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Une étude sur les troubles des conduites sème la polémique

Les secteurs de la santé et de la jeunesse s’inquiètent d’une étude en cours du Conseil supérieur de la santé sur les « troubles des conduites». Certains redoutent une dérive vers un dépistage précoce de la délinquance. Les promoteurs de l’étude plaident la bonne foi.

20-06-2008 Alter Échos n° 254

Les secteurs de la santé et de la jeunesse s’inquiètent d’une étude en cours du Conseil supérieur de la santé sur les « troubles des conduites». Certains redoutent une dérive vers un dépistage précoce de la délinquance. Les promoteurs de l’étude plaident la bonne foi.

Une image de bébé joufflu et un titre qui fait peur : « Détecter les graines de délinquants ? »1, une pétition rageuse signée parplus de deux mille personnes2, un forum lancé en un temps record par des professionnels de la santé, de l’enfance et des citoyens concernés –psychanalystes, artistes, enseignants, intellectuels, etc. – le 14 juin dernier aux Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Tout ceci pour dénoncer « la bio-domestication del’humain » et une « opération pseudo-scientifique de marketing » qui risque d’avoir « des conséquences désastreuses sur la santépublique et l’ordre social ». L’objet de cette vague d’inquiétude et d’indignation : une recherche menée au Conseil supérieur de la santé(CSS) sur les « troubles des conduites ». Les détracteurs voient dans cette étude en cours – elle doit se poursuivre jusqu’à la fin 2008 – unetentative de pratiquer le dépistage précoce de la délinquance. À l’instar de la contestation qui avait soulevé la France à la suite d’une recherchepubliée par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) en 20053 sur ces mêmes questions, les professionnels des secteurs de lasanté et de l’enfance ont tiré la sonnette d’alarme. Leur première crainte a trait à l’expression même de « trouble de la conduite »qu’ils considèrent comme symptomatique « d’un diagnostic troublant qui fait l’amalgame entre maladie psychique et comportement déviant ». Mais les auteursde l’étude parlent, eux, de « troubles des conduites », ce qui est sensiblement différent… Dans le viseur également, « les impasses del’hypermédication de la souffrance psychique chez l’enfant » et la volonté de « tout quantifier ».

« Depuis quelques années, nous assistons au passage subrepticement organisé mais de plus en plus évident, d’une pratique psy-médico-sociale centréesur le malaise du sujet à une pratique gestionnaire centrée sur le contrôle de ses actes, conduites et comportements », dénoncent ainsi les docteurs Sylvain Gross etJean-Pierre Lebrun4. La Ligue des droits de l’homme (LDH)5, également signataire de la pétition, s’inquiète des dérives potentielles.« Nous n’avons pas consulté l’étude puisqu’elle n’est pas terminée. Mais les craintes du secteur nous semblent justifiées. En regard de cequi s’est passé en France avec les recommandations de l’Inserm, il est important de rester vigilants », précise Manuel Lambert de la LDH. D’autres signataires yvoient un acte de « résistance » face à une tendance actuelle de stigmatiser la « jeunesse délinquante ». « On ne veut pas que cela crée unprécédent. Que cela paraisse normal, un jour, de dépister les futurs casseurs, dès le bac à sable », entend-on aussi de la part de travailleurs du secteur del’Aide à la jeunesse.

Craintes injustifiées ?

« J’ai lu la pétition et je peux vous dire que si l’on faisait vraiment ce qu’ils craignent, je l’aurais signée aussi ! », reconnaît lepsychiatre Isidore Pelc, président du département « santé mentale » du CSS qui mène actuellement l’étude incriminée. « On nous faitun procès d’intention. Au département santé mentale que j’ai créé il y a une quinzaine d’années, nous travaillons soit à la demandedu ministre de la Santé publique, soit d’initiative propre lorsqu’un sujet nous semble pertinent. C’est le cas pour cette étude sur les troubles des conduites. Depuisquelques années, nous sommes interpellés par certains comportements chez les jeunes : des pratiques suicidaires, des troubles alimentaires, la cyber-dépendance, la violenceurbaine, la violence sexuelle entre ados. L’objet de notre étude est de dresser un bilan des travaux d’experts dans ce domaine », précise encore le psychiatre. Uninventaire de la littérature scientifique, donc, et rien de plus ? L’étude devrait porter sur trois grands chapitres :
• le concept bio-psycho-social – les troubles étant définis en fonction de leur origine biologique, psychologique ou sociale6 ;
• l’identification – à quels signaux être attentif ? ;
• l’inventaire des outils existants en Belgique – les « boutiques santé » pour jeunes en Flandre, le champ de la médiation, etc.
Le professeur s’étonne et récuse l’expression de « détecter les graines de délinquants » qui a abondé pour dénoncer le travail derecherche. « Comme si l’on ne savait pas, aujourd’hui, que le comportement des enfants est intimement lié à leur environnement et que le cerveau est enévolution permanente jusqu’à trente ans au moins. Et les parents savent très bien que leurs enfants, fussent-ils jumeaux monozygotes, ont chacun une personnalité, uncaractère propre. Dire que tout est joué avant trois ans ou six ans n’a pas de sens, ce n’est absolument pas notre propos. »

Améliorer le bien-être des enfants

Pourtant si étude il y a, c’est que les experts du département santé mentale ont estimé que les enfants étaient plus susceptibles de développer destroubles des conduites – alimentaire, sociale, du sommeil, etc. – que par le passé. « Oui, parce que plus qu’hier, les enfants grandissent dans des famillesdissociées, avec des parents en déshérence. Parce qu’ils sont confrontés, plus qu’hier, à un développement technologique qu’on ne parvientplus à contrôler, à des modes dangereuses comme celle de sortir sous l’influence de l’alcool. Les jeunes ont une vie plus dure, ils sont confrontés à desmodèles de consommation inaccessibles qui peuvent engendrer de la frustration et de l’agressivité. Je pense qu’il faut être attentifs à ces signaux et chercherl’aide qui existe : en soi-même, chez les copains, dans la famille, au centre PMS, chez le psychanalyste », insiste Isidore Pelc. En somme, il s’agirait avant tout de veillerau bien-être des enfants…

Vu l’ampleur de la critique et la liste des signataires qui s’
allonge de jour en jour, le scepticisme ne devrait pourtant pas se tarir de sitôt. En tout cas, pas avant lapublication de l’étude en question prévue pour la fin de l’année 2008. En attendant, la mobilisation des professionnels de la santé, de l’enfance et dela société civile a permis de réaffirmer certains principes essentiels et de donner lieu à de belles initiatives. Ainsi, dans la foulée du forum et del’appel, une opération « Hors Normes » a été lancée par Charlotte Laplace qui a invité plus de quarante écrivains belges, dont ThomasGunzig, à prendre la plume pour parler de leur « hors-normalité » et témoigner de ce que serait pour eux « la rencontre avec une norme qui viserait àextraire le plus intime de leur être au point de mortifier le battement de leur cœur ».

1. Site internet de La Libre Belgique, 12 juin 2008.
2. L’appel « Touche pas à ma conduite, écoute d’abord ce qu’elle tait » a été lancé sur le site http://www.forumpsy.be et signé par 2 120 personnes, en majorité des professionnels de l’enfance entre le 23 avril et le 19 juin 2008.
3. Le Comité consultatif national d’éthique français (CCNE) avait émis un avis remettant en cause l’expertise et les recommandations de l’Inserm visantà rechercher chez l’enfant les signes prédictifs d’une délinquance future, et ce, dès l’âge de trois ans. Le principe de détectionprécoce des troubles du comportement pouvant conduire à la délinquance pendant l’adolescence, avait également été retiré du projet de loi deprévention de la délinquance.
4. Dans une contribution intitulée « Il ne faut pas empêcher la vérité de sortir de la bouche des enfants », publiée sur le Forum.
5. LDH :
– adresse : chaussée d’Alsemberg, 303 à 1190 Bruxelles
– tél. : 02 209 62 80
– courriel : ldh@liguedh.be
– site : www.liguedh.be
6. Sur les troubles d’origine biologique, par exemple, il sera question de maladies chroniques, tels que l’asthme ou le diabète. La littérature scientifique étantabondante et facile d’accès sur ces questions, elles seront peu développées dans l’étude.

aurore_dhaeyer

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