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Regard critique · Justice sociale

L'Education permanente appliquée à elle-même

Huit ans que ça n’était plus arrivé : les acteurs de l’Education permanente étaient réunis, vendredi 1er juin dernier, pour dresser un bilan dudécret de 2003 et parler d’avenir.

25-06-2011 Alter Échos n° 318

Le secteur de l’Education permanente (EP) était réuni le 17 juin dernier à Ottignies. A l’initiative du Conseil supérieur de l’Education permanente, les acteurs ontfait le point sur les huit premières années du nouveau décret. Ils ont aussi remis en perspective les missions historiques de l’EP et pointé les enjeux immédiats enCommunauté française.

Ce n’est pas rose ! Sous la précédente législature, la ministre a pu réaliser un phasage pour atteindre un financement du décret à hauteur de 89 % (enpartant de 75 %). On en est là aujourd’hui et on risque d’y rester quelque temps. L’appel – pas dupe – de Yannick Samzun, président du Conseil supérieur del’éducation permanente (CSEP), à un financement à 100 % pour la fin de la législature restera lettre morte. D’autant, a rappelé la ministre Fadila Laanan, que lesmesures d’économie imposées à la Communauté française sous cette législature répartissent l’effort du budget Culture (2,7 millions eurosd’économie à réaliser) sur l’ensemble des secteurs culturels afin de préserver le phasage de l’EP à 89 %. Un choix politique.

Et à l’avenir ? Des hypothèses circulent. Outre les 22 milliards à trouver au fédéral, qui auront des répercussions sur les entitésfédérées, on peut s’attendre aussi à ce que la prochaine réforme de l’Etat provoque des coupes significatives dans les budgets, y compris celui de la Culture.« Pas question, en tout cas, de réduire le phasage à 89 % du financement de l’EP, a insisté la ministre. » Tout en reconnaissant que pour d’autres avancéessouhaitables, la tâche sera « infiniment plus compliquée à accomplir et ses résultats plus qu’incertains ».

En marge, certains s’interrogent, dans ce contexte, sur les objectifs effectifs des Assises du développement culturel territorial, lancées en février dernier. «S’agit-il de repérer les dispositifs trop peu présents sur un territoire ; ou, plus généralement de rationaliser l’offre, se demande Yannick Samzun. » Adéfaut d’être associé formellement au pilotage de l’opération, censée établir un état des lieux de l’offre culturelle selon les territoires, le Conseilsupérieur la tient à l’œil. Il a notamment interpellé le cabinet et l’Administration afin de veiller à ce que les opérateurs de l’Education permanente soientdésormais tous invités aux rencontres organisées dans leur zone d’activité.

Accompagnement : aide-toi toi-même…

Et si le secteur de l’EP s’organisait pour fournir lui-même l’accompagnement adéquat aux associations candidates à une reconnaissance ? Les « petites » associationset les émergentes semblent en effet dans une situation inégalitaire face à la complexité et à la technicité des dossiers de reconnaissance. Deux chiffresappuient cette hypothèse : sur l’ensemble des candidatures à la reconnaissance au décret de 2003, les nouvelles demandes ont connu un taux de réussite de 34,5 %seulement. Contre 76,5 % des demandes émanant d’organismes déjà reconnus dans le cadre du décret de 1976.

L’Inspection a consacré énormément de temps, durant les années de transition vers le nouveau décret, à accompagner les nouvelles associations.Désormais absorbée par les volumineux dossiers d’évaluation et de programmation quinquennaux, ses efforts en faveur des nouveaux demandeurs seront plus comptés, de l’aveumême de Freddy Cabaraux, directeur général adjoint f.f. du Service général de l’Inspection.

Pas étonnant, dès lors, et dans un contexte budgétaire rationné, de voir ce dernier en appeler à « la création de points d’appui, structurésen dehors des piliers, pour aider les associations à accéder à la reconnaissance » (parmi les sept enjeux d’actualité de l’EP pointés, voir encadré).En dehors des piliers, mais portés par le secteur. En somme, les associations reconnues sont appelées à mutualiser leurs moyens pour renforcer les compétences etcapacités du secteur face aux exigences administratives.

Méthodologiquement, l’idée est intéressante : que ce soit pour l’appui aux demandeurs, l’appui à l’évaluation et à la programmation, mais aussi entermes de concertation et de négociation avec les pouvoirs publics sans doute. Mais pratiquement, une telle initiative a-t-elle des chances d’émerger dans les toutes prochainesannées ? « Il n’y a pas de fédération de l’Education permanente, reconnaît Yannick Samzun, qui accueille favorablement l’idée de points d’appuiorganisés par le secteur. Mais attention, prévient-il, on ne va pas se battre à 100 % pour élargir le secteur tant que le subventionnement reste bloqué àhauteur de 89 %, sinon ça signifierait se partager de plus petites parts de gâteau ! »

Les sept défis de l’Education permanente : mutualisations et capacitations2

C’est quoi encore, l’« éducation permanente » ? Au regard de la multiplicité des initiatives et des évolutions de la société, on est en droit de seposer la question de la pertinence des termes, a estimé en substance Freddy Cabaraux en ouverture de la journée de rencontre du 17 juin. L’appellation Education permanente seraitdevenue trop floue. Peut-être mériterait-elle qu’on lui cherche un successeur ?

Six autres chantiers attendent aussi ses acteurs dans les prochaines années.

Le deuxième est celui du débat permanent, pourrait-on écrire. Si la professionnalisation du secteur a permis de couper les ailes aux remises en cause pressantes dont faisaitl’objet l’Education permanente il y a 25 ans, elle a aussi accompagné une complexification croissante de sa gestion et de son administration. Notamment en intégrant la logique comptableplutôt que de s’y soumettre. « Mais la complexité invite à l’interprétation partagée et non plus à l’application froide d’une norme figée, aestimé Freddy Cabaraux. Il faut désormais appréhender l’action de chaque association comme un cas particulier. »

Le troisième enjeu réside dans la place à faire aux « fantassins » de l’éducation permanente, ceux qui, à la marge des institutions, indiquentsouvent des voies innovantes, mais sont victimes de leur petite taille dans le processus compliqué de reconnaissance. « Nous ne pourrons plus les accompagner pour les aider àaccéder aux conditions « plancher », admet le directeur du Service de l’Inspection. Il faudrait que se structurent des points d’appui aux petites associations, notamment en Jeunesse, en dehorsdes piliers, pour les aider à accéder à la reconnaissance. »

Quatrième enjeu : contrer les risques de dérives marchandes des formations relevant de l’axe 2.

Cinquième enjeu et non des moindres : comment
socialiser les diverses productions de façon transversale ? « Dans le cadre des axes 3.1. et 3.2. [NDLR production deservices et d’études], les productions sont largement sous-exploitées. Pour Freddy Cabaraux, il faut veiller notamment à mieux les articuler aux tissus associatifs. »

Il estime également que les rapports entre expression artistique et éducation permanente mériteraient d’être explorés plus avant. « Que l’EP ne reste pasfrileuse devant les créateurs d’imaginaires. »

Septième et dernier enjeu : le développement des capacités à « se réfléchir ». Les secteurs culturels dans leur ensemble « doiventpouvoir mener des processus réflexifs mettant en débat les relations entre objectifs, actions et impacts » de leurs activités.

Emploi : mieux qu’avant, mais plus compliqué

La part de l’emploi est plus importante dans le financement des associations depuis le décret de 2003 tandis que celle des subventions d’activités a été réduitede près de moitié. D’après les statistiques de la Communauté française, l’emploi concerne désormais 72 % du budget consacré au titre del’éducation permanente (contre 62,5 % en 2003, dernière année d’application du décret de 1976). Les subventions d’activités, elles, sont passées de 36,5 %à 19 %.

C’est l’un des aspects positifs du nouveau décret, estime Denis Bouillon, directeur du service de l’Education permanente à la Communauté française. « Alors que ledécret de 1976, basé sur un système de dépenses admissibles, poussait à augmenter la quantité d’activités des associations reconnues, le décretde 2003 base son soutien sur l’emploi et la qualité des actions. C’est mieux, estime le directeur. »

Revers de la médaille, de nombreuses associations ont eu des difficultés à intégrer la logique du nouveau décret « emploi ». Celles qui ont connu desproblèmes n’avaient pas embauché suffisamment rapidement leurs collaborateurs, rendant délicate la justification du subside. Saisi de la question, le Conseil supérieur aobtenu que la première année d’application ait valeur de test et qu’aucune mesure de rétorsion ne soit prise à l’encontre des associations à condition que lesubside ait effectivement été affecté au financement de l’emploi. Cette souplesse de la part de l’Administration et du cabinet s’est prolongée une deuxièmeannée. Parallèlement, des séances d’information et de formations ont été réalisées afin d’aider les opérateurs à se mettre àniveau. Désormais, c’est terminé : pour garder sa subvention, il faut respecter le décret à la lettre, plus seulement dans l’esprit.

En ce qui concerne le cadastre des emplois, en cours d’actualisation, le Conseil supérieur s’est également fendu d’une demande de modification du dispositif. « Trop complexe,estime Yannick Samzun, le questionnaire a été simplifié. Ici aussi l’Administration et le cabinet ont fait preuve d’une écoute du secteur à laquelle on nes’attendait pas. » Le budget disponible sera-t-il suffisant pour couvrir tous les emplois ? « Normalement, oui, estime le président du Conseil, certaines associations vontmême y gagner un petit peu suite aux corrections d’erreurs issues de l’ancien cadastre. »

Quant à la prise en compte des emplois atypiques, du genre prestations occasionnelles, mêmes couverts par un contrat de travail en bonne et due forme (via l’asbl Smart, par exemple),la question n’est jamais remontée jusqu’au Conseil supérieur, affirme Yannick Samzun. Denis Bouillon estime pour sa part que cette problématique finira tôt ou tard parvenir sur la table des négociations, mais à un niveau plus large : celui du secteur culturel dans son ensemble et dans le cadre du décret « emploi ».

Evaluation : silence, on enquête. Et quelques espoirs

L’évaluation du décret de 2003 a été confiée au Girsef, Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation de l’UCL.« A long terme, il s’agit d’élaborer des indicateurs, utiles pour la prochaine évaluation quinquennale, a rappelé la ministre, Fadila Laanan. A court et moyen terme, ils’agit d’identifier les principaux problèmes d’application, pour ensuite y apporter des réponses adéquates. » Le démarrage n’a pas été sanspeine. « De nombreux aller-retour ont eu lieu tant les premières propositions méthodologiques trahissaient une mauvaise compréhension des enjeux de l’Education permanente,pointe Yannick Samzun. Mais nous sommes désormais parvenus, au sein du comité de pilotage, à dégager un consensus sur la manière d’avancer. »

Des volets tant qualitatifs que quantitatifs sont prévus. A ce stade, une série d’entretiens avec des cadres d’associations reconnues ont eu lieu. Les résultats de ceux-ciprécèderont une enquête plus large auprès de l’ensemble des opérateurs. Peut-on déjà en tirer quelques observations ? Trop tôt pourrépondre, affirment les auteurs de l’enquête, les professeurs Marc Zune et Bernard Fusulier, qui comptent finaliser pour le mois de septembre prochain.

L’enjeu consiste à réaliser l’évaluation dans des délais permettant d’encore déboucher sur des modifications de l’arrêté d’exécution avant leterme de la législature en cours.

Parmi ces modifications, la réécriture des dispositions de l’axe 3.1. concernant la production de services. Le sujet n’a pas été approfondi lors des exposés dela matinée du 17 juin, mais chez Alter, agréé dans l’axe 3.2., on pointe des évolutions souhaitables pour nombres d’acteurs reconnus en 3.1 (services) ou en 3.2.(études). D’une part, refondre les deux en un seul axe. Aujourd’hui, une étude réalisée conjointement par deux associations reconnues ne peut êtrecomptabilisée qu’au bénéfice de l’une d’entre elles : comment sortir par le haut de cette logique en faveur d’une incitation aux partenariats ? D’autre part, seules lesproductions écrites sont relevantes, ici. A l’heure du multimédia, il y aurait lieu à tout le moins de reconnaître différents supports comme pertinents pour l’actionen Education permanente. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’une étude fait l’objet en aval d’un débat public, celui-ci ne peut être mis au crédit del’activité « Education permanente » de l’association si elle n’est reconnue qu’en axe 3.2. Décloisonnement et souplesse, dans le respect de l’esprit, résumeraientl’essence des adaptations appelées des vœux de certains acteurs.

Un besoin d’idéologie

Qu’avaient-ils donc, ces cadres et permanents de mouvements d’éducation permanente, à se demander pour quand est la révolution ? Craignent-ils de rater le train desindignés, parti à grande vitesse dans le sud de l’Europe ? Autrement dit, ne fai
saient-ils que manifester pour la énième fois l’inconfort de leur position qui consisteà tendre la sébile d’une main, une grenade de critique sociale de l’autre ? Mais les grenades tendues dans le cadre de l’Education permanente, en Communauté française, nesont-elles pas en mousse ou désamorcées depuis longtemps ?

La révolution telle qu’on se l’imagine le plus communément n’est jamais qu’une étape de formalisation réglementaire et culturelle de changements qui se sontopérés préalablement dans le corps social. C’est en substance, la réponse contenue dans les propos de Christian Maurel, sociologue français spécialiste del’Education populaire (acception française de l’Education permanente), invité à alimenter la réflexion du secteur lors d’un exposé magistral. « Il fautd’abord fertiliser les désaccords, qu’une intelligence collective se soit construite et que des changements favorables à une révolution aient eu lieu dans lasociété, rappelle le sociologue Christian Maurel. Aujourd’hui, on est peut-être dans un tel moment avec les implications des nouvelles technologies de l’information tant sur lesrapports entre les gens que dans les relations de travail. »

Imprégnés du mythe révolutionnaire, des agents de l’Education permanente s’interrogent, parfois s’impatientent, devant l’indigence ou l’invisibilité ou la modestiesupposées des effets de leur travail. Depuis quand l’Education permanente n’a-t-elle plus été porteuse d’un mouvement social, d’un changement social ? L’a-t-elle jamaisété ? Institutionnalisée et subsidiée, n’est-elle pas le fruit de l’histoire de mouvements sociaux plus qu’elle n’en est le ressort ?

Christian Maurel a montré, dans son exposé devant un public captivé, que l’Education populaire est redevable d’un triple héritage. D’abord celui des Lumières etde la Révolution française, dont le rapport Condorcet sur l’éducation fut le catalyseur en affirmant ce projet : substituer l’ambition d’éclairer les Hommes àcelle de les dominer. Ensuite, on retrouve aussi l’héritage du christianisme social. Et, enfin, celui des mouvements ouvriers dont l’Education populaire serait la continuation culturelle, avecce mot d’ordre : instruire pour révolter. Mais, insiste le sociologue, ce n’est là qu’un des aspects de l’Education populaire, dont la vivacité – qui plus est –est, aujourd’hui, plus encore en France qu’en Belgique, à démontrer.

Parmi les raisons de faire de l’Education populaire aujourd’hui pointées par le sociologue, retenons-en deux : le redéploiement des inégalités sociales et la crisede légitimité de la représentation démocratique délégataire.

Dans ce contexte, des opérateurs disent leur désarroi face à des publics dont la première préoccupation serait de (re)trouver un emploi. Pour Christian Maurel,l’Education populaire fait « le pari que tout le travail éducatif à partir de ce que vivent les gens les met en capacité d’analyser leur situation de chômeur et dedéculpabiliser de leur double dépendance : en tant que chômeur et en tant qu’inemployable. » Reste que ce travail d’adaptation des représentations continue depeser sur les individus quand c’est un système social, collectivement, qui sous-tend les stigmatisations dont ils sont accablés.

Christian Maurel voit deux autres missions à assigner à l’EP aujourd’hui. Elle doit aussi tout à la fois renforcer la puissance d’agir de l’individu afin qu’il «devienne le sujet de son projet de vie » et travailler les formes idéologiques (arts, droit, philosophie, culture) qui entérinent et donnent sens aux changements que les Hommesmènent dans leurs rapports entre eux. A ces conditions, l’Education populaire remplirait également une mission de transformation sociale et politique dont les Hommes ne seraient plusseulement l’objet, mais le sujet, l’auteur.

Quels seraient les voies et moyens privilégiés d’une Education populaire ainsi redéfinie dans ses missions ? Dans le désordre, citons : l’élaboration desavoirs transférables (qu’apprendre de l’expérience des autres ?) plutôt que transposables (faire comme les autres) ; partir de ce qui affecte le quotidien des gens pourréfléchir, comprendre, agir… (par exemple : la disparition des commerces de proximité dans un quartier) ; nommer les conflits et fertiliser les désaccordsplutôt que les étouffer en ne les reconnaissant pas, au risque de la violence ; considérer l’Education populaire comme l’articulation pensée entre des objectifs et desmodes d’action…

1 Dernier ouvrage publié sur le sujet : Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Ed. L’Harmattan, 2010.
2 Entendu comme la traduction de « empowerment » : « élaboration et renforcement des capacités à… ».

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