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Regard critique · Justice sociale

Dossier : citizen pen

Commentaires dans les médias : «Je ne vois pas l’intérêt d’ouvrir tout, tout le temps»

09-05-2017

Notre prochain numéro d’Allter Échos se penche sur le journalisme citoyen. Défiant à l’égard des médias professionnels, le citoyen intervient de plus en plus dans les médias, voire produit sa propre information, avec plus ou moins de réussite (voir encadré ci-dessous). S’il est un espace où sa parole peut s’exprimer, c’est celui des commentaires. Jérémie Mani est le CEO de Netino, société spécialisée dans la modération. Netino revendique plus de 120 clients dont Le Monde, France TV, Europe1. La société affiche un chiffre d’affaires de 3,6M en 2015, avec une progression de 13,02 % en un an. C’est également Netino qui gère de nombreux espaces «commentaires» et réseaux sociaux pour Le Soir, La Libre Belgique, L’Avenir, la DH, SudPresse et la RTBF.

Alter Échos: Netino, c’est avant tout de la modération de médias?

Jérémie Mani: Nous sommes environ 600 et un tiers est sur la modération des médias. Le reste sur des entreprises d’autres types. Nos modérateurs sont essentiellement à Madagascar, en Roumanie aussi. Mais aussi en France, en Belgique, en Suisse et au Québec. Les médias peuvent choisir où se déroulent leur modération. Ainsi, France TV parce que c’est une entreprise publique veut une modération en France. C’est aussi une question de rapport qualité/prix. Et une question de rythme. Ils ont deux fois plus de temps à Mada pour lire les messages.

Alter Échos: Modérer les réseaux sociaux d’un média ou d’une marque, c’est pareil?

J.M.: C’est très différent. La marque est par la force des choses moins sensible aux réactions, développe une com’ plus légère. Connaître le prochain parfum d’un yaourt n’est pas forcément susceptible d’être polémique. Pour les médias, les sujets sont plus variés et sensibles. Les médias publient aussi plus sur Facebook que les marques. 2 à 3 fois par heure là où les marques en sont à une fois par jour.

Intellectuellement, il s’agit pour le modérateur de jongler avec des sujets très variés. D’une réunion Merkel-Trump à un fait divers belge. C’est pourquoi 95% de nos modérateurs ne sont dédiés qu’à un seul média. Lorsque ce n’est pas possible pour de «petits» médias, nous les regroupons en fonction de chartes standard de modération.

Alter Échos: Votre modération est avant tout celle d’un logiciel, Moderatus.

J.M.: Non. L’œil humain est irremplaçable et il lit pratiquement tout. Notre logiciel retire automatiquement les messages qui contiennent des mots insultants comme «bougnoule» par exemple. À l’inverse, des personnes ont des «laisser passer» parce qu’elles font preuve d’une courtoisie jamais prise à défaut dans leurs messages. Cette gestion est à la demande des médias, afin d’alléger la charge, et donc le coût, des modérateurs. Pour ces commentateurs «libres», il y a toujours une gestion par la communauté. Enfin, il y a tout le reste qui est lu. Il y a une priorisation des messages en fonction du facteur «risque». Cela prend en compte par exemple l’historique de l’individu (s’il dérape une fois sur deux, il va être lu plus vite) ou selon les mots utilisés. Sharia, lobby, sioniste, gay sont des mots dont les messages ont des taux de rejet plus élevés. Le logiciel détecte ces combinaisons et classe les urgences. Il permet aussi de centraliser tous les commentaires dans un même espace. Le modérateur donne son verdict mais il peut aussi en un clic revoir le contexte de publication.

Alter Échos: Dans l’article de la DH annonçant les services de Netino, un certain Pierre Humbeeck poste ceci: «Faisons un test: Enculé!! Les wallons sont cons, les flamands sont moches, les arabes sont des voleurs. Albert 2 pue du cul!». Et ça passe. Normal?

J.M.: Sur le cas que vous évoquez, on le connaît, il a un taux de rejet très faible. Ici, la provoc’ était volontaire, on se permet aussi du second degré.

Alter Échos: D’autres personnes balancent que cela ne fonctionne pas.

J.M.: Face à la critique, soit parce que le système ne fonctionne pas, soit parce qu’il bride la liberté d’expression, on est toujours sur la défensive. Dans plus de 90% des cas, quand on nous «remonte» un client mécontent, on prouve sa mauvaise foi. C’est assez facile parce qu’on historise tout. On peut reprendre l’intégralité des écrits acceptés ou refusés. Ces derniers le sont parce qu’ils étaient hors charte. Cela arrive souvent. On est toujours en mode défensif car on peut se tromper. Dans la masse, on peut aller trop vite, on peut mal juger le contexte.

Alter Échos: Un exemple concret?

J.M.: Lors des attentats dans une mosquée au Québec, le message «la résistance s’organise» passe. Le modérateur lit. Bon, il doit quand même aller vite et il valide. À froid, c’est facile à repérer. Mais c’est clairement d’extrême-droite. Donc on a retiré le commentaire, mais trop tard. Sur Facebook, on modère a postériori. Sur les sites, on modère à priori. Dans les deux cas, on doit aller vite.

Libre à ceux qui ne sont pas d’accord d’ouvrir leur propre blog par propre forum ou de publier sur les réseaux sociaux en cela il n’y a aucune restriction à la liberté d’expression.

Alter Échos: Chaque média peut obtenir une modération à la carte?

J.M.: Oui. La souplesse même entre médias est très différente. Les chartes de modération sont des documents de 20 à 30 pages. Elles aident et cadrent la subjectivité de notre client, à qui en début de contrat nous donnons une batterie de vrais commentaires pour cerner leur sensibilité. Ce n’est pas un exercice facile. Dans une même rédaction, les réponses ne sont pas les mêmes.

Ces chartes contiennent plusieurs chapitres, détaillant la politique du média sur la vulgarité par exemple. «Ah c’est con ce qui t’arrive, t’as pas de cul» par exemple, c’est vulgaire ou non? Si le média est plus jeune, plus populaire, cela passe. Pas chez d’autres. Il faut trouver la zone grise. Pour les insultes aux victimes, les médias ne réagissent pas de la même manière. Il y aura toujours des personnes pour se moquer d’une victime d’accident de la route, dire qu’il avait bu. Certains médias acceptent, d’autres pas. Un média français ne veut pas l’apologie du rétablissement de la peine de mort. À chaque mort violente d’enfant, des personnes lâchent ce «cri du cœur»: le rétablissement de la peine de mort pour le meurtrier… Chaque média est vraiment chez soi. Ils décident ce qu’ils ouvrent ou pas.

Alter Échos: N’est-ce pas alors de la censure d’idées? Une réduction du débat démocratique?

J.M.: Attention à ne pas confondre deux choses bien distinctes. Il y a d’un côté le souhait de certains médias d’ouvrir quelques articles, et pas d’autres, aux commentaires. Et de l’autre côté l’application d’une charte de modération, c’est-à-dire de consignes qui varient d’un média à l’autre. Dans les deux cas je ne pense pas qu’on puisse parler de restrictions à la liberté d’expression. Les médias sont des espaces privés ouvert au public mais dans la mesure où le directeur de la Nation est pénalement responsable, il a le droit pouvoir définir ce qui est autorisé ou pas sur son espace de dialogue. Libre à ceux qui ne sont pas d’accord d’ouvrir leur propre blog par propre forum ou de publier sur les réseaux sociaux en cela il n’y a aucune restriction à la liberté d’expression.

Alter Échos: Vous ne répondez pas tout à fait à ma question. J’évoque des restrictions plus fines dans les espaces ouverts. On pourrait par exemple envisager qu’un organe de presse de gauche ne tolère aucun commentaire d’un candidat présidentiel de droite.  

J.M.: En théorie, c’est imaginable mais en pratique cela n’arrive jamais. La charte de modération porte sur la forme (pas d’insultes, pas de racisme, pas de spam…) et non sur le fond. Tous les avis sont les bienvenus tant qu’ils respectent les autres. Nous n’avons jamais eu ce type de dilemme.

 

J’ai l’impression que nous sommes encore à la préhistoire de la participation dans les médias.

Alter Échos: Vous ne devez pas être favorable à la fermeture des commentaires…

J.M.: Personnellement, je ne vois pas l’intérêt d’ouvrir tout, tout le temps. Le NY Times a décidé d’ouvrir un certain nombre de commentaires par jour et de mettre toute l’énergie là-dedans. Après, quand on ferme un article, beaucoup de personne commentent via un autre…

Alter Échos: La fin de l’anonymat vous donne moins de travail?

J.M.: À titre personnel, je pense que c’est une avancée mais il ne faut pas croire pour autant que l’anonymat est le problème. Je peux vous montrer 1.000 propos orduriers tenus aujourd’hui où les personnes sont sous leur vrai nom, vrai prénom et vraie photo! Cela calme probablement certain mais ce n’est pas la solution absolue.

Alter Échos: La modération que vous proposez est la base minimale de l’échange. On retire les excès mais améliorez-vous vraiment le débat?

J.M.: Mon rêve serait d’évoluer vers une modération qui permet de signaler les commentaires potentiellement les plus intéressants pour les journalistes. Aujourd’hui, personne dans la rédaction n’a l’occasion de tout lire. Ils n’ont ni du temps ni de l’argent pour cela. J’ai l’impression que nous sommes encore à la préhistoire de la participation dans les médias. C’est un non-sens que de placer les commentaires sous un article sans cadrage. Il faut donner au moins un axe, une direction. Dans un papier, il y a souvent des sous-thèmes. Il faut minimiser les digressions. Autre point frustrant, c’est que les bons commentaires repartent toujours à zéro. Alors qu’ils pourraient être conservés pour les articles qui prolongent la même information, la développent. Il ne suffirait pas de grand chose pour améliorer le tout.

Dans le prochain numéro d’Alter Echos

À l’heure des «fake news», du doute permanent, une information précise et recoupée est une denrée précieuse. Paradoxalement, cette information aux mains des professionnels est de plus en plus à la recherche d’une validation par… le peuple.Poussé par une défiance généralisée (80% des Européens ne se fient plus aux médias), le citoyen intervient de plus en plus dans les médias, voire produit sa propre information, avec plus ou moins de réussite. D’autres entendent créer des contre-pouvoirs aux médias, supposés être eux-mêmes des contre-pouvoirs. Les médias traditionnels, eux, ne restent pas les stylos croisés. Ils tentent de réinventer la participation, réfléchissant à la plus-value du commentaire, ou mieux, à l’enrichissement de l’information par le lecteur. Le citoyen deviendrait alors un émetteur d’informations non militant, non idéologue. Un témoin de faits divers devenus de société. Un transmetteur d’expérience locale. Racontant ce fameux «terrain» que le journaliste semble avoir tant de mal à labourer. Un retour aux fondamentaux et une coproduction salutaire pour l’information, et donc le journalisme.

 

Olivier Bailly

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