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Regard critique · Justice sociale

Migrations

Exil: «Une vie sans souffrance est un leurre total»

Les troubles psychiques constituent l’une des pathologies les plus fréquentes chez les personnes migrantes. Entre les raisons qui ont poussé ces personnes à quitter leur pays d’origine, les embûches du voyage ou les conditions d’«accueil», leur santé mentale est mise à rude épreuve. Face à ces constats, diverses pratiques sont expérimentées par les acteurs de la santé mentale en Suisse, en France ou en Belgique. Mais il ne faut pas se leurrer, nous disent ces derniers: les soulager relève de la gageure et leurs réactions sont juste normales dans un contexte de vie anormal. Compte-rendu du midi-débat organisé le 22 avril dernier par Médecins du monde et l’Agence Alter.

04-05-2016
© Frédéric Pauwels

Les troubles psychiques constituent l’une des pathologies les plus fréquentes chez les personnes migrantes dont le parcours est marqué par la précarité et le déracinement. Le 22 avril dernier, l’Agence Alter et Médecins du monde organisaient un midi-débat autour de la problématique de la santé mentale des personnes exilées. Compte-rendu des échanges.

«Être et se sentir auteur et acteur, individuel et collectif, de son devenir.» C’est de cette manière que Jean-Claude Métraux, pédopsychiatre et chargé de cours à l’Université de Lausanne en Suisse, définit une bonne santé mentale. Et si la souffrance fait partie de notre essence d’être humain, une vie sans souffrance est un leurre total pour les migrants dans la précarité, ajoute-t-il. «En réalité leurs difficultés ne sont qu’une réaction normale à une situation anormale.»

Entre les raisons qui ont poussé ces personnes à quitter leur pays d’origine, les embûches du voyage et les conditions d’«accueil», la santé mentale des exilés est mise à rude épreuve. «Ils demandent la protection, a priori, la situation de risque, ils l’ont quittée, précise Alain Vanoeteren, directeur du service de santé mentale (SSM) Ulysse. Qu’est-ce qui fait qu’ils sont vulnérables? Les conditions que nous leur soumettons.» Les procédures d’asile et leur logique managériale. La prise de parole forcée par l’autorité. Le no man’s land temporel. Les conditions de vie, souvent désastreuses.

«Ces personnes sont en état de survie, dans un état d’alerte permanent et peinent à se projeter dans le futur. Le temps est mis entre parenthèses et, sur le plan psychique, il y a une congélation des deuils qui sont multiples», note Jean-Claude Métraux.

«Les droits de l’enfant sont bafoués», ajoute-t-il. Outre les problèmes d’accès à la scolarité ou à un lieu de vie digne, ces enfants ne peuvent parfois ni jouer ni dessiner. Des situations face auxquelles les services de protection de la jeunesse sont impuissants: «Nous agissons quand les droits de l’enfant ne sont pas respectés par les parents, pas quand ils ne sont pas respectés par la société», se défendent-ils.

Des pratiques multiformes

Face à ces constats, diverses pratiques sont expérimentées par les acteurs de la santé mentale qui travaillent avec ces publics. Lou Einhorn est psychologue chez Médecins du monde France et travaille le long de l’autoroute A1 qui longe le littoral nord. Que ce soit dans des petits camps de 30 personnes ou dans la jungle de Calais, regroupant aujourd’hui 3 à 4.000 migrants, le maître mot de l’intervention de Médecins du monde est l’adaptation aux besoins. Entretiens individuels avec des psychologues bénévoles; construction d’une «tente psychosociale» conçue comme un espace de liberté autour d’activités et de rencontres entre communautés; maraudes pour repérer les personnes en souffrance psychique… les méthodes utilisées varient au cours du temps en fonction des demandes et des autres intervenants présents sur le site.

La spécificité de l’accompagnement mis en place? «Nous travaillons avec peu de patients, car nous souhaitons organiser une prise en charge globale, explique la psychologue. Nous travaillons en réseau avec toute une série d’autres acteurs, nous accompagnons les personnes dans toutes leurs démarches, et nous travaillons avec leur communauté, avec leurs proches.» Le cadre de l’intervention est négocié avec chacun. «On bricole tout le temps pour nous adapter aux besoins, on discute, on voit ce qui marche, ce qui ne marche pas. Personne ne connaît mieux ses besoins que la personne elle-même…»

À Bruxelles, les pratiques communautaires sont une des spécificités du SSM Ulysse. Un travail qui vise l’émancipation des personnes et qui comporte dimension politique. «Il s’agit de réinventer une identité collective avec d’autres, dans un espace où on se sent à l’aise, dans le cadre d’activités simples où on peut être ensemble en tant qu’être humain, explicite Alain Vanoeteren. Il faut réapprendre qu’être humain ensemble n’est pas forcément dangereux et est essentiel. Réapprendre, aussi, à prendre la parole, tout en accordant le droit au silence.»

Julie Lavaux travaille quant à elle dans un centre d’accompagnement rapproché pour demandeurs d’asile (Carda) de la Croix-Rouge. Soit un lieu qui accueille des personnes très fragilisées, qui auraient auparavant atterri dans un hôpital psychiatrique. «Le public est très hétérogène, avec des stress traumatiques, des angoisses… On dit que c’est un drôle de mélange. Mais dans le centre se créent des couples improbables», témoigne-t-elle. Que ce soit sous la forme d’ateliers thérapeutiques, d’entretiens individuels ou familiaux, au Carda, c’est le lien social qui est au cœur du travail psychosocial. Le lien entre les résidents, entre les résidents et les professionnels. Et avec un travailleur pour quatre résidents, c’est l’approche individuelle et la singularité de la personne qui sont privilégiées.

Une présence thérapeutique 

Recréer du lien. Si cette allégation semble aller de soi, elle constitue pourtant le fondement de chacune des interventions proposées.  Encore faut-il savoir de quel type de lien on parle. « En travaillant avec ce public, j’ai transformé mon point de vue sur la distance entre le soignant et le soigné, expose Jean-Claude Métraux. Je pense aujourd’hui qu’il faut davantage de réciprocité. Il faut pouvoir dire notre impuissance à ces personnes, leur dire ce qu’on a appris à leur contact et reconnaître leur légitimité à avoir des difficultés. Bref, il s’agit de repenser cette question de distance: plutôt qu’une distance thérapeutique, c’est une présence thérapeutique qu’il s’agit de nourrir.»

Une posture d’autant plus nécessaire qu’un sentiment d’impuissance envahit régulièrement les soignants, qui ont peu de prise sur le contexte de vie des exilés. «On ne peut pas améliorer significativement le pouvoir agir de ces personnes. Vouloir apaiser les douleurs dans des conditions pareilles est quelque chose de scandaleux. Ce qui est essentiel, c’est de créer un lien social fondé sur la reconnaissance mutuelle: nous sommes tous des êtres vulnérables avec une impuissance partagée. Comment utiliser cela comme un atout pour être à deux et pas tout seul?», renchérit le pédopsychiatre.

Bref, un lien social qui tient de la relation entre deux êtres humains, plutôt qu’entre un soignant et un malade. Un lien social qui pourra ne pas être rompu, a contrario du lien thérapeutique.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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