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Regard critique · Justice sociale

Être passeur est une activité économique prospère. Les bénéfices sont exponentiels car la demande dépasse largement l’offre. Entre deux et trois mille euros la traversée de la Méditerranée, cinq mille euros le voyage depuis l’Afghanistan et sans garantie aucune d’arriver à bon port. Les récits de réfugiés abandonnés à leur sort, battus, dévalisés par les passeurs abondent. Le passeur est devenu la figure criminelle par excellence, la cible privilégiée des ministres de l’Intérieur européens. Avec raison? François Gemenne, spécialiste de l’immigration, chercheur au Cedem (Université de Liège) et à SciencesPo (Paris), nuance.

Alter Échos: Pour diminuer les flux de réfugiés, les États européens ont décidé de mener des actions militaires visant à détruire les bateaux des passeurs. Une bonne idée?

François Gemenne: Elle est absurde! S’en prendre aux passeurs ne servira à rien. Tant que l’Europe ne déploiera pas une vraie politique d’asile avec des voies d’accès légales vers le continent, elle encouragera le business des passeurs. C’est l’Europe en réalité qui crée ce business. Plus on ferme les frontières, plus on érige des murs, plus on déploie des barbelés, plus ce trafic prospère. Quant aux migrants, ils voudraient bien ne pas dépendre des passeurs mais ils en ont besoin pour arriver en Europe. Et en fermant ses frontières, l’Europe les rend même indispensables.

« (…) les trafiquants de drogues et d’armes ont intérêt à ce que la marchandise arrive à destination. Si le bateau coule, si les migrants meurent dans un camion, cela ne pose aucun problème au trafiquant. C’est là toute la différence. »

A.É.: Les migrants et les réfugiés sont devenus totalement dépendants d’un trafic de type mafieux. Nous ne sommes donc plus dans le cadre d’un «marché»?

F.G.: Non, les passeurs décident où, quand, comment le voyage va se faire. Ce sont eux qui gèrent les flux migratoires en décidant des routes à suivre. L’Europe a remis les clés de son territoire à des trafiquants d’êtres humains.

A.É.: Vous parlez de trafiquants. L’image d’Épinal du passeur qui aide le réfugié à fuir son pays en a pris un coup?

F.G.: Effectivement. Mais je milite pour qu’on fasse la distinction entre passeur et trafiquant d’êtres humains. Ces derniers sont des criminels. Les passeurs accompagnent les migrants. Certes, ils y trouvent leur compte mais les vrais passeurs se soucient du sort des migrants. Cela existe encore mais ce ne sont pas eux qui opèrent en Méditerranée. Pour évoquer la fonction de passeur, je cite souvent l’histoire de cet homme qui était coincé dans un camp de réfugiés entre la Syrie et la Turquie. Il pouvait obtenir un visa humanitaire pour la Belgique, encore fallait-il arriver jusqu’au poste consulaire. Il a eu besoin d’un passeur pour atteindre Ankara. D’accord, ce passeur n’a pas travaillé gratuitement mais il a aussi pris des risques pour permettre au demandeur d’asile d’avoir accès au visa et finalement à l’asile dans notre pays.

A.É.: Comment faudrait-il lutter contre les trafiquants de réfugiés ? Une enquête policière a montré que l’on a de plus en plus souvent affaire à des réseaux mafieux dont certains opèrent depuis l’Europe et l’Allemagne en particulier. Faut-il, comme pour les autres trafics, s’en prendre surtout à l’économie, aux bénéfices générés par ces activités?

F.G.: On doit lutter contre le business des trafiquants mais il faudrait surtout ne plus en dépendre! On fait souvent la comparaison entre le trafic de drogues, le trafic d’armes et celui des migrants. Mais les trafiquants de drogues et d’armes ont intérêt à ce que la marchandise arrive à destination. Si le bateau coule, si les migrants meurent dans un camion, cela ne pose aucun problème au trafiquant. C’est là toute la différence. La marchandise migratoire a moins de valeur que les armes ou la drogue même si elle génère d’énormes bénéfices. C’est même devenu le troisième trafic le plus juteux au monde.

«Le passeur, c’est un mal, mais un mal né de nos politiques migratoires et rendu nécessaire par ces mêmes politiques.»

A.É.: Existe-t-il un profil type du trafiquant?

F.G.: Non. Cela varie des moments, des lieux. Un trafiquant tunisien n’a pas la même histoire ni les mêmes motivations qu’un trafiquant libyen. Ce sont souvent des opportunistes qui cherchent à se faire de l’argent sur la détermination des migrants à risquer leur vie pour gagner l’Europe. Il reste des passeurs «honnêtes», des artisans en quelque sorte. Mais ces passeurs tendent à devenir les intermédiaires de réseaux criminels, parfois sans le savoir. Voyez ce qui se passe à Calais où des Français sont entraînés dans l’engrenage du trafic de migrants. Au départ, ils mettent un migrant dans le coffre de leur voiture pour passer en Angleterre en échange de 400 euros. C’est juste un petit business, une manière d’arrondir ses fins du mois pour des personnes souvent elles-mêmes très précarisées. Et on ne peut exclure qu’elles le fassent aussi par pitié, pour aider ces types qui croupissent dans la «jungle» de Calais. Elles le font une fois, deux fois puis se font choper et se retrouvent condamnées avec des amendes colossales comme les vrais trafiquants. Mais ce qui arrive le plus souvent, c’est que ces Français finissent par se retrouver prisonniers de gangs criminels. Ils ont fait une traversée, parfois deux mais s’ils refusent de faire une troisième traversée, ils se voient menacés physiquement par des criminels présents dans la communauté des migrants. Ils deviennent, sans le vouloir, les maillons de la chaîne.

A.É.: Les trafiquants utilisent les migrants pour mener leurs activités?

F.G.: Bien sûr. Si c’est possible avec des habitants de Calais, ce l’est également avec les migrants eux-mêmes. On promet à un migrant la traversée gratuite s’il pilote le bateau et amène les autres vers l’Europe. Et tant pis s’il n’a aucune expérience de conduite d’un bateau.

La question des passeurs est compliquée. Il y a une criminalisation du passeur, qui n’est pas nécessairement un trafiquant mais souvent un pauvre type, un opportuniste. Bien sûr, nous sommes tous choqués par ce trafic et par sa violence. Mais il faut aussi s’interroger sur notre responsabilité. Ce n’est pas avec des opérations policières qu’on pourra éradiquer le phénomène. Le passeur, c’est un mal, mais un mal né de nos politiques migratoires et rendu nécessaire par celles-ci.

Un marché, une concurrence féroce

Le 13 août, la police allemande a arrêté un Érythréen, Gurum, suspecté d’être le caissier d’un des quatre magnats du trafic de migrants. Les enquêteurs ont appris que l’argent de ce trafiquant n’était pas à Tripoli mais en Allemagne. Et c’est de là que sont décidés les départs de Libye, leur nombre et leur rendement. Le paiement doit d’abord être réceptionné dans le pays où il est crédité. La procédure la plus courante? Le migrant paie une partie en espèces avant l’embarquement et le solde est payé sur les comptes des trafiquants en Allemagne, en Suisse ou en Grande-Bretagne où des «caissiers» se chargent de le recycler. L’argent est transféré via Western Union ou Money Gram. Selon certains «repentis», à peine 5% du prix du voyage serait payé en espèces dans le pays de départ.

Chaque bateau au départ de la Libye vers l’Italie rapporterait 80.000 dollars…

Selon une enquête du quotidien allemand Die Welt, les prix varient selon la nationalité des clients, et les Syriens paieraient le plus cher. Die Welt relate aussi l’analyse de Frontex qui constate des changements sur le marché libyen des passeurs. La demande est tellement forte que de nouveaux groupes ont vu le jour, plus petits, moins «pros». Ce qui relance la concurrence, voire les rivalités entre groupes de passeurs et fait baisser les prix… La traversée de la mer Égée ne coûterait désormais plus que 600 euros, la moitié du prix exigé au printemps 2015. L’autre conséquence est que les passeurs ont de plus en plus de mal à trouver les bateaux et les moteurs. Les bateaux gonflables sont donc encore plus chargés qu’autrefois. Les passeurs placent désormais 450 personnes, debout, dans des petits canots pneumatiques avec un sol en bois et pour gagner de la place, on ne donne plus de gilets de sauvetage.

Aller plus loin

«L’afflux massif de migrants en Europe est à relativiser», rencontre avec Olivier Clochard, géographe, membre du réseau Migreurop, Manon Legrand, juin 2015.

«Ces naufrages ne sont pas une fatalité», interview de François Crépeau, par Cédric Vallet, Alter Échos n°369, novembre 2013.

«Philippe de Bruyckere : d’abord sauver des vies», par Cédric Vallet, Alter Échos, n°402, mai 2015.

Focales n°5, mai 2014: «Réinstallation des réfugiés: les premiers pas d’un programme belge».

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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