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Regard critique · Justice sociale

Invendus de la grande dis, c'est pas des salades !

A Herstal, le magasin Carrefour est désormais obligé de proposer ses invendus aux banques alimentaires, dans un paysage de l’aide alimentaire en plein bouleversement

29-03-2013 Alter Échos n° 357

A Herstal, le magasin Carrefour est désormais obligé de proposer ses invendus aux banques alimentaires. Les premiers échos de terrain sont encourageants, et l’initiative de la commune est en train de faire école. Mais comment la situer dans un paysage de l’aide alimentaire en plein bouleversement, à la veille de la disparition du PEAD (Programme européen d’aide alimentaire), système européen qui est le vrai pivot du secteur ?

La plupart des grandes enseignes de la distribution contribuent à l’approvisionnement de l’aide alimentaire, avec plus de 10 % des dons reçus par les banques alimentaires en 2011. Ces partenariats prennent des formes variées, allant des grandes campagnes de récoltes annuelles à de simples arrangements oraux entre un gérant franchisé et une association locale. Les initiatives sont nombreuses et disparates, mais elles ont toutes en commun de reposer sur une base volontaire.

La conjonction de trois facteurs bouleverse cependant la donne. Premièrement, les quantités données par le secteur de la distribution ont sensiblement diminué ces dernières années, du fait d’une meilleure organisation logistique, probablement motivée par le souci de faire des économies en ces temps difficiles. De son côté, le secteur de l’aide alimentaire ne cesse de voir le nombre de demandeurs augmenter, alors même qu’il s’inquiète – à juste titre – de ses moyens et sources d’approvisionnement après la fin du PEAD en 2014. Enfin, la thématique du gaspillage occupe de plus en plus le devant de la scène politique et médiatique, à tous les niveaux institutionnels, du local à l’international.

Herstal ouvre le bal

Interpellée par ces constats, la commune d’Herstal a pris une mesure-choc l’été dernier, en conditionnant le renouvellement du permis d’environnement d’un magasin Carrefour à l’obligation de proposer les invendus à une association d’aide alimentaire affiliée à la Fédération belge des banques alimentaires. Le cabinet du bourgmestre1, Frédéric Daerden, explique ce choix : « On a commencé avec Carrefour parce qu’ils renouvelaient leur permis et collaboraient déjà avec des associations, mais de manière non structurée. Il y a surtout eu une structuration de ce qui se faisait déjà. L’objectif était de montrer que c’était transposable. On a ensuite valorisé cette expérience et ajouté la même clause dans une douzaine d’autres permis d’environnement en cours pour des grandes surfaces. » Si l’initiative a fait du bruit dans la presse, elle a également inspiré d’autres responsables politiques qui ont emboîté le pas. Ces derniers mois, Charleroi, Namur, Liège, Bruxelles-Ville et plusieurs autres localités ont toutes signifié leur intention d’adopter une mesure similaire.

A l’échelon régional, six parlementaires PS ont déposé une proposition de décret au parlement wallon, basée sur le même principe. Comme beaucoup d’autres, Malika Sonnet, députée primosignataire de la proposition, a été choquée par les chiffres du gaspillage : « Je trouve ça horrifiant de voir ce qui est jeté alors que des gens font les poubelles. C’est très interpellant de mettre en parallèle les chiffres du gaspillage et les besoins de l’aide alimentaire. La proposition est inspirée de l’initiative d’Herstal : l’idée consiste à imposer à chaque grande surface de proposer ses invendus, encore consommables bien sûr, à au moins une association d’aide alimentaire, avant de pouvoir les valoriser en déchets. » Ayant suscité l’adhésion de la majorité comme de l’opposition, cette proposition est aujourd’hui travaillée en commission, conjointement par les quatre partis (PS, Ecolo, CdH et MR). Fin février, plusieurs acteurs des secteurs de la distribution, de l’aide alimentaire et de la lutte contre le gaspillage ont été auditionnés et des membres de la commission se sont rendus au Carrefour d’Herstal pour en savoir plus sur la mise en œuvre et les résultats de l’expérience initiale.

Bons échos

Les fédérations des banques alimentaires et des Restos du Cœur suivent de près les démarches du Parlement wallon et se déclarent favorables à l’initiative. Deborah Myaux, coordinatrice de la Concertation aide alimentaire à la Fédération des services sociaux[x]2[/x], salue également le mouvement général : « On accueille positivement le fait que les politiques s’inquiètent des problèmes de l’approvisionnement et cherchent des solutions. » Sur le terrain, Jean Crahay, administrateur de la banque alimentaire de Liège3, se réjouit des premiers résultats de l’expérience d’Herstal qui s’avèrent probants, à tout le moins à court terme : « Avec le Carrefour d’Herstal, ça marche bien pour le moment. On espère récolter entre 15 et 20 tonnes par an, pour un seul magasin ! Pour l’instant, on récolte presque exclusivement des légumes, donc c’est parfait [NDLR 2,3 tonnes ont été récoltées en janvier, dont 2 tonnes de légumes, contre environ 800 kg par mois avant la mesure obligatoire]. » Mais si ces initiatives tombent à point, l’enthousiasme est cependant nuancé par nombre de craintes et de questions.

Il apparaît tout d’abord qu’à côté des sources d’approvisionnement, un problème majeur vient du manque d’équipement des associations. Catherine Rousseau, chargée des questions d’alimentation durable au cabinet de la ministre de l’Environnement à la Région bruxelloise, explique : « On doit encourager les grandes surfaces, mais le vrai problème est logistique. Les associations ne sont pas équipées pour le transport et le stockage respectant les normes d’hygiène. » Et Jean Crahay, à la banque alimentaire de Liège, confirme : « Il faudra trouver des associations qui pourront aller chercher et distribuer les invendus avant les dates de péremption. C’est ça le gros point. »

Win-Win ?

Vient ensuite la question de la collaboration des grandes surfaces. Plusieurs acteurs auditionnés au Parlement wallon, à commencer par ceux du secteur de la distribution, sans surprise, ont manifesté leur préférence pour le maintien d’une formule volontaire. Certains ont souligné qu’une collaboration imposée risquait de s’avérer difficile, les magasins pouvant facilement proposer leurs invendus au dernier moment, quand il n’est plus possible de les distribuer dans de bonnes conditions.
 
Nathalie Ricaille, chargée du projet Green Cook4 de lutte contre le gaspillage pour Espace Environnement, a notamment plaidé pour l’instauration de mesures incitantes, plus efficaces que l’obligation si l’on en croit les résultats d’un projet pilote français. Du côté des associations aussi, on préfère une solution Win-Win. Yvonne L’Hoest, présidente de la Fédération des Restos du Coeur5 explique : « C’est une initiative louable mais il a y aussi d’autres choses à faire. Les grandes surfaces doivent non seulement gérer la traçabilité, mais aussi payer la TVA sur ce qu’elles donnent, alors qu’elles la récupèrent si elles jettent les invendus. Il faudrait changer cette réglementation. On recevrait plus de produits avec des dates de péremption moins courtes. » A la suite d’une interpellation par le gouvernement wallon sur cette question de la TVA, une proposition vient d’être déposée au niveau fédéral. Un sujet à suivre.

Pour une vision plus globale

Dans les inquiétudes toujours, Deborah Myaux, à la Fédération des services sociaux, s’interroge sur la qualité des produits reçus : « On craint que ce type d’approvisionnement soit déconnecté des besoins. On ne sait jamais ce qu’on va recevoir. Cette mesure ne suffit pas pour assurer une alimentation suffisante et de qualité pour tous. » Même son de cloche au cabinet de la ministre bruxelloise de l’Environnement : « On veut distinguer clairement la lutte contre le gaspillage et l’aide alimentaire. La lutte contre le gaspillage est une matière environnementale qui se fixe un objectif zéro pour les invendus. L’aide alimentaire doit assurer une alimentation bonne, propre et juste pour tous. Si on peut créer des liens entre les deux, pourquoi pas. Mais on ne peut pas baser l’aide alimentaire là-dessus. Beaucoup ne se rendent pas compte de ce que sont ces invendus : ça peut être une palette de pots de mayonnaise ! »  

Alors, obliger ou inciter ? On se dirige de toute évidence vers une contribution plus intensive de la « grande dis » à l’aide alimentaire, mais le débat doit se poursuivre. En gardant en tête que cette approche ne fait que souligner l’urgence grandissante de trouver une réponse structurelle à la diminution de l’aide européenne : le compte à rebours s’égrène, et la balle est dans le camp des pouvoirs publics.

Où sont passées les lasagnes ?

Tant les Restos du Cœur que les banques alimentaires étaient preneurs des masses de produits à la viande de cheval retirés de la vente, puisqu’il s’agissait d’une fraude à l’étiquetage et non d’un problème sanitaire. Pourtant, les appels télévisés de l’Eurodéputé Marc Tarabella (PS) et du directeur de la Fédération des Restos du Cœur, Patrick Dejace, ne semblent pas avoir été entendus… Ce n’est que plus d’un mois après le début du scandale que les Restos du Cœur ont reçu une première proposition. « Trop tard, nous dit Yvonne L’Hoest, présidente de la Fédération. On a tellement tergiversé qu’on pense refuser. Nous n’avons plus de garanties sur les conditions de conservation et les dates de consommation risquent d’être trop courtes. »

Au-delà de la logistique, le manque de réactivité pose un autre problème : celui de l’éthique. « Maintenant, il y a eu trop de mauvaise presse, regrette la présidente. J’ai eu beaucoup de coups de fil pour me dire “On ne va quand même pas donner ça aux gens, ce serait honteux !”. » Un cas d’école qui confirme que les dons volontaires restent aléatoires si la distribution et l’industrie agroalimentaire n’y trouvent pas d’intérêt. Et qui pose la question importante de la dignité des bénéficiaires6.

1. Cabinet du bourgmestre Frédéric Daerden :
– adresse : place Jean Jaurès, 1 à 4040 Herstal
– tél. : 04 240 64 05
– site : http://www.herstal.be]www.herstal.be
2. Fédération des services sociaux (FdSS) :
– adresse : rue Gheude, 49 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 223 37 74
– site : http://www.fdss.be
3. Banque alimentaire de la Province de Liège :
– adresse : rue de la Gare, 33 à 4102 Ougrée
– tél. : 04 337 92 92
– site : http://www.foodbank-liege.be
4. Green Cook, projet pilote Interreg :
– site : http://www.green-cook.org
5. Fédération des Restos du Cœur de Belgique :
– adresse : rue du Tronquoy, 5 à 5380 Fernelmont
– site : http://www.restosducoeur.be

6. Enregistrement vidéo d’Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, sur le site de la FdSS : « Droit et accès à l’alimentation : l’aide alimentaire en question », déc. 2012.

En savoir plus

– Alter Echos n° 344 du 19.09.2012 : https://www.alterechos.be/index.php?p=sum&c=a&n=344&l=1&d=i&art_id=22679 Aide alimentaire et durabilité : duo impossible ?
– Alter Echos n° 326 du 15.11.2011 : https://www.alterechos.be/index.php?p=sum&c=a&n=326&l=1&d=i&art_id=21818 Sombres perspectives pour l’aide alimentaire

Catherine Closson

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