voir encadré – dédié à l’extrême pauvreté et aux droits humains, explique Bert Luyts, délégué à l’Union européenne pour ATD. Ce sont les co-présidentes de cet intergroupe qui ont pris contact avec le président du Parlement européen pour que nous puissions disposer de l’hémicycle mais aussi des services de traduction, des huissiers, etc. »

« Nous essayons de nous créer un réseau, au Parlement mais aussi à la commission, d’élus et de travailleurs qui entrent avec nous dans ce combat de lutte contre la pauvreté » Bert Luyts, ATD-quart monde

Attention : cet intergroupe n’est pas juste bon à obtenir quelques menus services. Il permet aussi à ATD quart-monde d’identifier des élus sensibles aux questions sociales, de mettre ses idées en avant. Officiellement, ATD quart-monde est « invisible » dans les travaux de l’intergroupe. Officieusement, il alimente et promeut en partie son travail. « Nous essayons de nous créer un réseau, au Parlement mais aussi à la commission, d’élus et de travailleurs qui entrent avec nous dans ce combat de lutte contre la pauvreté », continue Bert Luyts. Une pratique qui s’apparente bien à du lobbying, celui-ci étant justement caractérisé par un contact direct avec les élus. Le 6 février, l’objectif était du même acabit : permettre aux députés européens, dont certains avaient été conviés, de rencontrer des personnes en situation de pauvreté afin de les sensibiliser à la question. Douze parlementaires étaient présents, ce qui en ces temps pré-électoraux constitue un bon score. Parmi-eux, on trouvait Christophe Hansen, élu luxembourgeois du parti populaire européen. Contacté par les membres d’ATD quart-monde Luxembourg – ATD encourage ses sections dans les différents États membres à contacter « leurs » élus européens nationaux, une pratique très courante -, il en a également profité pour les rencontrer plus tôt, avant l’événement. « Ces contacts directs sont utiles, notamment sur des dossiers très concrets, explique l’élu. Les grandes campagnes publiques sont aussi parfois intéressantes mais je dois dire que nous sommes submergés de demandes pour signer des engagements – ndlr : « pledge campaigns » en anglais, où les élus sont appelés à s’engager à défendre telle ou telle chose  – ce que certains de mes collègues font parfois pour se mettre en scène. Moi je pense que nous sommes plutôt là pour faire du travail législatif… »

Intergroupes

Les intergroupes peuvent être constitués par des députés appartenant à tout groupe politique et à toute commission parlementaire. Ils les utilisent comme un forum afin d’avoir des échanges de vue informels sur des thèmes particuliers et de promouvoir des contacts entre les députés et la société civile.

« Les ONG ne font souvent que demander des choses parfois énormes. Elles doivent aussi apprendre à conseiller… » Freek Spinnewijn, directeur de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa)

À côté des contact directs – pouvant aussi permettre de suggérer aux députés un amendement à un texte législatif – et d’autres moyens de mobilisation – manifestations, pétitions, envois de manifestes, travail sur les réseaux sociaux, le tout formant ce qu’on appelle une campagne de plaidoyer, ou « advocacy campaign » – ces « pledge campaigns » constituent un autre des classiques utilisés par les ONG. Pourtant, même au sein de celles-ci, on commence à douter de leur efficacité. « Nous en faisons parce que plusieurs de nos membres le souhaitent. Mais c’est aussi parce que certains ne comprennent pas toujours comment fonctionne l’Union européenne. Les élus sont submergés de pledge campaigns. Et faire ce genre de travail demande énormément de travail. Or nous n’avons pas beaucoup de moyens », estime Freek Spinnewijn, directeur de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa). Ce manque de moyens pour les activités de lobby est régulièrement cité comme un problème par les ONG. Or, Freek Spinnewijn souligne avec ironie que celles-ci ont paradoxalement souvent tendance à jouer aux gros bras. « J’en entend dire : « Nous avons mobilisé des milliers de personnes ». Mais est-ce vraiment le cas ? », s’interroge le directeur. Fort de ce constat cruel, Freek Spinnewijn affirme que le secteur aurait donc parfois intérêt à la jouer plus modeste. « Je n’ai pas de problème à admettre la faiblesse de notre secteur. Nous ferions mieux de voir comment collaborer avec les politiques pour faire aboutir quelque chose. Les ONG ne font souvent que demander des choses parfois énormes. Elles doivent aussi apprendre à conseiller… »

Pour Bert Luyts, les ONG et les associations devraient également cesser de tout miser sur la mise en place de mesures contraignantes, comme les directives. Et prendre conscience du potentiel des instruments de « soft law», « sous-estimés par tout le monde ». « Les ONG demandent souvent des directives, continue-t-il. Or la plupart des compétences sociales sont aux mains des États membres et pas de l’Union européenne, qui n’a donc pas pas ou peu de pouvoir législatif en la matière. » En parlant de « soft law », Bert Luyts pense à la combinaison de recommandations – un instrument non contraignant qui consiste en une incitation adressée par la Commission aux États membres à adopter un comportement particulier – et de financements permettant la mise en place ce qui est recommandé. « La garantie pour la jeunesse – NDLR : qui demandait aux États membres de veiller à ce que tous les jeunes âgés de moins de 25 ans puissent bénéficier d’un emploi, d’une formation continue, d’un apprentissage, ou d’un stage – constitue un très bon exemple de ce qui peut-être fait via cet outil. Tout les États ont fini par mettre quelque chose en place. »

Au bord du gouffre

Reste une question : quand vaut-il mieux effectuer son lobbying ? Avant ou après les élections ? Du côté de la Feantsa, on privilégiera l’après-élections. Il est vrai qu’une bonne partie du Parlement risque d’être renouvelé. La Commission sera elle aussi revue de la cave au grenier. Ce qui fait naître des idées. Certaines ONG pensent ainsi utiliser leurs contacts avec des parlementaires européens afin qu’ils soumettent à la question sociale les futurs commissaires européens lors de leurs auditions par le Parlement européen qui auront lieu en septembre 2019. Une piste qui séduit Mady Delvaux, députée européenne luxembourgeoise chez les socialistes européens. « C’est très intéressant, même si cela sera court entre mai et septembre pour préparer cela. Je pense que les députés seront preneurs de ce genre de démarches. Et les questions circuleront, ce qui donnera une visibilité aux thématiques abordées… » Si tout va bien… Car la perspective d’un éventuel raz de marée populiste du 23 au 26 mai prochain en inquiète plus d’un(e). « On est à une époque de repli sur le niveau national, même du côté de nos membres, explique Freek Spinnewijn. On est loin du positivisme de l’époque de l’élargissement de 2004. » Un détail, pour conclure. D’après Freek Spinnewijn, depuis le Brexit, les membres de la Feantsa originaires de Grande-Bretagne sont devenus très actifs à l’échelon européen. Comme si, au bord du précipice, « ils se rendaient compte de la plus-value du niveau supra-national »…

Le dialogue social européen en quête d’un nouveau souffle
© Caroline Deroyer

Loin de son âge d’or dans les années 1990, le dialogue social européen est à la peine. Il ne parvient plus à produire des normes contraignantes pour améliorer les conditions sociales sur le continent – et les syndicats n’ont que peu de moyens de contraindre le patronat. Face à la montée des populismes et au risque de démembrement de l’Union européenne, celui-ci serait pourtant bien inspiré de redonner de la crédibilité au processus. Par Éric Walravens. Mars 2019.

«Hair Hitlers!» En ce 9 avril 2012, le Sun use de sa subtilité habituelle, amalgamant europhobie, références au nazisme et désinformation, pour faire état d’un accord conclu par les partenaires sociaux européens dans le secteur de la coiffure. Ledit accord établissait un certain nombre de précautions sanitaires pour les travailleuses et travailleurs du secteur, exposés à des irritations cutanées et même des risques de cancer. Mais, dans les pages du tabloïd britannique, le ton n’est pas à la nuance. «Les coiffeuses pourraient se voir interdire de porter des hauts talons, des bijoux, et même des montres, à cause de nouvelles règles débiles de Bruxelles.»

La rhétorique est habituelle dans ce quotidien détenu par le magnat Rupert Murdoch, ainsi que dans de nombreux autres titres de la presse anglaise, prompts à repérer la moindre incohérence de la «bureaucratie bruxelloise», forcément tatillonne, forcément vouée à noyer le dynamisme britannique dans des réglementations inutiles.

L’Histoire retiendra que ce genre d’articles, diffusés quotidiennement durant des années, auront préparé les esprits anglais au Brexit. Mais ce jour-là, c’est surtout l’accord social européen qui est brûlé sur le bûcher de l’euroscepticisme anglais. Au point que, moins d’un an plus tard, la Commission européenne de José Manuel Barroso1 annonce son retrait – et celui de nombreuses autres propositions législatives. Deux ans plus tard, en 2015, le même accord social est ridiculisé par la Commission Juncker sur les réseaux sociaux et pris en contre-exemple de son mantra politique («Big on big things, small on small things»).

Cet «étalage de dérision à l’égard des efforts pour améliorer la santé et la sécurité des travailleurs européens» laisse un goût amer aux organisations à l’origine de l’accord. Pour Coiffure EU et UNI Europe, qui représentent les employeurs et employés du secteur, «il est extrêmement préoccupant que la Commission remette en question son propre processus législatif». Dans un communiqué commun, les deux organisations ont affirmé ne pas comprendre «comment la protection des travailleurs contre les maladies liées au travail, telles que le cancer du sein, peut être interprétée comme ne méritant pas l’attention de la Commission».

De l’âge d’or au monologue social

L’épisode ne serait qu’anecdotique s’il n’illustrait pas le piteux état du dialogue social européen. Institué par la Commission Delors en 1985, ce processus de négociation entre partenaires sociaux au niveau de l’UE, a permis d’enregistrer, à ses débuts, quelques avancées notables. L’époque était à l’achèvement du marché intérieur, et un certain consensus existait entre le patronat, les syndicats et les responsables politiques, sur sa nécessaire dimension sociale.

Après l’entrée en vigueur du traité de Maastricht (1992), qui a consacré le dialogue social, celui-ci a même connu un «âge d’or» durant une petite décennie. Une procédure nouvelle permettant de rendre contraignants les accords sociaux par la voie de directives européennes était alors pleinement utilisée. Trois accords-cadres interprofessionnels ont ainsi été transposés en directives par le Conseil des ministres des «Quinze»: sur le congé parental (1996), sur le travail à temps partiel (1997) et sur les contrats à durée déterminée (1999).

Si le congé parental existe dans le droit communautaire, c’est donc par la voie de la concertation entre partenaires sociaux européens. Ce congé constitue aujourd’hui un droit bien ancré au cœur du modèle social européen et a été élargi à deux reprises, en 2008 et en 2019 – cette fois par la voie législative classique, sans l’appui des partenaires sociaux.

Car, au fil du temps, ceux-ci ont peu à peu vu s’amenuiser leur rôle dans la production normative européenne. Au tournant des années 2000, dans un contexte politique plus marqué à droite, le patronat européen est moins enclin à négocier des accords contraignants. En face, les syndicats ont peu de moyens à leur disposition pour mettre la pression. Aucune véritable grève n’a été organisée à l’échelle du continent, et les manifestations organisées à Bruxelles n’ont pas impressionné grand monde. Quant à la Commission européenne, elle s’est montrée de moins en moins disposée à promouvoir un dialogue social actif.

Dans cette nouvelle ère, le dialogue social européen a donc été réduit à produire des accords moins contraignants, dits «volontaires» parce que leur mise en œuvre, au niveau national, est conférée aux partenaires sociaux eux-mêmes. Cinq accords de ce type ont été conclus: sur le télétravail (2002), sur le stress lié au travail (2004), sur le harcèlement et la violence au travail (2007), sur les marchés du travail inclusifs (2010) et sur le vieillissement actif (2017). Pour quel impact réel? Il est difficile de l’estimer, tant les traditions nationales varient. «Au moment des bilans, on s’aperçoit que la volonté d’autonomie exprimée dans les discours patronaux aboutit à une très grande disparité dans la qualité de la mise en œuvre des textes négociés. Dans au moins un quart des pays de l’UE, les accords autonomes ne sont tout simplement pas transposés au niveau national», notent les experts Philippe Pochet et Christophe Degryse dans un article publié par l’Observatoire social européen (OSE, 2016).

Vers un renouveau?

Le déclin du dialogue social européen est-il une fatalité? Le patronat n’acceptera de s’y investir que sous la pression du pouvoir politique. Faute de grèves européennes, la pression ne peut venir en effet que de la volonté politique de la Commission.

Après des années de léthargie sous José Manuel Barroso, la Commission de Jean-Claude Juncker a trompeté son ambition d’obtenir «un triple A» en matière sociale, reprenant le langage des agences de notation financière (voir Alter n°471). À l’approche de la fin de la législature, il est difficile de conclure que le dialogue social a été véritablement relancé, mais la Commission est parvenue à faire approuver, au Conseil des ministres, des avancées sociales significatives, notamment la directive sur l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, qui élargit le congé parental.

Est-ce que ce sera suffisant pour pousser le patronat à s’investir à nouveau dans la concertation à l’avenir? Cela dépendra du résultat des élections, et du maintien d’une certaine pression législative. Avec la montée attendue des mouvements populistes et europhobes, les entreprises auront peut-être d’autres raisons de s’investir à nouveau dans le processus. Déjà touché par le Brexit, le marché intérieur, très cher aux entreprises, risque en effet de se morceler davantage. S’ils sont «clairvoyants», note Philippe Pochet, directeur de l’Institut syndical européen, les patrons redonneront de la crédibilité à un processus social qui est l’un des gages de la libre circulation des services et des marchandises.

Le dialogue social européen, comment ça marche?

Ancré dans les traités européens depuis 1992, le dialogue social européen s’appuie sur des organisations reconnues des travailleurs et des entreprises. La Confédération européenne des syndicats (CES) est l’interlocuteur côté travailleurs. Côté entreprises, trois acteurs sont en présence: BusinessEurope est la grande fédération patronale, l’UEAPME représente les petites et moyennes entreprises et le CEEP est dévoué aux entreprises publiques (CEEP). Les partenaires se mettent d’accord sur un programme de travail multiannuel. Celui qui court (2019-2021) porte notamment sur la numérisation, sur l’économie circulaire, sur le marché du travail et sur les risques psychosociaux. Chaque thématique peut être négociée dans un délai de neuf mois, au rythme d’une réunion plénière par mois, mettant aux prises des délégations de 30 à 40 personnes de chaque côté.

«Be European Spring» va-t-il éclore en mai?

Candidats de tous les pays, rassemblez-vous sur une liste transnationale et autour d’un programme commun. C’est l’appel de Diem 25 pour révolutionner l’Europe ou au moins pour la réinventer. Un appel qui a aussi trouvé un écho dans notre pays. Le pari n’est pas encore gagné. Par Martine Vandemeulebroucke. Mars 2019.

Update 6 avril 2019 : la liste European Spring a échoué en Belgique, n’ayant pas réussi à récolter le nombre de signatures requis pour pouvoir se présenter aux élections européennes.

C’est le petit dernier des partis de gauche: Be European Spring est né en février et, comme son nom le laisse entendre, il veut se présenter aux élections européennes. Ses parents, Diem 25, font partie de la mouvance d’initiatives citoyennes, et sa fratrie, c’est Printemps européen/European Spring, une liste électorale transnationale présente dans d’autres pays européens. Pour la Belgique francophone, c’est le philosophe Laurent de Sutter qui sera tête de liste. En deuxième place, une Française, Marine Betrancourt, puis Davide Castro, Portugais et responsable «com» de Diem 25 Belgique. Diem, pour Democracy in Europe Movement, et 25, parce que l’objectif est d’obtenir d’ici à 2025 une constitution européenne progressiste, qui mettra fin aux traités existants. «Mais la première étape, précise Davide Castro, c’est d’élaborer un programme européen transnational pour changer l’Europe et surtout la vie quotidienne des Européens.» Diem 25 se présente comme un rassemblement de démocrates convaincus que l’Europe est en train de se désintégrer sous la montée de la xénophobie et d’un «nationalisme toxique» et qu’il lui faut d’urgence un «new deal».

Diem, pour Democracy in Europe Movement, et 25, parce que l’objectif est d’obtenir d’ici à 2025 une constitution européenne progressiste, qui mettra fin aux traités existants.

Problème: le principe d’une liste transnationale aux élections européennes n’a pas été accepté par le Parlement européen. L’idée, défendue notamment par le président Emmanuel Macron, était de leur réserver les sièges laissés libres par les Britanniques, mais les partis conservateurs ont torpillé le projet. Diem 25 va donc «simuler» ce scrutin transnational en présentant malgré tout le même programme partout en Europe. Et les candidats de Be European Spring se présenteront à condition d’obtenir les dix mille signatures exigées par la loi. Le principe d’une liste transnationale, c’est de mélanger les candidats. Des Belges se présentent en Norvège, des Polonais en Belgique, des Grecs en Allemagne. Avec une figure connue pour illustrer ces échanges, celle de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des Finances d’Alexis Tsipras, qui sera tête de liste en Allemagne.

Les partis belges restent en famille

Au départ, Diem 25 se présentait plutôt comme un mouvement destiné à soutenir des partis politiques dont les idées progressistes, écologistes, féministes rejoignaient les leurs. Progressivement, il est devenu plus audacieux en lançant un appel aux partis de gauche nationaux pour qu’ils se fédèrent en un parti «pan-européen». Benoît Hamon, l’ancien candidat PS à la présidentielle française, et son mouvement Génération.s ont rejoint Varoufakis, tout comme le parti écologiste danois «The Alternative». En Belgique, Diem 25 a tenté de convaincre Écolo, Groen, le PTB, PS et SP.A de rejoindre Be European Spring pour défendre un programme progressiste transnational. En vain, évidemment. «Tous les partis ont préféré continuer à travailler au niveau national et au sein de leurs ‘familles’ européennes, regrette Davide Castro. Le PTB pour sa part a eu peur de se ‘dissoudre’ dans ce programme européen.» Les contacts se poursuivent par contre avec le mouvement associatif belge car Diem 25, c’est aussi et avant tout un conglomérat de collectifs nationaux et, au sein de ces collectifs, des centaines de «groupements spontanés» qui peuvent être constitués déjà par cinq personnes. Ce sont ces groupes de base qui constituent l’ossature de Diem 25 avec plus ou moins de succès selon les pays. Davide Castro dit rencontrer énormément d’intérêt, «à Liège, à Anvers, à Bruxelles», chez des associations (comme la Plate-forme citoyenne d’hébergement, le Comité des sans-papiers) séduites par les idées progressistes de Diem 25 et de Be European Spring, mais aussi une certaine prudence à l’idée de se rallier ouvertement à ce parti. «Les associations font vraiment du bon travail ici en Belgique, mais beaucoup ne veulent pas être liées à un parti et à un mouvement comme le nôtre même si elles partagent notre vision.»

«Tous les partis ont préféré continuer à travailler au niveau national et au sein de leurs ‘familles’ européennes, regrette Davide Castro. Le PTB pour sa part a eu peur de se ‘dissoudre’ dans ce programme européen.» Davide Castro, Diem 25.

La vision qu’a Diem 25 de l’Europe et de son fonctionnement est en tout cas très critique. Comme bien d’autres partis de gauche, le mouvement dénonce ses lobbies, sa soumission aux conglomérats financiers et industriels, son absence de solidarité à l’égard des migrants, son incapacité à définir une politique climatique… Face à cette Europe «inefficace et non démocratique», les Européens sont déchirés entre deux «non-choix», explique Davide Castro: le nationalisme avec le repli dans le «cocon national» ou la résignation à un modèle qui ne fonctionne plus. «On nous dit qu’il n’y a pas d’autre possibilité que la démocratie représentative néo-libérale. Mais, depuis 30 ans, socialistes et partis de centre droit font la même politique économique qui vise à plaire aux marchés, mais qui font le malheur des peuples européens.»

Chez Diem 25, on fait beaucoup référence à la notion de «peuple». Il faut rendre «le pouvoir aux peuples d’Europe», lit-on dans leur manifeste. «Il faut un discours qui capte l’imagination des peuples européens», explique Davide Castro. Cette représentation directe des citoyens est présentée comme la clé indispensable pour déverrouiller une Europe «non démocratique» mais à laquelle ils croient malgré tout. Et c’est cette conviction qui sépare Diem 25 d’autres mouvements, d’autres partis européens qui, eux, veulent, au nom des valeurs de gauche, quitter l’Europe parce qu’elle serait «inamendable». C’est la certitude notamment d’Eric Toussaint, fondateur du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes du tiers-monde), qui dit avoir été contacté par Diem 25, mais qui ne croit pas au plan «B» pour l’Europe imaginé par Varoufakis, Hamon et les autres figures de proue du mouvement. Il n’est pas le seul. La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon et le parti espagnol Podemos ont finalement refusé de rejoindre le parti transnational. «C’est la gauche ‘no way’, explique le porte-parole belge de Diem 25. Pour eux, il faut quitter l’Europe. Et après, on fait quoi?» Le jeune Portugais, qui se définit lui et sa famille comme des «migrants économiques» au sein de l’Europe, refuse de se résigner. «Nous faisons la même analyse qu’eux sur l’Europe et sur son fonctionnement, mais les solutions sont différentes. Nous avons l’espoir de changer les choses grâce à une constitution européenne.» Et, comme le souligne le manifeste de Diem 25, il n’est pas plus «utopique de vouloir démocratiser l’Europe qu’il ne l’était au tout début de la construire».

L'après 26 mai
© Célia Callois

Conseils d’un ex-juge aux Pygmées

L’Europe? «Une très grande idée gérée par des Pygmées», selon Franklin Dehousse, ancien juge au Tribunal de l’Union européenne. Aujourd’hui professeur de droit et commentateur avisé des affaires européennes, l’homme, qui fut aussi représentant spécial de la Belgique dans les négociations européennes, n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Au lendemain d’un scrutin européen marqué, pour la première fois, par une hausse significative de la participation, il nous a livré son éclairage sur l’évolution des enjeux communautaires – non sans décocher au passage quelques flèches de circonstance. Par Éric Walravens. Juillet 2019.

Comment interprétez-vous la hausse de la participation aux européennes? Assiste-t-on, sur le tard, à la naissance d’un dèmos européen?

Dire qu’il y a un plus grand esprit européen, cela ne me paraît pas évident. En revanche, il me semble qu’il y a une plus grande conscience des enjeux européens, ce qui n’est pas la même chose. On sent bien que l’Europe peut peser. Cela ne veut pas dire que l’on trouve que c’est enthousiasmant, mais on voit bien que c’est difficile de faire sans. En Belgique, la situation est atypique parce que nous jumelons l’élection européenne à d’autres élections. Dans le reste de l’Europe, la situation est complètement différente: on ne vote que pour le Parlement européen. La plupart des Belges n’ont pas voté pour des enjeux européens.

Pour vous, c’est une erreur de faire coïncider les scrutins?

Chaque solution a ses avantages et inconvénients. Si vous jumelez le scrutin européen aux autres, vous allez créer une plus forte participation, c’est un avantage. Et vous évitez de solliciter les gens plusieurs fois. En sens inverse, si vous avez une élection européenne seule, l’enjeu est plus puissamment européen, et la campagne est axée sur les thèmes européens. Vous pouvez choisir vos types d’inconvénients, ce qui est d’ailleurs la définition même de la politique: ce n’est pas choisir entre ce qui est plaisant et déplaisant, mais entre ce qui est déplaisant et très déplaisant.

«Plutôt que de s’occuper de Manfred ou de Tartempion, il serait bon de donner des signaux aux gens sur ce qui les intéresse.»

Au lendemain de l’élection, dans une tribune, vous avez dénoncé la course des candidats à la présidence de la Commission. «N’est pas Jacques Delors qui veut», avez-vous écrit, en qualifiant l’Europe de «très grande idée, gérée par des Pygmées.» Y aurait-il un problème de compétence ou de légitimité à la tête de l’UE?

Les deux, mais c’est lié. Car les gens qui ont une plus grande compétence ont souvent une plus grande légitimité. Prenons l’exemple de Juncker. Il faut reconnaître que c’est un homme qui a des décennies d’expérience dans les affaires européennes et qui naguère était un homme extrêmement brillant. De cette brillance, il reste encore quelque chose, ce qui n’est pas nécessairement l’apanage de ceux qui se bousculent au portillon pour lui succéder. D’où ma formule, qui a paru lapidaire à certains.

Au fond, l’Europe est un système politique qui n’a pas réussi à naître complètement. Nous sommes en phase de gestation, et, bien évidemment, il y a une série de gens qui essaient de la prendre en otage pour atteindre des objectifs personnels. C’est très dangereux, car le public est extrêmement sensible. C’est absolument vital qu’on développe une culture plus nordique de nos institutions. C’est valable pour tous les avantages, des voitures de fonction aux nominations. Il y a quelque chose d’indécent à voir tous les prétendants à la présidence de la Commission courir dans tous les sens sans se soucier le moins du monde de la signification collective de ces élections. On n’a pas invité 470 millions de personnes à voter pour savoir si Manfred Weber allait être président. Et d’ailleurs sur les 470 millions, il y a à peu près 450 millions qui ne savent pas qui est Manfred Weber, et pour tout dire ils s’en fichent royalement. Ils veulent des solutions sur l’emploi, le climat et de la sécurité. Plutôt que de s’occuper de Manfred ou de Tartempion, il serait bon de donner des signaux aux gens sur ce qui les intéresse. Sinon ils vont avoir l’impression que le système sert à s’occuper des carrières de Manfred et de Tartempion, et pas de s’occuper de leurs intérêts.

À l’origine le système des Spitzenkandidaten2 était censé renforcer le débat démocratique…

La situation en 2014 était différente. Les deux candidats principaux étaient plus sérieux. Juncker et Schulz, ce n’était pas du même tonneau que le débat actuel, où les candidats sont d’un moindre niveau d’expérience et d’un moindre poids politique. En 2014, des gens avaient des doutes sur le système, comme Madame Merkel, mais les concurrents l’avaient assez bien géré et ça a fini par passer. Mais maintenant, nous voyons les inconvénients. Il y a des tas de petits malins qui ont essayé d’utiliser le système pour avantager leur position personnelle. Nous voyons tout de suite que ce n’est pas vraiment un débat démocratique. On fait semblant qu’on est aux États-Unis, où il y aurait eu des primaires, sauf que les candidats ne se sont jamais présentés devant les électeurs. Ils se sont présentés devant les appareils de partis. Et donc qui les connaît? Nobody. À quel système de contrôle et de critique ont-ils été soumis durant les primaires? Rien. Et on veut nous dire que ce serait l’équivalent du système américain? C’est rigolo.

Les partis europhobes, même s’ils n’ont pas eu le résultat espéré, envoient de nombreux députés au Parlement. Est-ce que cela n’augure pas d’un recul de l’intégration européenne?

Je ne le crois pas. Constatons deux choses: la première, c’est qu’il n’y a pas d’accroissement de la représentation eurosceptique dans la représentation. Deuxièmement, si vous additionnez les quatre formations politiques principales, qui sont d’une manière ou d’une autre toutes favorables à l’intégration européenne, vous avez quand même une très forte majorité.

Par ailleurs, les Britanniques sont devenus tellement cinglés dans la gestion du Brexit que ça devient une contre-publicité énorme pour n’importe quel exit d’un autre État membre. Cela va avoir pour conséquence de rendre extrêmement difficile dans l’avenir de plaider pour un exit quelconque. Chaque fois que les Anglais s’engluent davantage, c’est une contre-publicité pour un discours à la Le Pen et à la Salvini. Les gens voient bien qu’on est en train de s’enfoncer dans un marécage incroyable.

«Les candidats ne se sont jamais présentés devant les électeurs, mais devant les appareils de partis. Et donc qui les connaît? Nobody.»

Le vote de contestation contre l’UE est quand même significatif…

Il y a une partie de la population qui est ulcérée, qui estime que le système ne fonctionne pas à son avantage et elle a totalement raison. L’Europe est un système qui distribue beaucoup de bénéfices à une moitié de la population, un peu de bénéfices à un quart, et le quart restant est complètement oublié.

Une personne issue de l’université, qui a des diplômes, peut bénéficier de la libre circulation, les billets d’avion sont moins coûteux, elle va en Erasmus… la vie est belle. Les grandes entreprises agricoles bénéficient de subsides… la vie est belle. Les entreprises voient des facilitations importantes dans les activités transfrontières… la vie est belle. Les gens qui sont dans la nouvelle économie bénéficient de l’Europe pour les mêmes raisons. Tout le secteur high-tech se développe, il y a une demande forte pour les gens qui ont les compétences, ils circulent beaucoup, leur salaire augmente.

En sens inverse, toute une série de gens faiblement qualifiés voient leur job disparaître ou ils doivent travailler des conditions plus précaires. C’est le cas par exemple pour les emplois dans les supermarchés, dans le textile ou encore dans le secteur du transport routier. Depuis l’élargissement, le secteur routier belge s’est effondré. L’activité s’est massivement décentrée vers l’est. Et que sont devenus les gens qui travaillaient là? Il y a une hostilité d’une partie de la population à l’Europe, et c’est justifié. L’Europe a bien assisté les gagnants, mais elle ne s’est pas assez souciée des perdants.

Le président sortant de la Commission, Jean-Claude Jucker, prétendait déjà s’occuper de cette partie de la population. Il postulait même à un «triple A» en matière sociale

Oui, mais il n’a eu qu’un triple C. C’est mieux que zéro. On a un peu revu la directive sur les travailleurs détachés. On a un peu renforcé les contrôles sur les prestations de sécurité sociale qui leur étaient données, on est dans le processus pour créer une agence qui vise à protéger ces droits sociaux là. Ce sont des initiatives qui vont dans le bon sens. En matière sociale, même dans le cadre des traités actuels, vous pouvez faire quelque chose. Le point essentiel, ce ne sont pas les traités. Pourquoi a-t-on rénové seulement un peu la directive sur les travailleurs détachés? Par manque de volonté politique. Là où le traité empêche réellement des choses, c’est en matière fiscale, où la règle de l’unanimité prévaut partout. Dieu sait qu’on a essayé de la changer, avec Dehaene et Verhofstadt, à toutes les négociations auxquelles j’ai participé… c’était dur.

Pensez-vous qu’un jour on pourra avancer sur la fiscalité européenne, ou est-ce qu’on se berce d’illusions?

Non je crois qu’il faut le faire, mais on arrivera à cela que quand nous aurons une crise. Et viendra un moment où nous aurons une crise. Parce qu’à l’heure actuelle, les États perdent des dizaines de milliards chaque année. Fatalement, dans ce contexte, les gens commencent à tirer sur tout ce qui bouge. C’est pour ça que le Brexit est un avertissement. Non pas tellement parce que les gens veulent sortir de l’UE, mais il y a un moment où le système les presse tellement qu’ils tirent dessus. Voyez le vote du Brexit: une partie des gens sont révulsés. Et c’est toujours le même profil: des gens qui sont dans des zones rurales ou des petites villes de province, qui ont été oubliés par la restructuration économique, où on a détruit beaucoup d’emplois traditionnels et où on en a peu créé de nouveaux et où les gens vivotent dans des circuits de distribution, sur des petits emplois…

Votre propos, c’est que la prochaine Commission devrait s’intéresser à cette partie du public.

Il est vital que les politiciens fassent deux choses: un, fournir la preuve qu’ils ne sont pas là pour se sucrer. Deux, se soucier davantage des gens qui sont oubliés par le système. Et s’ils font davantage ces deux choses-là, alors on réussira à résorber la crise de confiance.

Manifestation des Gilets Jaunes, France, 15 décembre 2018 – © Flickrcc Patrice Calatayu

Nouveau cycle pour l’Europe sociale?

À l’heure de la mondialisation, des Gilets jaunes et de la montée des populismes, l’Union européenne affiche de plus en plus clairement son ambition sociale, comme une réponse indispensable lancée à ceux qui doutent de son utilité. Mais des progrès restent à faire, et la prochaine présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en a bien conscience. Par Céline Schoen. Octobre 2019.

Sa Commission sera celle du «triple A social» ou ne sera pas. En 2014, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui débutait alors un mandat de cinq années à la tête de l’exécutif européen, avait été on ne peut plus clair. Mais aujourd’hui, alors qu’il s’apprête à passer le flambeau à l’Allemande Ursula von der Leyen, beaucoup craignent un triple saut dans le vide, tant le sujet de l’Europe sociale est sensible. Bon nombre d’observateurs s’interrogent: l’ex-ministre de la Défense outre-Rhin a-t-elle seulement compris l’importance et intégré la nécessité de continuer à bâtir cette Europe sociale? Qui sera, in fine, aux manettes pour atteindre cet objectif? Et quels moyens seront réellement mis à disposition?

Car ladite «Europe sociale» ne coule pas de source. Elle s’est peu à peu imposée, avec des périodes d’avancées plus ou moins marquées. Impossible également de dire qu’elle est née avec l’Union européenne (UE): longtemps, elle n’a guère été considérée comme une priorité. Ainsi, dans une note datant de 1997 retraçant «l’historique» de l’Europe sociale, le spécialiste des affaires européennes Jean-Louis Arnaud (1930-2011) souligne que «la dimension sociale n’est pas absente du traité de Rome, mais elle n’y fait figure que d’accessoire».

«Les pays nordiques ne veulent pas que l’Europe se mêle du social car ils sont satisfaits de leurs propres systèmes et considèrent que cela doit rester une prérogative nationale.» Sofia Fernandes, chercheuse à l’Institut Jacques Delors

Signé en 1957, ce traité institue la Communauté économique européenne et vise avant tout à créer un marché unique au sein duquel aussi bien les travailleurs, les biens que les capitaux peuvent circuler librement. En parallèle, ce texte fondateur de l’UE grave dans le marbre l’objectif «d’améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs et de contribuer au relèvement de leur niveau de vie», rien de moins.

Ainsi donc, initialement en tant que «sous-produit de la politique économique» – selon les termes de Jean-Louis Arnaud – puis en tant que politique à part entière, la facette sociale de l’Europe prend forme. Les années 70 accouchent des premières directives européennes en la matière; elles traitent par exemple de l’égalité de salaire entre hommes et femmes, de l’accès à l’emploi ou de la sécurité sociale.

Mais l’Europe sociale doit attendre la «décennie Jacques Delors», de 1985 à 1995, lorsque le Français était président de la Commission, pour connaître son «âge d’or». En 2016, «Delors l’Européen», comme certains le surnomment encore aujourd’hui, maintenait que «si l’élaboration des politiques européennes compromet la cohésion et sacrifie des normes sociales, le projet européen n’a aucune chance de recueillir le soutien des citoyens européens».

Difficile de s’entendre

Ces derniers semblent avoir, aux élections européennes en mai 2019, fait montre d’une réelle appétence pour la thématique du social, en votant plus massivement qu’auparavant pour ceux qui ont choisi de mettre des enjeux comme les niveaux de rémunération, les conditions de travail ou la justice sociale au cœur de leur programme, à l’image du Parti socialiste européen (qui réclame un «nouveau contrat social» en Europe) ou du Parti vert européen. Mais la nécessité d’une Europe plus sociale ne fait pas l’unanimité: à l’autre extrémité de l’échiquier politique, l’Alliance des conservateurs et réformistes européens considère ainsi que «l’UE est un bloc commercial, et non un régime de sécurité sociale».

D’autant qu’aux différends entre partis s’ajoutent ceux entre États, aux traditions multiples: «À 28, c’est très difficile de s’entendre car tous les pays ne sont pas du même avis: les pays nordiques, par exemple, ne veulent pas que l’Europe se mêle du social car ils sont satisfaits de leurs propres systèmes et considèrent que cela doit rester une prérogative nationale. Certains pays d’Europe centrale y sont quant à eux opposés pour d’autres raisons: ils craignent notamment que les politiques sociales européennes ne freinent la compétitivité de leurs entreprises», résume Sofia Fernandes, chercheuse à l’Institut Jacques Delors.

Premiers résultats du Socle européen des droits sociaux

C’est en gardant à l’esprit ces équations complexes que devra composer Ursula von der Leyen, qui prendra les rênes de la Commission à partir du mois de novembre. Surtout si elle souhaite poursuivre dans la même direction que son prédécesseur Jean-Claude Juncker, à savoir renforcer la dimension sociale de l’UE.

«C’est le bon moment pour faire avancer l’Europe sociale, aussi parce qu’aucun groupe politique ne détient la majorité absolue au Parlement européen.» Pierre Larrouturou, eurodéputé S&D (socialistes)

Ursula von der Leyen
© Flickr European Parliament

Pendant ces cinq dernières années, le Luxembourgeois a en effet multiplié – dans la limite des compétences conférées à l’UE en la matière – les initiatives en vue d’affirmer l’ambition sociale de Bruxelles. La très médiatisée révision des règles du travail détaché n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Il a aussi mis sur la table des directives visant à équilibrer la vie professionnelle et la vie privée (en légiférant sur la durée minimale des congés parentaux et de paternité), à réduire l’exposition des travailleurs à des agents chimiques jugés dangereux ou à assurer des conditions de travail «transparentes et prévisibles» pour tous.

Ces textes, qui ont fait l’objet d’un accord entre le Conseil de l’UE et le Parlement européen au cours des derniers mois, sont les premiers résultats tangibles de la mise en œuvre du Socle européen des droits sociaux, un ensemble de vingt principes que s’est engagée à respecter l’UE en 2017 à Göteborg en Suède.

Vers un salaire minimum équitable

«Je présenterai un plan d’action pour la mise en œuvre intégrale du Socle», a déjà promis Ursula von der Leyen, quand elle a dévoilé les grandes lignes de son programme de travail début septembre. «Les travailleurs ont droit à un salaire juste permettant un niveau de vie décent», énonce le sixième principe du Socle. Sur ce point, l’Allemande est attendue au tournant: si imposer un «smic européen» – c’est-à-dire un même salaire minimum dans toute l’UE – n’est pas du ressort de la Commission, en revanche, elle peut, par le biais d’un instrument juridique propre, faire en sorte que chaque travailleur sur le Vieux Continent bénéficie «d’un salaire minimum équitable». «Toute la question est de savoir à quel niveau de rémunération cela correspond», note l’eurodéputé S&D (socialistes) français Pierre Larrouturou. Certains avancent le chiffre de 60% du salaire médian national.

Pour l’élu, «c’est le bon moment pour faire avancer l’Europe sociale, aussi parce qu’aucun groupe politique ne détient la majorité absolue au Parlement européen». En clair, dans les futurs textes, les chrétiens-démocrates du Parti populaire européen (le PPE, dont est également issue Ursula von der Leyen), majoritaires dans l’hémicycle, devront consentir à une plus forte prise en compte des aspects sociaux s’ils veulent parvenir à construire une coalition autour d’eux.

La prochaine présidente de la Commission l’a déjà compris: les pistes pour avancer ne manquent pas. Selon plusieurs sources, un texte visant à mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques est déjà dans les tuyaux, rendu nécessaire par la numérisation accrue et l’automatisation du monde du travail. De même, la formation tout au long de la vie, notamment dans le domaine de l’informatique, devrait largement occuper les services de la direction générale «Emploi, affaires sociales et inclusion»: à l’heure actuelle, 64 millions de travailleurs en Europe ne disposent pas des compétences de base en informatique, alors même qu’à l’avenir, 90% des emplois les nécessiteront.

Ursula von der Leyen s’est engagée à créer un régime européen de réassurance de prestations de chômage ainsi qu’à lancer une «garantie enfance».

Qui plus est, Ursula von der Leyen s’est engagée à créer un régime européen de réassurance de prestations de chômage ainsi qu’à lancer une «garantie enfance», pour que tout enfant menacé d’exclusion sociale ait accès à l’éducation et à des soins de santé. «La Commission a intégré qu’il faut remettre le social au cœur du projet européen, note l’experte Sofia Fernandes, qui ne le cache pas: C’est aussi un bon moyen de lutter contre la montée des populismes et de l’euroscepticisme.»

Nicolas Schmit aux manettes

Il s’agira également pour la prochaine Commission d’aller vers une politique dite «éco-sociale», en d’autres termes de rendre aussi durables que possible ses futures initiatives sociales. Car jusqu’alors, les préoccupations environnementales ont souvent été les grandes oubliées du débat social. Pour relever ce défi, Ursula von der Leyen aimerait voir le Luxembourgeois Nicolas Schmit devenir le prochain «commissaire à l’Emploi». Même si la dimension sociale n’apparaît pas dans l’intitulé de son poste, c’est bien de cela qu’il est, là aussi, question.

Nicolas Schmit, qui a été ministre de l’Emploi et des Affaires sociales du Grand-Duché de 2009 à 2018, a été auditionné par le Parlement européen (qui a le pouvoir de bloquer les nominations) le 1er octobre. Devant les eurodéputés, il a assuré qu’il consolidera l’action de Marianne Thyssen, commissaire jusqu’en novembre. Il a aussi expliqué qu’il suivra de près la mise en œuvre des textes récemment publiés au Journal officiel de l’UE.

Mais à la différence de la commissaire belge, lui pourra compter sur un outil de choix: la nouvelle Autorité européenne du travail, qui entame actuellement ses travaux depuis Bratislava, en Slovaquie. Marqueur politique important du mandat de Marianne Thyssen, «l’Autorité servira notamment à améliorer la coopération entre autorités nationales afin de mieux lutter contre les abus et les fraudes, dans le domaine du détachement par exemple», explique Sofia Fernandes. La chercheuse dit toutefois espérer que cet organe flambant neuf sera doté de moyens humains et financiers suffisants. Le député Pierre Larrouturou, lui, est confiant: «L’Europe sociale n’a pas fini de faire parler d’elle. Et on va se battre pour elle.»

À l’heure de l’ubérisation, l’UE veut mieux protéger les travailleurs des plateformes

Face à l’essor de la «nouvelle économie», la Commission européenne veut veiller à protéger les travailleurs des plateformes et à garantir leurs droits sociaux. Le but: faire rimer progrès technologique et avancées sociales. Par Céline Schoen. Décembre 2019.

Des sushis, des bagels ou un énorme poulet à l’ananas… Ou alors, un bon burger bien gras? Et pourquoi pas une pizza? Celle-ci sera livrée en 12 minutes seulement. Après tout, il est déjà 22 heures, la journée a été longue, l’estomac crie famine et, dehors, la pluie tombe à verse. Alors oui, pizza ce sera. Quattro formaggi, supplément huile piquante, merci. Même pas besoin de dégainer une carte de paiement, l’application l’a enregistrée depuis longtemps.

Dans le vaste univers de la «foodtech», que ce soit avec Uber Eats, Deliveroo ou autre Frichti, le cérémoniel, côté consommateur, est toujours le même: choix méticuleux du plat, attente impatiente de sa livraison, réception de la notification «votre commande est prête», coup de sonnette, déballage anxieux d’un grand sac en carton («Est-ce qu’ils ont pensé à l’huile?!»), dégustation, digestion.

Mais qu’en est-il du livreur, maillon central de cette chaîne, qui permet un déroulé des opérations réussi mais qui n’a souvent droit qu’à un bref «merci» avant que la porte d’entrée ne se referme sur lui? La nouvelle Commission européenne, qui est entrée en fonction le 1er décembre, veut tenter de mieux garantir les droits de ces milliers de «riders» européens, de même que ceux de l’ensemble des «travailleurs des plateformes numériques», toujours plus nombreux sur le Vieux Continent.

Payés à aller le plus vite possible

Des chauffeurs d’Heetch aux traducteurs de Upwork en passant par les coursiers de Stuart, dans l’UE, cinq millions de personnes travailleraient par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne, selon les chiffres d’un rapport du Parlement européen publié en octobre 2019. Tout cela dans des conditions parfois très difficiles.

Jérôme Pimot se définit comme un «militant anti-ubérisation». Il a d’abord travaillé pour Tok tok tok, une plateforme de livraison de repas française (fermée depuis), puis pour sa concurrente belge Take eat easy (fermée aussi), puis pour l’entreprise britannique Deliveroo, avant de cofonder le Collectif des livreurs autonomes parisiens (CLAP). L’«ubérisation» qu’il dénonce, il la définit comme un «abus de plateformisation, un trop-plein d’applications qui crée des travailleurs pauvres exclus du salariat et dont on peut faire varier le tarif en fonction de l’offre et de la demande».

Deliveroo, par exemple, n’a eu de cesse de modifier ses tarifs: le paiement à l’heure n’a pas perduré longtemps; il a rapidement été remplacé par une tarification à la course. Pour les livreurs, une lutte incessante contre la montre commence alors: plus ils livrent, plus ils gagnent d’argent. Quitte à se mettre en danger. «Nous sommes payés à aller le plus vite possible. Si on n’a pas fait un gros chiffre d’affaires, c’est de notre faute. Et après on s’étonne qu’on grille des feux rouges et qu’on tombe comme des mouches», soupire Jérôme Pimot. Lui-même a été victime de deux accidents.

L’été dernier, la plateforme a commencé à payer les courses en fonction du temps estimé de livraison, supprimant le prix plancher qui était de mise jusqu’alors pour les livraisons dites «courtes». Dans de nombreuses villes, des manifestations ont été organisées dans la foulée. Côté UberEats, le recours aux «bonus» est fréquent: en cas de forte demande par exemple, pour inciter les livreurs à enfourcher leur vélo ou grimper sur leur scooter, quelques euros supplémentaires leur sont promis, en plus du prix de base de la course.

Comment une situation pareille est-elle possible? C’est du côté du statut de ces travailleurs «atypiques» qu’il faut chercher une explication. Ils ne sont pas des salariés, mais des indépendants qui ne sont jamais «engagés» à proprement parler par les plateformes (qui se gardent d’ailleurs bien d’utiliser des termes comme «contrat», «recrutement» ou «salaire» et recourent plus volontiers aux notions de «partenariat», d’«activation» ou de «chiffre d’affaires»). Résultat des courses: d’une part, leur accès à la protection sociale est très limité, et d’autre part, ils n’ont pas le droit de s’organiser comme des employés «classiques». Face à cette situation, Jérôme Pimot estime que le fait de revoir les règles du jeu pour les travailleurs des plateformes est «une nécessité, une urgence sociale et sociétale».

« L’ubérisation qu’il dénonce, il la définit comme un «abus de plateformisation, un trop-plein d’applications qui crée des travailleurs pauvres» »

Au travail

De manière générale, l’ambition de la Commission européenne est donc d’améliorer les conditions de travail de ces «nouveaux» travailleurs, en œuvrant prioritairement sur les volets «protection sociale» et droit d’organisation à la manière des syndicats. La nouvelle présidente Ursula von der Leyen a demandé à la Danoise Margarethe Vestager – qui a conservé le portefeuille de la Concurrence (qu’elle détient depuis 2014) et est devenue vice-présidente de l’exécutif européen – de se pencher sur le sujet. Dans sa lettre de mission, l’Allemande lui souffle l’idée de se servir du futur «Digital Services Act», un texte qui s’annonce phare dans le domaine du numérique, pour arriver à ses fins. À Bruxelles, les juristes de la direction générale «Connect» sont déjà à pied d’œuvre.

Au volet des négociations collectives, Margrethe Vestager a, pendant son audition au Parlement le 8 octobre, laissé entendre que les travailleurs des plateformes devraient être autorisés à former des syndicats. «Les indépendants sont considérés comme des entreprises. L’UE considère que, s’ils s’associent pour négocier, la juste concurrence est faussée», détaille Franca Salis-Madinier, qui planche depuis longtemps sur la «gig economy» («l’économie des petits boulots», NDLR) et l’emploi pour le compte du Comité économique et social européen (CESE), un organe de l’UE qui permet notamment aux organisations de la société civile de se faire entendre. Selon elle, «l’argument est tiré par les cheveux: si un indépendant dépend d’une plateforme pour travailler, il est loin d’être, à lui seul, une entreprise autonome…»

Ainsi, dès 2015, un avis du CESE disposait qu’«afin de lutter contre l’augmentation des inégalités de revenus qui découle en partie de la numérisation, il y a lieu de promouvoir la négociation collective à tous les niveaux, et notamment dans les secteurs et les entreprises concernés par la numérisation. Il sera ainsi possible de garantir que les nouvelles formes d’organisation du travail liées à la numérisation améliorent la qualité des emplois au lieu de la détériorer».

Margrethe Vestager, commissaire européenne, a laissé entendre que les travailleurs des plateformes devraient être autorisés à former des syndicats

Revoir totalement le droit de la concurrence serait un chantier d’envergure, qui prendrait des années. En revanche, instaurer des exceptions aux règles actuelles semble plus réaliste, et ce afin de contourner l’interprétation de la législation selon laquelle une entente entre travailleurs des plateformes (faussement qualifiés d’indépendants) constituerait un cartel.

Notons que, pour Franca Salis-Madinier, il existe aussi d’autres axes de travail. «Dans cette nouvelle économie, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il faut distinguer ceux qui louent de temps en temps un logement sur Airbnb, car ils ont un appartement en plus du leur, de ceux qui comptent sur les plateformes pour vivre», estime-t-elle. Pour ces derniers, souvent en situation précaire, elle a esquissé des pistes de solution qui, elle l’espère, trouveront écho au sein de la nouvelle Commission – la seule institution à même de proposer une législation. «La Commission pourrait revoir la définition des travailleurs, même ceux des plateformes, en disant que dès lors que leurs revenus proviennent d’une situation de subordination prouvée, alors ils sont salariés et ont accès aux droits qui en découlent», expose Franca Salis-Madinier. Elle liste, pêle-mêle, la sécurité sociale, la retraite, l’assurance maladie ou la formation.

Les aspects sociaux à la trappe

Reste que la tâche sera peut-être compliquée. Au Parlement européen, Pervenche Berès, ex-eurodéputée socialiste qui a pris sa retraite en mai, a bien conscience du casse-tête qui découle des nouvelles formes de travail. Des mois durant, elle a élaboré un rapport, au nom du Parti socialiste européen, sur «les droits des travailleurs et le progrès social dans l’économie numérique». Et selon elle, pour l’heure, l’UE a été bien trop timide.

Elle se souvient: «En 2014, les problèmes concernant les travailleurs des plateformes étaient déjà bien identifiés. C’est l’époque où l’on négociait le Socle européen des droits sociaux. Quelle foutaise, ce truc! On a redéveloppé du ‘blabla’, réaffirmé de grands principes, et résultat, on n’a plus eu le temps de mettre sur pied une véritable législation.»

Pervenche Berès compte plus sur le Luxembourgeois Nicolas Schmit, commissaire désigné à l’Emploi (et socialiste comme elle) que sur la libérale Margrethe Vestager pour prendre le sujet à bras-le-corps. Responsable du marché intérieur, Thierry Breton, ex-patron du groupe informatique Atos, participera aussi aux travaux. «Mais ce ne sera pas facile, concède Pervenche Berès. En Europe, il y a une fascination pour le numérique et l’idée que le continent doit rattraper son retard en la matière tourne à l’obsession. Résultat: les aspects sociaux passent à la trappe.»

Poussées par la loi d’orientation des mobilités (LOM) tricolore, quinze plateformes ont annoncé mi-novembre se doter d’une «charte de bonnes pratiques» censée améliorer conditions de travail et rémunérations. Le «Digital Services Act» devrait contribuer à faire avancer les plateformes, petites ou grandes, dans la même direction. L’exécutif européen promet de mettre ce texte sur la table avant fin 2020.

Alter Échos