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Regard critique · Justice sociale

Social Bistrot

«Enfermés dehors»

Paradoxe affligeant: alors que nombre d’entre nous saturent d’avoir pour seul horizon les murs intérieurs de leurs maisons, une «société parallèle», constituée de migrants, de sans-papiers et autres âmes inc(l)as(s)ables, reste, elle, enfermée dehors. Hors toit, hors statut, hors radar, hors soins, hors tout. Covid ou pas.

Nous sommes en 2021 et nous avons décidément un manque cruel de vista face à l’exil. À l’œuvre: une oscillation permanente entre le pire et le meilleur de l’humanité, tout cela baignant, politiquement, dans le bouillon d’un traitement administratif peu audacieux et humaniste en la matière.

Avec ou sans Theo Francken aux affaires, le sort réservé aux exilés reste en effet peu reluisant. Tandis qu’un virus nous renvoie sur un même pied d’égalité face à notre finitude existentielle, sur le terrain de l’urgence sociale, l’action se poursuit, s’intensifie, suscite de nouvelles «vocations». Immersion fugace et intense dans cette multitude sans visage.

Dans le sas de la «grande» distribution

Vendredi froid de janvier, midi trente. Ça caille sec sur l’avenue du Port ouverte aux quatre vents où nous cheminons bon an mal an vers le labyrinthique ensemble de Tour&Taxis. Destination communiquée par le collectif Deux euros cinquante qui recrute des bénévoles pour la préparation et la distribution de repas aux personnes en marge de notre société.

Cela se passe dans l’une des deux implantations qu’un célèbre concessionnaire automobile a gracieusement mis à la disposition de la Croix-Rouge. Un gracieusement teinté d’opportunisme à en croire un bénévole puisque ces bâtiments inoccupés risquaient d’être taxés pour leur non-utilité selon ses dires. D’un côté, un centre d’accueil jour géré par la Croix-Rouge, de l’autre, un centre logistique doublé d’un espace de distribution alimentaire et d’un restaurant.

Ambiance électrique au-dehors où la file d’attente grossit à vue d’œil. On piaffe, on se querelle, les femmes et les enfants d’abord. À l’intérieur, les préparatifs vont bon train: on installe les tables, les boissons chaudes et les denrées. Un joyeux mélange de bénévoles s’affaire, issu d’un maillage bariolé de solidarités. Chacun sur les starting-blocks.

1,2,3: partez! Les portes s’ouvrent et le défilé commence, à une cadence effrénée.
«Bonjour»,
Tiens, un sac!
«S’il vous plaît»,
Tiens, un sandwich!
«Bon appétit»
Tiens, une banane!
«Bon appétit»
Tiens, un dessert!
Ad libitum.

Les visages se succèdent et ne se ressemblent pas. Beaucoup de jeunes hommes parmi eux. À peine le temps de croiser un regard, d’entendre une voix. Pas une minute à perdre, c’est du travail à la chaîne, une heure durant. Certains sont hagards, d’autres présents et dans l’échange, furtivement.

Social resto enfin

Ouf. Le temps suspend son cours après l’effervescence et nous rejoignons la vaste salle à manger où tout ce petit monde peut enfin se poser au chaud pour souffler, manger, se réchauffer, papoter. L’heure est venue de dégainer le microphone pour des échanges croisés bénévoles/bénéficiaires.

Nous abordons ainsi Leila, pétillante distributrice de desserts qui vient de terminer le rangement du sas en devisant joyeusement avec ses collègues, alternant entre français et néerlandais avec une aisance déconcertante.

Est-ce qu’elle vient souvent ici?
Tous les jeudis et vendredis. Le resto fonctionne tous les jours.
Elle est membre de RedFox, le mouvement de jeunes du PTB.

Pourquoi?
Elle veut se sentir utile. L’envie est venue durant le confinement. Son objectif état de garder la sociabilité en se mobilisant pour la juste cause. Elle cale son bénévolat entre les cours et les examens.

Elle prend souvent le temps de discuter après les distributions. Quand elle voit une personne seule à table, elle s’assied. Elle collecte les histoires, comme un petit livre qu’elle écrit. Des histoires tristes et choquantes racontées par ces gens qui sont là depuis des années et qui attendent de recevoir l’asile.
«Le Covid, c’est dur pour nous, mais encore plus dur pour eux.»

Quelle histoire l’a marquée récemment?
Celle d’une dame qui se trouve actuellement dans un mystérieux «asile clandestin». On y met huit à dix personnes dans une seule pièce. Et on leur dit que tant qu’ils ont un toit au-dessus de leur tête, ils doivent être satisfaits.

Cap sur la vaste cantine installée dans ce qui devait être le hall d’exposition des automobiles du concessionnaire philanthrope. C’est spartiate, mais efficace. Des tables et des bancs en double file indienne et quelques dessins accrochés aux murs pour la touche de couleur.

Nous nous approchons précautionneusement de Sufjan, seul en coin de table, absorbé dans la lecture du journal. Peut-on le déranger avec quelques questions? Son sourire est une réponse engageante.

Il ne vient pas souvent. C’est sa deuxième fois.
Je lui dis, «c’est ma première fois». Il répond, «soyez la bienvenue».

Comment ça va?
«Tant qu’on est en bonne santé. Dieu merci, ça va.»

Il tient à remercier la Croix-Rouge et les bénévoles et la personne qui a donné le local.

Des rencontres?
«Comme vous, ce sont bénévoles, des étudiants, il y a même un avocat qui est venu donner des conseils.»

Qu’est-ce qu’il aime faire ici?
«Rester un petit peu. Changer d’air. Prendre un café.»

Nous le laissons reprendre sa lecture et profiter de cet instant suspendu. Non loin de là, nous avons repéré un petit homme à lunettes, portant l’insigne de la Croix-Rouge, et qui semble avoir la langue bien pendue à en croire la discussion qu’il mène à bâtons rompus avec sa collègue du Service volontaire.

Qu’est-ce qui l’amène ici?
Il avait des a priori, une idée préconçue du migrant. «On les voit souvent agressifs, mais ce sont des personnes qui ont besoin de s’exprimer. Si on leur laisse cette place, on tisse des liens qui se solidifient au fil du temps.»

«L’envie de venir ici est venue pendant les fêtes. La famille, on peut la voir tous les jours. Or pour ces gens qui n’ont presque rien ou rien dans les mains, il y a la joie de leur apporter quelque chose. Quand on est dans le centre de jour, on joue une partie de cartes, on partage un thé, un café.»

Une rencontre en particulier?

Un chouette souvenir: un monsieur jamaïcain, qui met de la musique dans le centre de jour, puis cette petite fille d’un an, originaire d’Afrique centrale, elle courait partout, elle jouait avec insouciance. «Je projetais ma filleule du même âge sur elle. Je lui ai apporté un verre de lait, j’ai vu son regard s’illuminer. On apporte quelque chose qui devrait être naturel. Un verre de lait, c’est anodin. Pour elle, c’est extraordinaire.»

N’a-t-il pas l’impression d’être un pansement pour ces personnes en mal de port d’attache?

«Oui, peut-être qu’ils le ressentent comme ça. Mais ils retrouvent surtout la chaleur d’un être humain, qui leur apporte du soutien pendant les moments durs. Ici, le lien continue avec le temps. La directrice de l’association est respectée par tout le monde par ce qu’elle apporte quelque chose qui permet à ces personnes de rester humains.»

Dernier échange avant la dispersion: me voilà aimantée par un jeune homme aux yeux verts perçants qui se tient près de la porte d’entrée, prêt à mettre les voiles. Il parle quatre langues différentes, mais pas le français… et prend le temps de me répondre avec plaisir.
«Nice to meet you !»

Comment ça va?
«Sometime good sometimes not good. Comme ci comme ça.»

Il vient là presque tous les jours. Il compte beaucoup d’amis. Il est arrivé en Belgique en 2018.

Est-ce qu’il aime être ici?
«Non.»
Il n’y a pas de sens à être ici car on lui a refusé sa demande d’asile. La raison de ce refus sans appel? Il vient d’un mauvais pays, la Palestine, pour obtenir le sésame. Il n’a nulle part où aller et, donc, chaque jour, il change d’endroit.
«J’ai mon lit dans mon sac.»

Il a 26 ans et est célibataire. Il voudrait trouver l’amour. Mais c’est mission impossible.
«Personne ne peut t’aimer si tu n’as pas d’argent, si tu n’as rien.»
«Il essaie. Mais cela ne marche pas. Il ne rencontre personne, encore moins pour l’instant.»
«Ce n’est pas qu’à cause du Covid. Il fait trop froid, tout simplement.»
Son pays et sa famille lui manquent.

Il est arrivé en Europe il y a bien longtemps, dans l’espoir de s’y faire une vie. Avant d’aboutir en Belgique, il est passé par l’Allemagne, par l’Autriche aussi.

Il dit avoir perdu trois ans de sa vie ici, en Belgique.

«On me dit que mon histoire n’est pas solide. Mais j’ai raconté la vérité. Nous avons besoin de vérité dans nos vies. Je ne veux pas aller dans un autre pays. Je ne peux pas retourner en Palestine. Je viens de la bande de Gaza. Je n’ai plus personne là-bas. Je n’ai pas de cousine, je n’ai pas de famille, je n’ai pas de petite amie.»

Qu’est-ce qu’il vient chercher ici?
«Ici, je peux parler avec mes amis. Je peux être dans la légèreté avec eux. Parce que je traîne dehors tout le temps. Ici, je peux vivre des moments drôles, charger mon téléphone.»

Que souhaite-t-il pour l’avenir?
Il veut être plus fort encore, Hamdullah!

«J’ai arrêté la cigarette. Je veux prendre soin de moi.
Je dois prendre soin de moi parce que personne ne le fera.»

«Prenons soin de nous, prenons soin des autres.» C’est pourtant le slogan à la mode en ce moment.

Marie-Eve Merckx

Marie-Eve Merckx

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