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Regard critique · Justice sociale

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"L'État social actif : survol d'un programme et vue d'en bas des changements sociaux qu'il induit"

18-03-2002 Alter Échos n° 116

Alors que l’équipe des sociologues du Centre Travail emploi formation (TEF) de l’ULB met la dernière main à une recherche sur les minima sociaux et la condition salariale dansquatre pays européens intitulée « L’Europe vue d’en bas », le Crisp publie un Courrier hebdomadaire qui décortique le concept d’État social actif et décrit lamanière dont le courant de la « Troisième voie » structure les politiques européenne et belge de l’emploi. Deux approches très différentes et trèscomplémentaires de la recomposition sociale-libérale du rôle de l’État en matière sociale.
1. De l’“État social actif » à la politique belge de l’emploi
L’usage du concept d' »État social actif » s’est répandu chez nous comme une traînée de poudre depuis 1999 et l’arrivée au pouvoir du gouvernement Verhofstadt. Iln’existait cependant pas encore de synthèse critique de cette veine belge de la « Troisième voie ». Ce manque se comble aujourd’hui avec les 80 pages qui condensent le mémoiredéposé l’an dernier à l’ULg par Geoffroy Matagne, qui s’est coltiné une impressionnante partie de la littérature touffue produite par les défenseurs et lesdétracteurs de la Troisième voie.1
Il commence par en retracer la généalogie : elle apparaît à la fin des années 80 chez les démocrates américains, porte Bill Clinton au pouvoir, ettraverse ensuite l’Atlantique avec Tony Blair et le New Labor. Au milieu des années 90, le concept s’est élýboré grâce aux travaux de think tanks réunissantscientifiques et responsables politiques de centre gauche ou de centre droite. Avec Blair, Schröder, Prodi puis D’Alema, Kok, Jospin et bien sûr Verhofstadt et Vandenbroucke, il estamené au cœur des décisions européennes et de la méthode ouverte de coordination (la Stratégie européenne pour l’emploi est lancée en 1997)pilotée par les mêmes et la Commission.
Une épure de l’État social actif
Toutes les variantes de la Troisième voie trouvent leur source dans les travaux d’Anthony Giddens, le sociologue considéré comme son principal théoricien. L’auteur enrésume rapidement les lignes de force, pour se consacrer à une description des quelques grands principes autour desquels se retrouvent les différentes variantes de l’Étatsocial actif élaborées sur cette base.
> « Premièrement, pour les risques sociaux évitables (chômage, etc.), il faut égaliser les chances, il faut procurer des ressources de départ, non des allocations; faciliter, non compenser ». L’État est proactif : il prévient ces risques, il agit avant qu’ils se réalisent. Une compensation redistributive se justifie seulement làoù des individus sont frappés d’incapacités temporaires ou définitives.
> Les droits sociaux sont balancés par les devoirs. La justice sociale se fonde sur la prise individuelle de responsabilités face à la société. L’Étatfait en sorte que toutes les composantes de la société prennent aussi leurs responsabilités.
Ce double socle repose sur deux fondements éthiques (dont le contenu concret peut varier).
> La participation, le comportement le meilleur qui résulte de l’exercice de sa responsabilité propre dans une situation d’égalité des chances.
> L’inclusion, l’état de la société le meilleur en termes d’égalité des résultats (jouissance des droits politiques, revenu, travail, éducation,etc.), qui nécessite une intervention de l’État dans le sens où « Une profonde inégalité de résultats résulterait d’une sociétéradicalement méritocratique et menacerait la cohésion sociale. »
L’analyse, qui vient ensuite, du contexte d’émergence de la Troisième voie, en montre aussi les limites. Ainsi, aujourd’hui, elle risque notamment les débordements par la droite(partis de centre droit et partis de droite conservatrice et sécuritaire) et elle provoque au sein des partis de gauche des tensions avec les ailes plus radicales.
L’Union européenne comme relais stratégique
Le chapitre suivant repart d’un exposé des composantes et du fonctionnement de la stratégie européenne pour l’emploi. Les analyses les plus courantes montrant que ce processus nes’inscrit pas comme une rupture dans les politiques nationales, mais s’inspüre d’elles et s’inscrit donc dans leur continuité pour leur donner progressivement des inflexions au travers derecommandations annuelles. La Troisième voie au niveau des politiques européennes consiste donc surtout en un discours programmatique. Les üéclarations et lesdécisions des sommets européens des dernières années sont donc rapidement passées en revue. Il en ressort avant tout, d’après Jean-Claude Barbier, « unréférentiel de l’emploi comme solution universelle » à tous les problèmes sociaux comme la pauvreté et l’exclusion.
La coordination européenne des politiques aboutit donc à la « mise en place d’un faisceau de normes d’action » qui s’imposent aux États. L’Union européenne intervient doncbien au cœur stratégique du projet politique de la Troisième voie : changer la manière dont les États agissent.
Le sens de l’insertion remodelé
Le dernier chapitre repart des déclarations gouvernementales successives depuis juillet 1999 pour, à partir des politiques de l’emploi, retracer les contours de la variante belge del’État social actif. L’auteur en retient comme principale nouveauté la surenchère dans le caractère explicite de la volonté de rompre avec le modèle socialbelge des cinquante dernières années. L’élément de continuité est, lui, la volonté de garder aux partenaires sociaux leur rôle central.
Les principaux thèmes de l’État social actif étaient déjà présents dans les déclarations de nos gouvernements depuis bien des années :flexibilité, compétitivité, formation, réinsertion, publics cibles, etc. Il en est aussi ainsi pour des composantes des politiques de l’emploi comme l’obligation pourdifférentes catégories d’allocataires sociaux d’être disponibles sur le marché de l’emploi.
Mais on remarque que depuis 1999, l’État social actif est bel et bien le programme qui donne la cohérence des différentes mesures en matière d’emploi. Principal accroc– cause de vives tensions avec la Stratégie européenne pour l’emploi – : les politiques de réduction de l’offre de travail et en particulier les prépensionsconventionnelles.
Et de conclure en mettant en évidence que la notion d’insertion induite par nos différentes politiques de l’emploi – en tout cas dans leur énoncé – est en train dechanger de sens : « L’insertion comme parcours individuel se concrétise dans l’État social actif par une logique de devoir de participation et de responsabilité (…).Peut-être faudrait-il en conséquence parler d’épreuves au sens où l’insertion, telle qu’elle est (re)pensée, normativement (re)cadrée et (re)pratiqu&ea
cute;e,implique de la part du bénéficiaire l’obligation de faire la preuve de sa volonté réelle de participation et de ses efforts dans ce sens. »
2. Ce que les personnes visées ont à en dire
Mais tout cela, c’est l’État social actif sur papier. La démarche des chercheurs de l’ULB et de leurs collègues européens (France, Allemagne et Royaume Uni) va toutà fait dans l’autre sens : il s’agit d’aller à la rencontre des bénéficiaires de ces politiques pour voir ce qu’ils ont à dire sur leur fonctionnement réelet découvrir ce qui se joue de commun. On constate sans grande démonstration que l’épure ne tient pas ses promesses.2
Les minima sociaux : une protection sociale dualisée
Les chercheurs des quatre pays ont interrogé des personnes qui vivent des minima sociaux : allocataires sociaux, travailleurs rémunérés au salaire minimum ou travaillantau noir, personnes surendettées, etc. Ils les ont contactés au travers de services sociaux, de structures d’insertion, de collectifs autonomes, de sections syndicales, d’associationsparoissiales. Le premier constat s’impose : les politiques de réforme de la sécurité sociale et de l’aide sociale sont pensées pour traiter individuellement lesdéficits de flexibilité, de formation ou de disponibilité des travailleurs sans se pencher avec autant d’attention sur la demande des employeurs. « Le but n’est pas d’augmenter levolume de l’emploi pour diminuer le nombre de ‘pauvres’, mais d’utiliser la main-d’œuvre ‘pauvre’ pour augmenter le volume de l’emploi », résument les chercheurs. La limite à cettelogique est l’affirmation d’un socle minimal de droits sociaux, qui deviennent rapidement un régime de « protection sociale bis ». Cette frontière n’est pas nécessairement celleentre l’aide sociale et la sécurité sociale : tous les pays ont depuis des années diminué les montants des allocations de chômage, restreint les conditionsd’accès et raccourci les durées de bénéfice. Elles équivalent in fine à des « allocations de survie ». Elles ne servent plus à maintenir un niveau devie malgré les accidents dus au marché de l’emploi – et à maintenir le niveau des salaires –, mais à « pousser le chômeur à accepter n’importe quelemploi ».
En corrélation apparaissent des aides complémentaires dédicacées (allocations familiales complémentaires, allocations logement, allocations aux parentsisolés, etc.), « distribuées en fonction de la situation propre de la personne », sur la base de critères parfois à la limite du principe fondamental del’égalité de traitement.
Autre corollaire, l’orientation des systèmes d’allocation sur la mise au travail amène un financement massif par les budgets sociaux des politiques de diminution du coût dutravail qui soutiennent la compétitivité des entreprises nationales.
Les duplicités de la contractualisation
ýaire de la sorte des systèmes de protection sociale des « facteurs productifs » amène à démultiplier les sous-catégories qui permettent à cespolitiques de classer leurs bénéficiaires, au point que ces derniers ne sont plus définis par leur position sur le marché de l’emploi, mais par leurscaractéristiques personnelles.
Le phénomène le plus caractéristique de cette évolution est la montée de la contractualisation du bénéfice des allocations et des démarchesd’insertion. À l’inverse du principe d’universalité, les droit sociaux deviennent conditionnels.
ýa recherche insiste particulièrement sur ce point : le ciblage institue l’inégalité des droits politiques et sociaux. On sort du champ des droits, a priori nonnégociables sur base individuelle, pour se retrouver dans le champ de la contrainte. Le suivû individualisé des engagements pris devient une « mise sous tutelle ». La mêmepersonne, si elle ne demande pas d’allocation, n’a aucune obligation ni comptes à rendre. Plans d’accompagnement, parcours d’insertion, conventions d’intégration, il se créeainsi une sphère de « non droit » et de « fins de droit ».
De plus, les gens, ne se reconnaissant pas dans ce ciblage moralisateur (« pauvreté = oisiveté »), « sont cependant contraints de s’en réclamer ». Leur statut social participantà la construction de leur identité, la catégorisation devient déstabilisatrice : on ne s’autorise plus à faire valoir des droits ou des revendications.
« Le scandale n’est pas tant le fait de la contrepartie, mais du leurre qu’elle constitue. » Les récits sont unanimes : dans les cas où l’opération débouche sur un emploi,il s’agit d’un emploi de mauvaise qualité, ou même parfois inutile, qui ne permet que très exceptionnellement de (re)sortir de la pauvreté. En bout de course, en casd’échec, le chômeur se retrouve « responsable de son non emploi ».
« Je n’appelle pas cela un emploi. »
« La majorité des retours à l’emploi dans les quatre pays se font sur des emplois aidés ou précaires. » Les emplois obtenus ne correspondent pas à l’image de l’emploiperdu ou recherché. Les conditions de travail sont difficiles : dérogations par rapport à la norme en termes de salaires (on parle au mieux de salaire minimum, quand il en existeun), de temps de travail (horaires coupés, etc.), de vacances et de congés maladie, d’assurances ou de durée de contrat. Nombre de chômeurs remarquent que dans lesdispositifs d’accompagnement, on leur demande nettement plus de comptes qu’on ne leur fait de propositions.
Le fait de changer de statut implique un risque de ne pas respecter une des nombreuses règles administratives auxquelles se conformer, ou simplement des tracasseries telles, que ceséléments constituent en eux-mêmes des « pièges à l’emploi ». Sans compter les aides dédicacées ou en nature (gardes d’enfants en particulier), quidisparaissent dès le retour à l’emploi.
La tricherie comme règle du jeu
ûe changement de situation personnelle peut entraîner un changement de statut. Typiquement, se mettre à vivre avec un conjoint. Des stratégies de mensonge sedéveloppent alors. Elles légitiment en retour les procédures de contrôle et de sanction – bieû souvent sans proportionnalité – dont s’assortissentles régimes d’allocation ou de contractualisation. Le système veut que l’allocataire soit suspect a priori. La relation entre l’individu et les autorités est recomposéeautour de la méfiance réciproque.
Conclusion : « L’espace des droits est restreint car il n’y a qu’une chose qui soit vraiment universelle, c’est le marché. (…) Il faut penser comment on peut vivre par le biais dumarché et faire du pauvre un consommateur ascétique. »
1 G. Matagne. « De l’État social actif à la politique belge de l’emploi », CH, n°1737-8, Crisp, tél. : 02 211 01 80, http://www.crip.be La Troisième voie n’est pas un synonyme d’État social actif : le premier vocable est un projet politique, explique l’auteur, qui veutintroduire une rupture dans la conception qu’on se fait de l’État, et le second est son véhicule pour ce qui relève du domaine social au sens large.
2 Nous r&eac
ute;sumons ici un exposé des conclusions de la recherche rédigé par Estelle Krzeslo. On y retrouve avant tout ce qui est commun aux politiques menées par lesquatre pays, et à leurs conséquences. Le rapport de recherche est en train d’être adapté pour une publication et une sortie en librairie cette année. Tél. ULB: 02 650 91 14

Thomas Lemaigre

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