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À Montréal, des maisons pour réussir la transition

Rencontres sur le terrain dans deux centres résidentiels communautaires de Montréal : L’Issue et la maison pour femmes Thérèse Casgrain.

Depuis 1984, le centre résidentiels communautaires (CRC) héberge une trentaine d’hommes, pour la plupart en libération conditionnelle

Au Québec, les centres résidentiels communautaires (CRC) offrent une voie aux personnes judiciarisées les plus vulnérables. Une alternative à la récidive. En collaboration avec les services correctionnels (équivalent de l’administration pénitentiaire), des organismes privés à but non lucratif chapeautent un réseau de services depuis les années 80. Rencontres sur le terrain dans deux centres résidentiels communautaires de Montréal: L’Issue et la maison pour femmes Thérèse Casgrain.

Publié le 18 mai 2016, par Sophie Mangado.

La porte de L’Issue ouvre sur la salle à manger, la cuisine et son comptoir en toile de fond. Face à l’entrée, le bureau vitré des intervenants, à la fois lieu d’accueil et lieu d’observation. Une poignée de résidants discutent dans une atmosphère bon enfant.

L’emploi du temps de chacun est élaboré selon ses objectifs de séjour, laissant peu de place à l’oisiveté

Depuis 1984, le centre résidentiel communautaire (CRC) héberge une trentaine d’hommes, pour la plupart en libération conditionnelle sous juridiction provinciale (peines de deux ans et moins, les plus longues relevant du service fédéral). L’an dernier, il a reçu 561 demandes de séjour, en a approuvé la moitié, suite à quoi la commission des libérations conditionnelles en a accordé 112. «Les commissaires ont le dernier mot, explique le directeur Marc Meloche Les séjours durent en moyenne quatre à cinq mois. À l’échelle du Québec, 90,7 % des résidants en CRC sous sentence provinciale terminent leur séjour sans récidive ni révocation de leur libération.

À L’Issue, on vise l’autonomie. «Outiller les gars pour qu’ils n’aient pas besoin de nous en sortant d’ici»: pour Marc Meloche et son équipe, ça passe par un travail sur ce qui a conduit à la prison. «On ne change pas une vie en quelques mois, mais on peut repérer les lacunes.» Chaque résidant est suivi par un intervenant titulaire (travailleur social, criminologue ou psychologue), à raison de rencontres hebdomadaires. Les intervenants dits «de plancher» (assurant la présence 24/7) jouent un rôle fondamental. «Ils voient aller les résidants dans leur quotidien, observent comment ils se sentent. On n’est pas un hôtel: on veut les voir! Ils doivent être présents à certaines heures de la journée. Ça nous permet de repérer quand quelque chose ne va pas.» Formation, travail, bénévolat, thérapies, visites à la famille, activités de groupe et suivi individuel au CRC: l’emploi du temps de chacun est élaboré selon ses objectifs de séjour, laissant peu de place à l’oisiveté.

« Mon idée était toute faite en sortant de prison: je partirais à la première occasion, pour aller consommer. », Geneviève Fortin

 

Tous arrivent avec un plan d’intervention correctionnelle (PIC) établi en détention par un agent. Le CRC offre les moyens nécessaires à l’atteinte des objectifs. «Nous avons une incidence sur le PIC, mais sans être autonomes.» Modifier un PIC se fait en concertation avec les services correctionnels, détenteurs du pouvoir décisionnel.

En dehors du suivi individuel, les CRC du Québec offrent pour la plupart d’entre eux des programmes de groupe. Prévention de la rechute, gestion de la colère, violence conjugale, délinquance sexuelle… Chacun développe sa propre expertise, et dirige ses résidents vers des organismes spécialisés lorsque nécessaire (pour des thérapies plus intensives).

Travailler l’estime de soi

À la maison pour femmes Thérèse Casgrain, on commence habituellement par «tout un travail sur l’estime de soi. Les femmes judiciarisées sont souvent peu éduquées, ne se sont jamais vraiment interrogées sur leurs intérêts. Il faut partir de là avant de les orienter vers un emploi ou une formation», explique la directrice Ruth Gagnon.

Geneviève Fortin fait partie de celles qui s’y sont «trouvées». Dans un café du quartier où elle travaille aujourd’hui comme intervenante auprès de personnes toxicomanes, elle revient sur son séjour. «Mon idée était toute faite en sortant de prison: je partirais à la première occasion, pour aller consommer. En arrivant, on m’a donné les clés de ma chambre, une partie de mon argent, et on m’a dit “on t’attend à 21 heures”!» Geneviève goûte sa liberté et rentre, remettant au lendemain l’idée de consommer. Elle reprend des études, s’implique dans un atelier d’art proposé par le CRC. «J’avais tout le temps autre chose à faire que consommer.» Six mois passent, elle demande une prolongation de séjour, question de consolider les acquis avant de s’installer seule. La confiance qu’on lui témoigne est déterminante. «En parlant des femmes qu’elle rencontre en détention pour évaluer leur demande de séjour, la directrice m’a dit un jour “j’ai des fleurs à transplanter”. Elle se voit comme une jardinière, qui arrache les fleurs d’une mauvaise terre pour les remettre dans un terreau fertile. En prison, j’étais une “délinquante” et là on me considérait comme une femme avec des besoins. J’ai compris ce jour-là que j’étais au bon endroit.»

Sans maison de transition? «Il n’y aurait pas de réhabilitation », Marc Meloche, directeur du centre résidentiel communautaire (CRC)

Dans le quartier cossu de Notre-Dame-de-Grâce, l’installation de la maison dans les années 1990 a suscité des réactions. «Nous avons acheté avant d’annoncer le projet, sans ça on n’aurait jamais pu, il y aurait eu levée de boucliers du voisinage», raconte Ruth Gagnon. La confiance s’est établie au fil du temps, mais il est beaucoup plus difficile aujourd’hui pour un CRC de s’installer. «Les gens ont peur, on leur a fait peur et ça a marché, déplore David Henry. C’est paradoxal, puisque le taux de criminalité a diminué ces quarante dernières années.»

L’orientation sécuritaire privilégiée par les gouvernements teinte inévitablement les relations entre organisme communautaire et autorités correctionnelles. «Notre capacité à gérer le risque est élevée, affirme Ruth Gagnon, mais il faut parfois convaincre les autorités qu’une personne qui a enfreint une condition ne représente pas pour autant un risque, que mieux vaut privilégier le maintien en communauté.» Le droit à l’erreur est-il toléré? «C’est du cas par cas, qui demande beaucoup d’efforts de concertation. Mais il arrive que l’agent suive nos recommandations et décide de ne pas suspendre une libération malgré un bris de condition.»

Sans maison de transition? «Il n’y aurait pas de réhabilitation, tranche Marc Meloche. Ce serait un cercle vicieux. Parce qu’on n’apprend rien de positif en détention.» «Les gens fonctionneraient clopin-clopant, renchérit Ruth Gagnon, sans jamais donner le meilleur de leur potentiel. Avec un gros risque de récidive.» Geneviève Fortin est catégorique: sans maison de transition, elle serait repassée par la case départ, et probablement par la case prison.

«La maison de transition m’a permis de réapprendre à marcher.»

Après dix-sept ans de prison, Daniel Benson séjourne dans un CRC à la fin des années 1990. Aujourd’hui intervenant et conférencier, il a longtemps œuvré auprès de personnes judiciarisées, notamment en accompagnant des condamnés à perpétuité.

Alter Échos: En dix-sept ans, vous avez reçu des services visant la réhabilitation. En quoi était-ce différent en CRC?

Daniel Benson: En prison, l’intervention est axée sur la sécurité – qui n’est d’ailleurs pas l’apanage des services correctionnels, mais une responsabilité citoyenne collective. En CRC, on priorise la réinsertion. Il y a là une dichotomie complète. On m’a permis de me tromper. La prison programme au respect des règles. L’approche communautaire incite: «Reprends le pouvoir sur ta vie, tu en es capable.» On redonne de l’estime. C’est ce qui importe quand on sort: reprendre le contrôle, bâtir une fondation solide.

A.É.: En quoi les CRC sont-ils aussi utiles à la société?

D.B.: Quand quelqu’un va en prison, on a l’impression qu’on ne le reverra pas, comme effacé de la société. Or la grande majorité des gens ressortent. On peut enfermer quelqu’un pendant des années, le fouetter tous les soirs parce qu’il a fauté, puis le mettre dehors. Ou bien on peut choisir de lui offrir de l’aide, une période transitoire vers une sortie réussie. La question à se poser n’est pas de savoir laquelle des deux méthodes est la meilleure, mais laquelle de ces deux personnes on préfère comme voisin. Si l’on ne se donne pas les moyens d’accueillir les ex-détenus, on ne bâtira jamais une société ni plus juste ni plus sécuritaire.

A.É.: En quoi votre séjour en CRC a-t-il été déterminant?

D.B.: Après dix-sept ans, j’étais déconnecté; tout avait changé. Il y a une période d’adaptation pour se défaire des réflexes de survie intégrés en prison. Quand j’y suis entré, on m’a dit: «Oublie comment ça se passe dehors.» J’ai déconstruit tout ce que j’avais appris. Vers la fin de ma sentence, on me disait: «Oublie la prison si tu veux pouvoir te reconstruire.» Une histoire de fous! La prison est un univers pervers qui perturbe tout, qui conditionne. Les premiers mois après ma sortie, je me sentais mal aux alentours de 16 heures, tous les jours, sans savoir pourquoi. Jusqu’au jour où j’ai compris qu’à 16 heures, en prison, on faisait le décompte des détenus. Et ça me manquait! J’étais conditionné au point de l’avoir intégré comme un réflexe.

A.É.: Vous avez demandé à prolonger votre séjour?

D.B.: Trois mois de plus, pour un total de neuf mois… comme si j’avais été enceinte de moi-même! Mesurer qu’on accueillait ma demande, que les intervenants étaient là pour m’aider et non pas pour «faire leur travail» a été très important. Je sentais que je faisais partie d’une équipe. On ne travaillait pas pour moi, mais avec moi. Sans ça, il aurait fallu tout réapprendre seul, ça n’aurait probablement pas fonctionné. En sortant de prison, on est un peu comme un enfant qui apprend à marcher: on veut courir, et on tombe. Jusqu’au jour où l’on comprend qu’il faut faire un pas à la fois. La maison de transition m’a permis de réapprendre à marcher.

A.É.: Que changeriez-vous au fonctionnement actuel des maisons de transition?

D.B.: Le rapport de pouvoir, pour en donner davantage au communautaire. Les organismes peuvent difficilement faire appel à des personnes ayant un casier judiciaire, or les pairs aidants sont un atout. Il est impossible de comprendre l’enfermement tant qu’on ne l’a pas vécu. La richesse du communautaire repose justement sur cette ouverture. Mais c’est perçu par les services correctionnels comme un risque. Or c’est là l’essence même de la réinsertion. Essayer jusqu’à ce que ça marche. Oui, il se peut que l’on tombe. Il n’existe pas de système parfait, il va y avoir des échecs, des événements extrêmement regrettables. Mais parce qu’il s’agit d’êtres humains, c’est inéluctable.

Aller plus loin

«Un modèle québécois pour penser la sortie de prison», Alter Échos n°423, 23 mai 2016, Sophie Mandago.

«Inventer un autre enfermement», Alter Échos n°420, mars 2016, Pierre Jassogne.

«Sortir de prison, pas si facile», Alter Échos n°413, décembre 2015, Marinette Mormont.

«Prisons: des services pour la réinsertion des détenus totalement insuffisants», Fil d’info d’Alter Échos, avril 2015, Manon Legrand.

 

 

Sophie Mangado

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