Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Santé

Éric d’Agostino : «L’internement, c’est une invitation au suicide»

Armés de leurs caméras, Éric d’Agostino et Patrick Lemy lèvent le voile sur les abîmes du milieu carcéral. « La Nef des Fous » nous plonge dans le quotidien des détenus internés dans l’annexe psychiatrique de la prison de Forest. Les « pensionnaires » n’y sont pas toujours à leur place…

28-11-2014
© Neon Rouge Production

Réalisateur-journaliste à la RTBF, Éric d’Agostino s’intéresse depuis toujours à la face cachée de nos sociétés, abordant les thématiques d’exclusion. Après avoir sillonné l’Afrique, où il a signé plusieurs documentaires sur la question de l’excision et du mariage forcé, il vient d’achever un travail de trois années en milieu carcéral. Sans concession, « La Nef des Fous » lève le voile sur ces « cellules poubelles » de l’humanité. Ces annexes psychiatriques où croupissent des détenus jugés irresponsables de leurs actes au moment des faits, mais incarcérés à durée indéterminée.

  Quel est le point de départ de ce documentaire ?

Le point de départ, c’est que, par hasard, j’ai rencontré un copain, qui connaissait le Directeur de la Prison de Forest. Il me l’a présenté. Celui-ci m’a parlé des annexes psychiatriques, dont j’ignorais tout, jusqu’à leur existence. Il m’a donné l’autorisation de pénétrer cette annexe durant une ou deux heures. Et là, ça m’a totalement retourné. Je n’ai jamais connu un tel choc dans ma vie : l’annexe psychiatrique, c’est un retour au Moyen-Age. C’est une odeur infâme, des personnes indigentes, déstructurées, désincarnées. Ce qu’on appelle la « Nef des fous », c’est la poubelle de notre société. Sauf que cette réalité a lieu ici, en Belgique.

 En principe, les annexes sont réservées à des inculpés encore en « préventive »…

À l’origine, c’est un lieu destiné à des hommes qui n’ont pas été condamnés. Ils ont commis des actes graves, délictueux ou criminels, mais la justice les a jugés irresponsables au moment de leurs actes. Ils sont donc internés pour observation, sans aucune durée de peine. Mais en réalité, ils y restent à vie. Un détenu m’a montré sa carte de sortie, et le numéro qui y était inscrit était le 9.999 ! Il m’a prétendu que c’était la « date » théorique de sa libération, comme pour lui signifier qu’il ne sortirait jamais, que ce serait perpète… Parce que la seule condition de sortie, c’est la guérison. Or une fois qu’on y entre, c’est une spirale. On fait tourner ces gars d’annexe en annexe. Certains ont fréquenté jusqu’à 50 annexes en l’espace de deux mois. Et, quoi qu’on en dise, ce ne sont ni des structures de soins ni de réinsertion. Mais il n’y a pas d’issue. D’ailleurs, la société civile n’en veut pas. Parce que personne n’oserait prendre la responsabilité de libérer un fou.

 Quel type de détenus avez-vous rencontré entre ces murs ?

Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que parmi ces détenus, il y avait des gens tout à fait sains d’esprit. C’est à se demander ce qu’ils font là ! La folie ne se voit pas. Il faut du temps pour la déceler. Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme… Certains ont plusieurs crimes sur le dos, d’autres ont simplement bouté le feu à une poubelle publique. Leur point commun, c’est qu’ils sont tous malades. La plupart ont été battus, abusés ou sont orphelins. Ils n’ont pas eu – ou très peu – d’affection paternelle et maternelle… D’ailleurs, ces gens n’ont pas de famille. Pas de visiteurs. Leur seul contact avec l’humanité, ce sont les gardiens de prison. Mais ce qui est assez inquiétant, c’est que la majorité des jeunes détenus viennent tous des mêmes pensionnats-pourris, des mêmes écoles-ghettos. C’est à croire qu’ils sont écartés de la société dès leur prime enfance. Beaucoup connaissent très vite plusieurs IPPJ. Et mènent des parcours parallèles, avec pour destination finale : l’annexe.

 Ce mardi, la Cour européenne des droits de l’Homme a de nouveau condamné la Belgique pour sa mauvaise politique carcérale. Ça vous étonne ?

C’est Robert Badinter qui fait du régime carcéral en vigueur le critère de civilisation d’un pays. Or quand on place un psychopathe, un psychotique et un schizophrène dans la même cellule de 9m², ce n’est évidemment pas la solution ! L’internement déshumanise. À Forest, il n’y a que trois psychiatres qui travaillent à mi-temps pour une moyenne de 120 détenus. Les visites durent en moyenne 2 minutes. Certains de ces détenus ne voient d’ailleurs jamais le psychiatre. Et restent enfermés dans le noir toute la journée. Depuis qu’on a écarté la peine de mort, on n’a trouvé que la camisole chimique pour parade. Mais l’internement, ce n’est finalement qu’une invitation au suicide. Personne ne met les moyens pour que ces détenus puissent se réinsérer. Avant de tourner ce documentaire, je ne pensais pas que cela puisse exister en Belgique. Mais aujourd’hui, je ne voudrais pas habiter dans le périmètre d’une prison.

 Vers 2018, un immense village-pénitencier doit voir le jour à Haren, loin du centre… Cette nouvelle prison doit remplacer celles de Saint-Gilles, de Forest et de Berkendael. Selon vous, est-une bonne solution ?

Je crois, malheureusement, qu’il ne s’agit que d’un moyen de désocialiser encore plus le délinquant. Malgré l’image d’Épinal qu’en ont certains, dans les prisons modernes, tout est électronique, vitré, transparent. C’est encore pire que les prisons traditionnelles où, au moins, il y a des gardiens pour ouvrir la porte et apporter un minimum d’écoute. Parce qu’en prison, le pire, c’est d’être seul. Or, avec Haren, on est dans un cheminement intellectuel inversé. La triste réalité, c’est que plus on construit de prisons désincarnées, plus on encourt le risque que les récidivistes commettent des actes encore plus graves à leur libération. Mais ce message est difficile à faire passer. Moi, il m’a fallu faire un film pendant trois ans pour comprendre que les prisons n’étaient pas une bonne réponse.

 Propos recueillis par Rafal Naczyk

 

En savoir + :

La nef des fous (2015) sortira en salles le 27 janvier à Liège, le 28 janvier à Namur, avant d’être projeté à Mons, à Tournai et à Bruxelles.

Long métrage documentaire – 85′
Écrit et réalisé par Eric D’Agostino & Patrick Lemy
Produit par Aurélien Bodinaux / Neon Rouge Production
En collaboration avec la RTBF, le Centre du Cinéma FWB, VAF, CBA, Tax Shelter, le Fonds du Journalisme

Extrait du film : http://vimeo.com/109110223

LA NEF DES FOUS – Extrait from Neon Rouge Production on Vimeo.

Web + :

Alter Échos n°366 du 27.09.2013: «Internés sous les verrous: punis ou soignés?»

Rafal Naczyk

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)