Du vin et des hommes

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Economie

Du vin et des hommes

Vin de Liège est une coopérative à finalité sociale en plein boum. Créée en 2010, elle compte plus de 1.200 coopérateurs et produit 50.000 litres de vin bio, dont la qualité est reconnue. La coopérative affiche de hautes ambitions tant au niveau de son produit fini, de la dynamique locale qu’elle génère qu’au niveau de son rôle d’insertion sociale. Chez Vin de Liège, on promeut un modèle d’entreprise alternative, dépouillée des excès du capitalisme, mais rentable et efficace.

 

 

Cédric Vallet Images : Vin de Liège 14-07-2017
«Le vin, j’apprends à le faire, mais je ne le bois pas.»

Les hommes ploient sous le soleil. Ils avancent lentement dans le vignoble, le long des rangées de vignes vertes. C’est la canicule. Il fait plus de 33 degrés à l’ombre. Celui que l’on surnomme «Aba» s’asperge longuement d’eau puis retourne vers son labeur.

Sous son chapeau de paille, Durgham Naji est en nage. La tâche est difficile pour cet homme musulman, en plein ramadan. Mais il ne se plaint pas. Il se saisit des sarments de vigne et les glisse entre deux fils de fer tirés comme des élastiques tout au long de la parcelle. Il lâche un petit rire discret, un brin ironique: «Le vin, j’apprends à le faire, mais je ne le bois pas.»

La chaleur écrasante qui règne en ce mois de juin donne l’illusion d’un égarement en plein cœur de vignobles du bordelais, ou même du Languedoc. Mais l’espace consacré à la viticulture est trop restreint pour que le paysage colle à ces grandes régions viticoles françaises. Les trois hectares de vignes sont enserrés par les vraies stars du coin: les pommiers et les poiriers, cultures encore dominantes dans la région. Les maisons aux briques rouges ne laissent guère de place au doute. Le bordelais est bien loin d’ici.

La parcelle que nous arpentons aujourd’hui se situe en province de Liège, à Ében-Émael, sur la commune de Bassenge. Les vignes donnent un certain cachet à cette petite colline anodine choisie pour son emplacement stratégique – elle est orientée vers le sud-est, face au soleil –, la qualité de son sol calcaire et son altitude. Cette butte n’est ni trop basse (là où le brouillard givrant printanier pourrait stagner et tuer les bourgeons) ni trop haute (là où l’air devient trop froid). Bientôt les raisins apparaîtront. De ce raisin, un vin rouge naîtra, composé de deux cépages. Du pinotin et du cabernet-cortis.

Les trois travailleurs procèdent en ce mois de juin aux travaux de «relevage». «La vigne est une liane, explique Romain, viticulteur-œnologue aux ‘Vins de Liège’. Il faut la guider vers le haut pour avoir une bonne surface foliaire, ce qui permet d’avoir assez de sucre synthétisé.» La vigne doit pousser droit. Ce sont les «travaux en vert» auxquels s’adonnent les vignerons avant la période d’accalmie du mois d’août. «Nous avons un mois de vacances en été, avant que commencent les vendanges», explique Alec Bol, coordinateur de la société coopérative à finalité sociale «Vin de Liège».

Des vacances pendant lesquelles les quelques employés encore en poste tondront les parcelles et pulvériseront un peu de soufre ou de cuivre, à faible dose (pour la première fois cette année, Vin de Liège expérimente des pulvérisations sans soufre). Ils utiliseront aussi des alternatives à ces produits pas forcément très doux pour l’environnement, comme le terpène d’orange, issu de l’écorce de l’agrume, pour protéger les grains de raisin des champignons agressifs et de maladies, dont la plus connue est le mildiou. Les raisins qu’on cultive ici sont estampillés agriculture biologique. «On croit souvent qu’il n’est pas possible de pulvériser en agriculture biologique, explique Alec Bol, mais le cahier des charges l’autorise, dans certaines proportions. Le respect de l’environnement fait partie intégrante des objectifs que nous poursuivons.»

 

Une coopérative en plein boum

Le paysage est apaisant. La vigne est parsemée de nichoirs, entourée de bosquets, de roses, de «différentes essences». Un peu plus bas, Aba, de son vrai nom Ababakar Diakhate, continue de travailler. Il apprécie «ce travail physique à l’extérieur», même s’il ne s’y prédestinait pas, lui qui a suivi des «humanités classiques», au Sénégal, sans pour autant faire de longues études. Il attend avec impatience la fin de cette dure journée. La tâche est répétitive, le travail nécessite une certaine endurance, une robustesse physique. Ce que possède Aba, un gars plutôt costaud. «J’ai une certaine chance car j’ai des papiers, je suis né en Belgique avant de rentrer au Sénégal avec mes parents qui étaient diplomates. Je peux travailler, je ne passe pas par tous les stades compliqués des sans-papiers. Et je suis revenu en Belgique pour le travail, il y a sept ans.»

Chaque plant de vigne est manipulé un à un, à la main. Les grandes tiges au milieu, les autres sur les côtés. «Ce que l’on fait là permet au tracteur de passer sans arracher les sarments», explique Aba. Il connaît bien le monde de la vigne, les cycles du raisin, et apprécie cet univers.

«Car ce n’est pas un travail saisonnier, il y a du boulot toute l’année; la taille en hiver, les vendanges en automne, le palissage, l’ébourgeonnage, le relevage.»

Aba a travaillé, par le passé, dans le vignoble de Riemst, en Flandre. Un vignoble de 30 hectares. Le plus grand du pays. Mais les débouchés dans le domaine ne sont pas légion en Belgique. Son contrat, ici, est un contrat d’intégration sur le marché du travail qui prendra fin dans quelques jours. Un contrat «article 60» trouvé (et parfois financé) par le CPAS qui permettra à Aba de rouvrir son droit aux allocations de chômage, après un long laps de temps sans travail. Aba semble regretter que l’aventure se termine ici. «Peut-être que Vin de Liège aura besoin d’embaucher davantage de personnel fixe d’ici deux ou trois ans», espère-t-il. Une supposition pas si folle que ça. Car Vin de Liège marche du tonnerre.

La coopérative, qui a obtenu le titre honorifique de «Liégeois de l’année», vient de réussir une seconde levée de fonds, à hauteur de 853.000 euros, faisant grimper son capital à près de 3 millions d’euros. Vin de Liège a fait pousser 70.000 pieds de vigne sur 13,5 hectares, ce qui permet de remplir près de 50.000 bouteilles de rosé, de pétillant, de vin blanc et même, depuis cette année, de vin rouge. Vin de Liège compte 1.200 coopérateurs et est victime de son succès. Plus de 4.000 personnes se sont pressées aux portes ouvertes de Vin de Liège lors de ce mois de juin.

 

Une coopérative, oui, mais à finalité sociale

C’est dans le terreau de l’économie sociale qu’a poussé la coopérative Vin de Liège, au sein de l’association liégeoise «La Bourrache». Cette asbl est une ancienne entreprise de formation par le travail aujourd’hui centre d’insertion socioprofessionnelle. C’est grâce au maraîchage bio et à l’aménagement de jardins qu’on y accompagne des chômeurs de longue durée – souvent désaffiliés socialement – vers une insertion sur le marché du travail.

Le président du conseil d’administration de Vin de Liège, fondateur de la coopérative et ancien de La Bourrache, se remémore les origines du projet: «À l’époque, j’étais assez anxieux quant à la capacité financière de La Bourrache; je demandais à un maraîcher pourquoi on ne produisait pas davantage de légumes. Le maraîcher m’avait répondu que la terre ne permettait pas un meilleur rendement. Par contre, cette terre aurait mieux convenu à de la vigne.» La graine est semée dans l’esprit de Fabrice Collignon. L’amateur de vin se dit qu’il faudrait peut-être tenter le coup. Produire du vin, ici, à Liège.

Il se lance alors dans des études de faisabilité. Il consulte des spécialistes, en France, en Allemagne, et même en Belgique, où il rencontre le «précurseur»: Philippe Grafé, l’homme qui a relancé le vignoble professionnel en Belgique francophone au début des années 2000, grâce à son Domaine du Chenoy. L’homme fait presque figure d’oracle dans le métier. «Certains, comme lui, commençaient à vivre de la vigne. J’évaluais les aspects techniques, financiers, économiques, et c’était clair que ça pouvait tenir la route», dit Fabrice Colligon.

Dès le départ, le projet se veut ambitieux. «De l’idée de faire un projet comme la Bourrache, une asbl d’insertion, je suis parti vers un projet avec une réelle visée économique, totalement autofinancé, avec très peu de subsides.» Le fondateur de Vin de Liège en avait un peu marre de ces petits projets ultra-locaux sans portée majeure. «Mon parcours personnel est ancré dans l’altermondialisme, explique-t-il. J’étais impliqué dans le Forum social de Belgique. Dans ces groupes, on critique la mondialisation, mais à un moment il faut proposer des alternatives locales et viables. Et ces alternatives doivent faire une certaine taille pour être crédibles. Après tout, tout le monde n’a pas vocation à faire son petit jardinet chez soi. Et encore moins son vignoble.»

Un petit groupe d’une trentaine de personnes se réunit autour de Fabrice Collignon et la société coopérative à finalité sociale «Vin de Liège» est officiellement lancée le 21 décembre 2010. La participation des premiers coopérateurs a permis de lever 85.000 euros. Les fondateurs se lancent enfin; ils plantent les premières vignes. Le côté «concret» de l’entreprise déride les sceptiques et le projet s’accélère soudainement. En 2014, Vin de Liège lève 1,866 million d’euros.

Aujourd’hui, Vin de Liège compte 1.200 coopérateurs, qui ont investi dans le projet. Les parts, lors de la dernière levée de fonds, coûtaient 500 euros.

 

La qualité comme objectif

Pour se faire un nom et s’imposer sur le marché, l’entreprise mise à fond sur la qualité du vin. «C’est notre grand défi: produire un des meilleurs vins de Belgique. Notre but n’est pas de bricoler un petit projet dans notre coin mais de tirer la production belge vers le haut», lance Fabrice Collignon.

Son vin doit «respecter les gens et la nature». Pour ce faire, Vin de Liège a associé au projet, dès le début, un viticulteur-œnologue. Romain Bévillard. Le jeune homme, sorti de l’école d’œnologie de Reims, avait été choisi parmi 48 candidats. Il a été séduit par le projet, notamment par les responsabilités qu’il impliquait. «J’ai directement aimé l’approche globale, m’occuper du choix des cépages, de la disposition des vignes, des cuves, plutôt que de saucissonner en différentes spécialités.»

Venir s’installer en Belgique, quand on aime le vin et qu’on a fait de premières armes en France, ne paraît pas très attirant, a priori. «C’est vrai qu’au départ le projet de faire de bons vins en Belgique, j’ai trouvé ça rigolo, concède Romain. Mais très vite je me suis rendu compte que cela pouvait être réalisé.» Pour cela, tout dépendait des cépages. Plutôt que de miser sur les têtes de gondole, très connues du grand public, les pinot ou chardonnay, l’œnologue-viticulteur fait fi des avertissements de cavistes qui estiment alors qu’un bon vin ne peut exister en dehors de certains cépages connus pour leur excellence.

Romain opte plutôt pour des cépages récents, nommés «cépages interspécifiques». Un «croisement entre des vignes européennes et des vignes plus résistantes», peut-on lire sur le site de la coopérative. Ces cépages, on les trouve généralement en Allemagne. Car les pinots ou les chardonnays, en Belgique, atteignent leur limite nord, celle qui ne permet pas au vin d’atteindre une pleine maturité. Avec les cépages interspécifiques, on trouve une vigne qui résiste un peu mieux aux aléas climatiques de la Belgique et aux maladies, un vin qui atteint plus rapidement sa maturité.

L’effort semble payer. Les vins de la coopérative remportent des prix, dont certains sont prestigieux. Le vin blanc «Ô de craie» a remporté la médaille d’or au concours mondial de Bruxelles. Mais c’est surtout le premier prix, décroché à Paris par le vin «Notes blanches» au concours international les Vinalies, qui fait la fierté de l’équipe liégeoise. «C’était vraiment chouette, admet Romain Bevillard. Pour nous, en tant que vinificateurs, c’est intéressant de voir où nos vins se situent.»

Et puis les concours offrent une sacrée visibilité. Le pari de la qualité semble donc en bonne voie. Même les vins qui ne remportent pas les prix internationaux tirent leur épingle du jeu. Le vin blanc «Contrepoint» est décrit comme un vin au «nez complexe rappelant le melon, la poire ainsi que de fines notes balsamiques». Difficile d’infirmer un tel propos promotionnel qui flirte avec le lyrisme.

Ce qui est certain, c’est que pour le reporter de terrain, après une journée sous la chaleur, ce vin, lorsqu’il est bu très frais, réveille et apaise par sa fougue, sa douceur et son caractère légèrement fruité. Ce vin rencontre un succès qui touche même les travailleurs de l’entreprise. Negovan, employé serbe de plus de 50 ans, en insertion, s’enflamme carrément en pointant la bouteille, alors que la fin de sa journée de travail se profile. «Ce vin est exceptionnel», dit-il, l’air docte et sérieux, alliant le geste à la parole en s’octroyant une petite rasade discrète avant de regagner son poste.

 

Limiter le pouvoir des gros actionnaires

Si Vin de Liège se distingue d’une coopérative ordinaire, c’est qu’elle place au cœur de son projet la dimension sociale. «Notre objectif, c’est d’offrir des solutions concrètes face aux dérives actuelles de l’économie, rappelle Alec Boll. C’est pourquoi la protection de l’environnement et la finalité sociale font partie intégrante de notre projet.»

La finalité sociale de Vin de Liège passe d’abord par le fonctionnement de la coopérative.

«Nous avons fait le choix de limiter le pouvoir des gros actionnaires, explique Fabrice Collignon. Il y a deux grands modèles de fonctionnement. Soit on donne un vote par part achetée, soit un vote par personne. Nous avons choisi un système intermédiaire. Un vote = une part. Mais le nombre de votes est limité à 5% du nombre de parts totales présentes à l’assemblée générale.»

D’autres critères définissent ce fonctionnement «social» de la coopérative; la distribution des bénéfices est limitée à un taux de 6%. Les administrateurs sont bénévoles. «L’idée pour nous, c’est qu’on peut faire de l’économie autrement, sans se focaliser uniquement sur la dimension financière», résume Fabrice Collignon, qui, lui-même, ne dirige pas au quotidien cette entreprise qu’il a pourtant fondée.

Notons que les coopérateurs sont souvent sollicités, pour les vendanges, les journées portes ouvertes; ils participent pleinement à l’aventure Vin de Liège. Une aventure qui entend revivifier le tissu économique et social en s’appuyant sur une culture ancienne en terres liégeoises. Des historiens font remonter au VIIe siècle la présence de vignobles dans la région. Des vignobles qui disparaissent quasi intégralement au XIXe siècle. «Nous allons planter symboliquement une petite parcelle au centre de Liège pour montrer que l’activité viticole renaît», s’enthousiasme Alec Bol.

Le modèle économique atypique traverse aussi l’organisation quotidienne des relations de travail. «Nous avons tous notre mot à dire, notre opinion est prise en compte, ajoute Romain Bévillard. Le conseil d’administration impulse une dynamique pour que le fonctionnement ne soit pas trop pyramidal, même s’il faut bien que quelqu’un tranche à la fin.»

 

Le choix (pas toujours facile) de l’insertion sociale

Sur la parcelle d’Ében-Émael, une petite brise rafraîchit très temporairement l’atmosphère. Le temps change. «Quand je suis arrivé en 2010 en Belgique, il n’y avait pas de journées si chaudes, affirme Durgham. Mais depuis deux-trois ans, le climat se réchauffe.»

La chaleur, Durgham l’a bien connue. Il est Irakien, veuf, et s’est réfugié en Belgique en 2010. Ses deux enfants l’ont rejoint à Oupeye dans le cadre du regroupement familial. «J’ai choisi la Belgique car c’est la capitale de l’Europe et qu’il n’y a pas trop de problèmes», dit-il.

Enfin si, il y a un problème majeur: le chômage. «Je cherche beaucoup, je ne trouve pas de travail. J’ai suivi une formation dans le bâtiment et, même là, je ne trouve rien.» Du coup, Durgham est satisfait que le CPAS lui ait trouvé ce job. «C’est mieux que ne rien faire», dit-il.

En Irak, il était policier. Une autre vie, une autre époque. Ici, il s’occupe des vignes pour quelques mois. Comme Aba ou comme Ziani Othmane. Ce dernier a aussi été «casé» chez Vin de Liège par le CPAS. «J’étais exclu du chômage, raconte-t-il, j’ai cherché du travail pendant des mois, alors le CPAS m’a contacté en me proposant ce boulot. J’ai appris beaucoup de choses ici, mais mon métier c’est le bâtiment, et, ensuite, je compte faire agent de sécurité.» Le travail chez Vin de Liège l’aura au moins remis dans une bonne dynamique, «car je déteste me tourner les pouces chez moi», dit-il. S’il apprécie l’ambiance bienveillante qui règne au sein de la coopérative, il ne regrettera pas pour autant le travail quotidien. «Surtout l’hiver, le travail est très physique, c’est très dur, surtout la taille de la vigne, les poignets souffrent.» Mais au moins, Ziani est en contact avec la nature, ce qu’il apprécie particulièrement.

Ces employés ont en commun d’être en contrat d’insertion, des «articles 60». Ils émargent au CPAS car ils n’ont pas ou plus droit au chômage. Ils comptent bien sur ce stage pour retrouver leurs droits, voire même… pour retrouver un boulot. Ces «articles 60» ne sont pas une coquetterie sociale de Vin de Liège. Ils représentent la moitié des huit employés de la coopérative.

«C’est une dimension très importante de notre projet, insiste Fabrice Collignon. Nous voulions continuer ce travail de réinsertion sociale que certains, comme moi, avaient commencé à La Bourrache.»

Et Alec Bol d’ajouter: «Le passage chez Vin de Liège permet à ces bénéficiaires du CPAS de Liège, d’Herstal ou d’ailleurs de se frotter à une expérience professionnelle intéressante.»

Bien sûr, face à ce public, il faut faire preuve de patience, parfois répéter les consignes, s’adapter à leur mode de fonctionnement. Ils apprennent le travail sur le tard. Leur encadrement prend souvent «plus de temps que pour un travailleur classique, soupèse Alec Bol. Et souvent je constate qu’ils ne sont pas proactifs, qu’ils ne travaillent pas toujours rapidement. Mais nous avons bien conscience que nous ne pouvons pas leur demander la même chose que pour des employés classiques».

Parmi les personnes en «insertion» socioprofessionnelle qui font leurs armes viticoles chez Vin de Liège, les fondateurs de la coopérative distinguent à la grosse louche deux grands groupes. Alec Bol nous donne quelques détails: «Nous recevons pas mal d’étrangers, d’immigrés, d’anciens sans-papiers qui ont des difficultés avec la langue française ou qui sont victimes de discriminations.» En général, ce «public est tout aussi efficace que des travailleurs classiques», pense Romain Bevillard.

C’est avec le second groupe que les choses se corsent parfois. «Un public belgo-belge, précise Alec Bol. Des personnes qui ont traversé de gros accidents de vie, de sévères désaffiliations. Certains sont passés par le sans-abrisme.» C’est notamment le cas d’un employé de Vin de Liège embauché après son expérience en «article 60». «La relation au travail est souvent plus difficile pour ce public, concède Romain Bévillard. Cela demande plus de suivi, de diplomatie car ils sont souvent moins autonomes et ne comprennent pas directement des choses qui nous paraissent évidentes, celle de ranger le matériel par exemple.»

Mais Vin de Liège trouve des solutions; les travailleurs permanents prennent le temps de s’adapter. «Quand le rythme des personnes est plus faible, je préfère alors prendre le travailleur en cuverie. Là, l’espace est plus réduit, ils peuvent facilement avoir des repères et s’approprier l’espace; et je peux déléguer certaines tâches», détaille Romain. Pour Alec Bol, cela reste un atout de rencontrer des personnes de «nationalités différentes, aux parcours difficiles. Cela nous apprend beaucoup, même s’il faut plus de personnes pour une tâche».

 

L'ivresse du succès

Vin de Liège est un projet qui séduit largement à Liège et s’assume pleinement. «Nous cherchons la visibilité», affirme sans faux-semblants Fabrice Collignon. Mais pas à n’importe quel prix. Vin de Liège, pour l’instant, ne vend pas ses bouteilles en grande surface. «Les marges sont trop faibles, tout comme les possibilités de négocier.» L’essentiel des ventes a lieu sur place, au chai, ce grand bâtiment moderne qui surgit au bout d’une ruelle d’Oupeye. Vin de Liège s’est aussi associé à des cavistes, des restaurateurs du cru liégeois. On ne trouve pas de bouteilles Vin de Liège à Bruxelles. Pour l’instant. Car la coopérative ne va pas s’arrêter là. Le but est d’acheter de nouvelles parcelles pour s’étendre sur 30 hectares. Objectif: produire 100.000 bouteilles. «Nous devrons distribuer des dividendes aux coopérateurs à partir de 2022», conclut Alec Bol, un peu ivre du succès de Vin de Liège.

Cédric Vallet

Cédric Vallet