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Jean-Louis Laville : « Entre Davos et le Forum social mondial, l'économie sociale va devoir choisir »

C’est un invité de marque qu’accueillaient à Liège, le 13 décembre 2007, l’asbl Barricade, SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises) etl’Agence Alter. Sociologue, Jean-Louis Laville est en effet l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’économie sociale, professeur au Cnam (Conservatoire national des arts etmétiers) et codirecteur du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS). L’occasion en était donnée par la sortie en format de poche duDictionnaire de l’autre économie, qu’il a codirigé avec Antonio David Cattani1.

04-02-2008 Alter Échos n° 244

C’est un invité de marque qu’accueillaient à Liège, le 13 décembre 2007, l’asbl Barricade, SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises) etl’Agence Alter. Sociologue, Jean-Louis Laville est en effet l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’économie sociale, professeur au Cnam (Conservatoire national des arts etmétiers) et codirecteur du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS). L’occasion en était donnée par la sortie en format de poche duDictionnaire de l’autre économie, qu’il a codirigé avec Antonio David Cattani1.

Animé par le professeur Jacques Defourny (ULg et corédacteur du dictionnaire), le débat a permis à Jean-Louis Laville de revenir sur les points forts de l’ouvrage, etquelques-uns des enjeux communs qui traversent le secteur, pourtant bigarré, de l’économie sociale, en Europe et dans le monde.

Dénaturaliser le concept d’économie

Au centre du dictionnaire, figure un double questionnement. Pourquoi la conception orthodoxe de l’économie est-elle aussi dominante et aussi peu contestée ? Pourquoi toutes lestentatives de construire une autre économie ont-elles débouché sur le totalitarisme? Et donc, en filigrane, quelles méthodes mettre en œuvre, quels acteurs mobiliserpour susciter le développement d’une économie qui soit à la fois alternative et démocratique?

Pour Jean-Louis Laville, une des pièces maîtresses de ce travail de longue haleine consiste à « déconstruire » la conception quasiment autiste del’économie, comme sphère autonome, et séparée des autres activités humaines. La force de ce discours est de dissimuler sa normativité, son caractèreidéologique, et de se présenter comme purement scientifique, neutre et objectif.

Or, précise Laville, l’économie marchande formelle ne fait pas vivre, aujourd’hui, la moitié des habitants de la terre ! L’enjeu est donc de réintroduire de lapluralité – c’est-à-dire aussi de l’histoire et de la sociologie – dans la théorie économique, et d’acter la diversité et la richesse des pratiqueséconomiques, plutôt que de les faire passer sous les fourches caudines d’une conception unique. Un des lieux principaux de ce combat est évidemment celui de l’école et desuniversités, où il s’agirait de réintroduire la pluralité presque disparue dans l’enseignement de la « science économique ». On peut rappeler àcet égard l’initiative de quelques étudiants français regroupés dans un collectif ironiquement intitulé « Les éconoclastes », qui avaientréclamé, voici sept ans déjà, un enseignement « post-autistique » de l’économie2. Bref une inversion de la tendance croissante à lamathématisation, et un véritable réancrage de l’économie au sein des sciences humaines.

Un enjeu démocratique

En dehors de l’enjeu purement économique de cette question, il en va de l’avenir démocratique de nos sociétés lui-même : « Si on ne peut plus discuter del’économie et de ses prétendues lois, déclare ainsi Jean-Louis Laville, ce dont on peut discuter se réduit alors comme peau de chagrin. » À cet égard,il voudrait que son dictionnaire soit un portail pour mettre en évidence les pratiques économiques qui s’appuient sur une autre conception que la vision libérale orthodoxe. Enreprenant une intuition ancienne du sociologue Marcel Mauss, Laville souhaiterait que l’ouvrage puisse contribuer à consolider les zones et les institutions non capitalistes au sein del’économie.

Une des caractéristiques centrales du dictionnaire réside dans son ancrage au cœur des mouvements altermondialistes, un ancrage qui semble bien plus fort dans les pays du Sud(par ailleurs, fortement représentés en termes de sujets et de rédacteurs) qu’en Occident. Interrogé sur les raisons de cette différence, Jean-Louis Laville pointeprincipalement une logique de « piège à l’emploi » à prendre dans un sens original : beaucoup d’expériences pionnières d’économie sociale ontété déstabilisées, dans nos régions, par des politiques publiques de subvention de l’emploi, au point de se voir réduites à cette seule dimension. Or,il existerait bien d’autres enjeux dans ces expériences, qu’il s’agirait de ne pas étouffer. Notamment, ceux de la cohésion sociale, de la juste répartition entre zonesrurales et urbaines – les nouveaux services à la personne étant beaucoup plus rentables dans celles-ci que dans celles-là –, de la démocratie participative, etde l’emploi digne : un débat dont Jean-Louis Laville précise qu’on aurait tort de ne le mener que dans les pays du Sud. Pour lui, tous ces enjeux déterminants pour l’avenir denos sociétés n’ont pas été débattus à la hauteur de l’importance qu’ils revêtent. Encore une fois, le débat démocratique auraitété camouflé sous des considérations prétendument techniques.

Bref, il s’agirait d’éviter le piège de l’enfermement de l’économie sociale dans l’insertion et la seule politique de l’emploi. Cette limitation constituerait d’ailleurs unprojet qui, pour Jean-Louis Laville, serait entièrement cohérent avec le projet néolibéral. Le sociologue note à cet égard une nette évolution dudiscours du Medef (Mouvement des entreprises de France – patronat français), qui donne désormais très largement sa place aux entreprises d’insertion. Mais cette place sesitue au sein d’une conception globale cohérente, dont les autres piliers seraient la néophilanthropie et la responsabilité sociale des entreprises, toutes deux potentiellementporteuses de risques de privatisation des politiques sociales.

Dans un tel contexte, le secteur de l’économie sociale va devoir faire des choix politiques de fond, que Jean-Louis Laville résume dans une alternative saisissante : soit prendre saplace au Forum social mondial (FSM) – en sachant que le fait même de pouvoir traiter du sujet de l’économie sociale et solidaire lors des sessions et des séancesplénières du FSM a demandé deux années de discussions –, soit aller siéger à Davos, vanter et vendre son professionnalisme au service del’économie marchande classique.

Unir dans la diversité

Pour mener ces choix, il importera d’autant plus que le secteur soit fort et doté d’une véritable identité. C’est pourquoi Jacques Defourny insiste de son côtépour que le secteur associatif, dans toute sa diversité, puisse enfin commencer à se sentir appartenir au secteur de l’économie sociale, et qu’au-delà des cloisonnementssectoriels et des répartitions de compétences entre ministres et niveaux de pouvoir, puisse émerger une identité « économie sociale » forte etappropriée par des acteurs plus nombreux. Un des éc
ueils à contourner pour réaliser cette ambition réside sans doute dans la difficulté de « fairemouvement » avec des acteurs ayant leur histoire propre, des références souvent différentes et des horizons idéologiques parfois contradictoires. Et ce qui est vraidans un seul pays ou une seule région, l’est a fortiori au niveau mondial. Le dictionnaire porte d’ailleurs lui-même la trace de cette diversité puisque certaines de sesentrées sont doubles, permettant de présenter sous deux signatures différentes et avec des angles d’analyse distincts (Nord-Sud, par exemple), un même concept. Il en vaainsi de l’article « Femmes et économie solidaire » (une contribution de Miriam Nobre, et une autre d’Isabelle Guérin) ou encore de « Monnaie sociale »(Jérôme Blanc pour une perspective du Nord, notamment sur les Systèmes d’échange local (SEL), et Heloisa Primavera pour une perspective « Sud » sur ledéveloppement et le repli des réseaux de troc en Argentine, entre 1995 et 2002). Au-delà de la définition d’un ennemi commun, c’est donc à l’articulation desexpériences, des histoires et des projets que devra s’attaquer le secteur de l’économie sociale s’il entend peser tant soit peu sur l’avenir du monde…

1. Jean-Lois Laville et Antonio David Cattani, Dictionnaire de l’autre économie, Folio Actuel, 2006 (Desclée de Brouwer pour l’édition originale).

2. Un site reprend l’historique de ce combat :
http://www.autisme-economie.org.
Il en est également sorti un livre prenant le contrepied de la vulgate habituelle sur quelques grandes questions économiques : Les éconoclastes, Petit bréviaire desidées reçues en économie, La Découverte, 2003.

Edgar Szoc

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