Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

L'aide alimentaire taillée à la serpe

L’Union européenne diminue drastiquement son programme d’aide alimentaire. Tenants et aboutissants d’une décision qui suscite l’hébétude.

10-07-2011 Alter Échos n° 319

L’Union européenne va réduire de 80 % son programme d’aide alimentaire aux plus démunis. Sur le terrain, les associations paniquent. Comment compenser cette perte ?Tenants et aboutissants d’une décision dont les premières victimes seront les pauvres de l’Europe.

Ils ont pris un sacré coup sur la tête, c’est certain. Les responsables d’associations chargées de distribuer l’aide alimentaire aux plus démunis n’en mènent paslarge. Ils tirent la sonnette d’alarme à la suite d’une décision budgétaire radicale de l’Union européenne : les fonds alloués au programme d’aide aux plusdémunis vont diminuer de 80 % en 2012.

Il fallait donc agir. La Concertation aide alimentaire, la Fédération des centres de service social (FCSS), l’Association de la ville et des communes de la RégionBruxelles-Capitale (AVCB), la Fédération belge et européenne des banques alimentaires et la Croix-Rouge ont organisé une conférence de presse le premier juillet.Ils ont écrit aux ministres belges concernés – Sabine Laruelle (MR) pour l’Agriculture, Philippe Courard (PS) pour l’Intégration sociale – pour qu’ils tentent depeser en Europe. Ils ont joué leur va-tout au Parlement belge, poussant des députés à créer le débat. Ils tissent des liens avec d’autres organisationsconcernées. Mais pour l’instant, cela ne bouge pas d’un iota.

Une telle décision de l’Union européenne suscite l’hébétude. Comment, après avoir proclamé haut et fort que 2010 était « l’Annéeeuropéenne de lutte contre la pauvreté », décider de couper les vivres aux plus démunis ? L’impact pour les plus pauvres va être radical. Les banquesalimentaires de Belgique, et d’autres pays européens, ne pourront plus distribuer aux associations ou CPAS, ces denrées qu’ils ne pourront plus ensuite distribuer aux pluspauvres ; alors que les acteurs de terrain témoignent d’une augmentation des besoins, dans un contexte de crise sociale qui perdure.

Pour Charles Lejeune, secrétaire général de la FCSS1, « l’aide alimentaire est devenue une porte d’entrée importante dans l’aide sociale. C’est unindicateur de grande pauvreté ». Michel Colson, président de la section CPAS de l’AVCB2 rappelle l’augmentation annuelle de 5,7 % du nombre debénéficiaires de l’aide sociale dans les communes de Bruxelles. Mais l’aide alimentaire dépasse le cadre de l’aide sociale, comme il nous l’explique : « Lespersonnes qui bénéficient de l’aide alimentaire dans nos CPAS sont des personnes en situation de grande précarité sociale et financière et pas nécessairementdes bénéficiaires de l’aide sociale mais des personnes pensionnées, malades ou des travailleurs qui perçoivent un salaire peu élevé. »

L’aide alimentaire en quelques chiffres

Belgique

D’après le bureau d’intervention et de restitution belge, 224 000 personnes, au moins, ont bénéficié d’une aide alimentaire en Belgique en 2010.

Ce chiffre ne tient pas compte d’autres initiatives, du type distribution de nourriture dans les mosquées ou les églises évangélistes.

351 CPAS et 438 associations ont participé au programme européen d’aide alimentaire aux plus démunis. Ce programme, en Belgique, représente 50 % de latotalité des vivres distribués.

En 2011, le programme européen pour la Belgique représente une manne de 10 935 075 euros. En 2012, ce montant marquera l’étiage de 2 795 058 d’euros.

Union européenne

La Commission européenne estime qu’en Europe, 43 millions de personnes sont menacées par la pauvreté alimentaire. En 2009, le programme d’aide alimentaire a touché 18millions de personnes.

Une décision complexe

On trouve peu de voix pour justifier la décision de l’Union européenne. Marc Tarabella (PS), député européen a rapidement dénoncé le« scandale » de cette Europe qui « aide les banques » et de cette Commission européenne qui « punit les pauvres ». Mais ducôté de la Commission européenne, on regrette aussi cette diminution du budget alloué au programme (de 500 millions d’euros à 113 millions pour 2012). Le Commissaireeuropéen chargé de l’agriculture et du développement durable, Dacian Ciolos, a même souligné l’importance de ce programme tout en insistant sur lanécessité de « trouver un moyen de (le) maintenir à moyen et long terme. »

Alors comment en est-on arrivé là ? Comme souvent avec l’Union européenne, la décision n’est pas très lisible au premier abord. Mais d’un autrecôté, on sait aussi vers qui se tourner lorsque ça bloque : les Etats membres. Ils sont une petite bande de six Etats à remettre en cause le programme. Le Royaume-Uni,la Suède, l’Autriche, les Pays-Bas, la République Tchèque qui suivent le leader de la fronde : l’Allemagne. Ce dernier a introduit un recours devant la Cour de justice del’Union européenne, à Luxembourg, qui a abouti à l’arrêt du 11 avril 2011. Cet arrêt a tout changé, et la coupe budgétaire spectaculaire dans l’aidealimentaire en est une conséquence directe.

Pour comprendre ce feuilleton juridique, il faut jeter un œil sur le passé. En 1987, dans la droite ligne de la création des restos du cœur par Coluche, l’Unioneuropéenne, sous l’impulsion de Jacques Delors, crée ce programme d’aide. Il est décidé à l’époque de puiser dans les stocks excédentaires de produitsagricoles de l’Union européenne. Pour différentes raisons liées à la Politique agricole commune (et notamment dans le but de moins intervenir sur le marché via desstocks), les stocks de matières premières agricoles ont considérablement diminué. Afin de compenser cette perte, il a été décidé par l’Unioneuropéenne que 1 % du budget total de la PAC serait consacré au programme d’aide aux plus démunis, via le « Fonds européen agricole degarantie ». Cette somme était utilisée pour acheter des produits sur le marché.

C’est cette réalité que plusieurs Etats contestent. Pour eux, la Politique agricole commune n’a pas vocation à faire office de politique sociale. De plus, les politiquessociales feraient mieux d’être prises en charge par les Etats. La Cour de Luxembourg leur a donné raison. Dans le cadre de la PAC, il ne sera plus possible d’allouer un fonds à laCommission européenne pour aller « sur le marché ». Le programme devra « exclusivement puiser dans les stocks existants ». Et, on l’a dit,ces stocks sont faibles, d’où la baisse prévue en 2012. Sentant le vent tourner, la Commission européenne avait proposé un projet de refonte du
programme dès 2008,avalisé par le Parlement européen mais rejeté par une partie du Conseil des ministres de l’Union européenne.

L’impact sur la Croix-Rouge de Belgique

Bernard Forget, coordinateur de projets à la Croix-Rouge de Belgique3, ne fait pas de détours. Il donne des chiffres pour faire comprendre l’impact concret, en Belgique,de la décision européenne.

Il y a trente-et-un maisons Croix-Rouge qui distribuent de l’aide alimentaire grâce au programme européen. Parmi elles, onze devront tout simplement fermer leurs portes. Elles sesituent toutes en zone rurale et elles dépendent plus directement du programme européen. « Une fois encore la population précarisée en zone rurale va faire lesfrais de ce type de décisions », lâche, un peu las, Bernard Forget.

Le chiffre de onze maisons ne tient pas compte d’une autre réalité. Environ vingt maisons Croix-Rouge avaient marqué leur intérêt à ouvrir des points dedistribution d’aide alimentaire pour faire face à une demande croissante. Il est évident que l’ouverture de ces points n’est plus d’actualité.

Bernard Forget conclut en rappelant une évidence : « Cette décision va à l’encontre des tendances que l’on constate dans les maisons Croix-Rouge. Le programmenous permet bien de répondre à des situations d’urgence sociale. »

« L’Europe doit montrer un visage social »

Au niveau européen, beaucoup d’acteurs se mobilisent et chacun y va de son pronostic. Il y a la Fédération européenne des banques alimentaires4. FranckPoisson, l’un des bénévoles chargé de projet, est catégorique : « C’est pas fini. Je suis confiant sur le fait qu’il y aura au moins une aideeuropéenne plus forte qu’annoncée. » En Belgique, Jean-Michel Delmelle, président de la Fédération belge des Banques alimentaires5, avoue sa« grande tristesse, car les programmes sociaux européens sont rares. Là, il y a quelque chose de concret et on s’en prend à ce programme ». Ilrécapitule les rapports de force : « En Belgique, les vingt-deux députés européens, les ministres sont pour ce programme. Dix-neuf autres pays en sontaussi bénéficiaires. Il y a une minorité de blocage avec l’Allemagne qui en fait une question de principe. » Son espoir : que certains de ces pays changentd’avis. Il cite la République tchèque « qui bénéficie du programme et vote contre », ou les Pays-Bas et s’accroche à certains bruits decouloir : « à la Commission, on m’a dit que ça pourrait faire l’objet d’un troc », affirme-t-il, sibyllin.

Finalement, il résume l’enjeu des mois à venir : « Comment faire un pont jusqu’à une réforme de la PAC qui intégrerait ce fond. » Cartelle est bien l’urgence : comment compenser la perte en 2012 ? Roger Waite, porte-parole du Commissaire européen à l’agriculture Dacian Ciolos6, affirme que laCommission européenne travaille d’arrache-pied à la création d’un système juridiquement imparable. L’idée serait de créer un programme pluriannuel avec unecertaine flexibilité offerte à la Commission pour acheter sur le marché. Pour éviter les arguties juridiques, un tel fonds pourrait être extrait de la PAC ettransféré sur un autre poste budgétaire.

Mais tout cela est encore de la fiction. Roger Waite ne cache pas son pessimisme pour l’année à venir : « On espère avoir un accord sur un nouveausystème pour 2012. Mais il faut craindre que cela soit difficile. On trouvera probablement une solution structurelle pour 2013. En attendant, les ONG vont devoir trouver d’autres moyens, en setournant vers les Etats ou vers les fonds privés. » Sauf qu’en Belgique, pour l’instant, on ne l’entend pas de cette oreille. Waut Es, porte-parole de Philippe Courard,secrétaire d’Etat à l’Intégration sociale7, ne pourrait se satisfaire d’une solution nationale : « Certes, c’est un combat de David contre Goliath,mais on va demander à la Commission de trouver une solution, ce n’est pas à Philippe Courard de compenser ça. Il faut que la Commission européenne trouve cetargent. » Des lettres sont parties, signées avec des eurodéputés ou avec d’autres ministres belges, notamment à destination de Herman Van Rompuy, le discretprésident du Conseil des ministres de l’UE.

Au cabinet Courard, on ne décolère pas : « L’Europe ne doit pas se cacher derrière la décision de Luxembourg pour dire qu’ils ne peuvent pas payer. LesEtats ne sont pas une solution car l’Europe doit montrer un visage social. Mais je ne suis pas très optimiste. Au niveau de la Commission, ce sont plutôt des gens à droite quitiennent les postes. » Et si l’Europe ne paye vraiment pas ? « Alors on verra si la Belgique doit trouver une solution, lâche de mauvais gré Waut Es, mais cen’est pas à l’ordre du jour. » Et pourtant, pendant que les discussions patinent, Charles Lejeune rappelait que pour les associations de terrain, la priorité c’est bien« de trouver une solution transitoire, rapidement, pour garantir le volume initial tout en pensant une solution structurelle pour 2013. » Coût de la mesure enBelgique : environ 8 millions d’euros.

Au réseau européen de lutte contre la pauvreté8, on regrette évidemment cette décision, mais on prend un peu de hauteur en rappelant les autres enjeux querecouvre l’aide alimentaire. « L’aide alimentaire est une réalité. Et cette décision va rendre la vie plus dure pour les gens qui ont faim, nous dit Sinton Farrel.Mais il faut vraiment se demander quelle Europe on développe. Le modèle qu’il faut défendre au niveau européen, c’est celui d’une meilleure protection sociale. C’est celuid’une harmonisation sociale plutôt qu’une compétition des systèmes sociaux. » C’est donc plus d’Europe qu’il nous faudrait en ces temps de crise et de replinational.

1. Fédération des centres de service social :
– adresse : rue Gheude, 49 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 223 37 74
– courriel : info@fcss.be
– site : www.fcss.be
2. Association de la ville et des communes de la Région de Bruxelles-Capitale :
– adresse : rue d’Arlon, 53 à 1040 Bruxelles
– tél. : 02 238 51 40
3. Croix-Rouge de Belgique :
– adresse : rue de Stalle, 96 à 1180 Bruxelles
– tél. : 02 371 31 11
– courriel : info@redcross-fr.be
– site&nb
sp;: www.croix-rouge.be
4. Fédération des banques alimentaires européennes :
– adresse : avenue du Général Leclerc, 53 à 92 340 Bourg-la-Reine, France
– tél. : +33 (0) 1 45 36 05 45
– courriel : feba@eurofoodbank.org
– site : www.eurofoodbank.org
5. Fédération belge des banques alimentaires :
– adresse : rue de Glasgow, 18 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 559 11 10
– courriel : info@foddbanks.be
– site : www.foodbanks.be
6. Dacian Ciolos, membre de la Commission européenne,B-1049 Bruxelles
– tél. : 02 296 14 04
– courriel : dacian.ciolos@ec.europa.eu
7. Philippe Courard :
– adresse : secrétaire d’Etat à l’Intégration sociale, rue Ernest Blérot, 1 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 238 28 11
– courriel : courard@minsoc.fed.be
8. Réseau européen anti-pauvreté :
– adresse : square de Meêus, 10 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 226 58 50
– courriel : team@eapn.eu
– site : www.eapn.eu

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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