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Emploi/formation

Un été en Provence : le goût amer des fruits

Les saisonniers agricoles venus de l’étranger représentent la partie invisible du système agroalimentaire européen, belge, français… Déjà précaires, leurs conditions de travail en ont encore pris un coup suite à la crise du Covid-19. Reportage en Provence.

© Flickrcc Radoslav Minchev

Dans les arbres fruitiers et sous les serres de tomates qui s’étendent le long des routes entre Arles et Avignon, aux alentours de Cavaillon, on entend parler l’arabe du Maroc, l’espagnol de Colombie, d’Équateur, un peu de français de Guinée-Conakry, du Bénin. La chaleur est écrasante et les journées commencent tôt afin de ramasser et de conditionner les fruits colorés de Provence qui garniront quelques jours plus tard les étals des supermarchés et des marchés belges…

Cet été, la main-d’œuvre s’y est relayée afin d’éviter la déroute agricole post-confinement et la perte des cultures que certains craignaient lors de la fermeture des frontières de l’Europe. Censées arrêter le Covid-19, celles-ci ont surtout bloqué des dizaines de milliers de saisonniers agricoles venant habituellement d’Afrique du Nord sous «contrat OMI», un contrat de travail temporaire pour la France et renouvelable chaque année, remis par l’Office français de l’immigration (aujourd’hui, OFII).

Résultat des courses, les agriculteurs français se sont rabattus sur d’autres travailleurs sous contrats OMI, déjà présents sur le territoire hexagonal. Parmi eux, Mostafa*, travailleur agricole retraité marocain «OMI» atteint d’une maladie pulmonaire après trente ans dans les champs provençaux. «Ça fait vingt ans que je ne suis pas rentré au bled.» Il ne le dira pas, mais on devine que c’est pour être soigné qu’il est contraint de passer sa retraite en France où il vit avec moins que le minimum social français, qui s’élève à 559 euros.

Autre solution: les travailleurs détachés. Voilà des années qu’ils tendent à remplacer progressivement les «OMI» «grâce» à un statut plus malléable à qui l’on peut imposer des conditions de travail encore plus précaires. Mais avec la crise du Covid-19, leur présence a véritablement constitué une roue de secours.

«Les détachés sont là pour tout ce qu’on n’arrive pas à faire avec mes trente salariés habituels. Ils acceptent tous les travaux, pas comme certains Français que j’ai eus sur l’exploitation.» Patrick Vulpian, agriculteur de Saint-Martin-de-Crau en Camargue

La plupart des travailleurs détachés arrivent d’Espagne via des entreprises de travail temporaire (ETT). «Ils viennent chez moi en bouche-trous», explique Patrick Vulpian, un agriculteur de Saint-Martin-de-Crau en Camargue, en pleine saison des pêches, qui n’a pas pu «faire venir ses travailleurs OMI» du Maroc. «Les détachés sont là pour tout ce qu’on n’arrive pas à faire avec mes trente salariés habituels. Ils acceptent tous les travaux, pas comme certains Français que j’ai eus sur l’exploitation» (sic). Sur l’exploitation, les saisonniers équatoriens sont plutôt satisfaits. «C’est bien chez Patrick, c’est pas pareil partout», nous dira Teresa*, pendant la récolte.

Tributaires d’une législation complexe qu’ils ne maîtrisent pas, en terre inconnue, les travailleurs détachés constituent parfois une proie facile. «L’exploitant accepte de payer plus cher [on parle de quatre euros brut de l’heure, NDLR] que pour un salarié français, car il va faire des économies: en gestion de personnel, en heures supplémentaires, en prévention du risque de sécurité au travail puisque ce ne sont pas ses propres salariés. Il n’a qu’à leur désigner la parcelle et la mission à réaliser», développe Yann Prévost, avocat spécialiste du travail détaché. Depuis 2012, il représente la famille d’un Équatorien mort de déshydratation dans une serre proche d’Arles, sous les yeux d’un salarié français.

Lorenzo*, un Français qui termine un contrat en tant que second de culture près de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), évoque les conditions de travail parfois compliquées des travailleurs détachés: «Le travail des étrangers est géré n’importe comment. Si un travailleur arrive le matin et ne convient pas, en une heure, il peut dégager, il est renvoyé en Espagne ou ailleurs.» Pour lui, ils sont du «tout-venant» prêt à travailler tous les jours, jusqu’à 22 heures. «S’ils font 60 heures par semaine, on les paie en ‘dilué’ pour économiser sur les heures supplémentaires.»

Des poursuites en justice

Armés de courage, cinq travailleurs et travailleuses détachés ont saisi le tribunal des prud’hommes d’Arles contre une autre ETT qui les employait, Laboral Terra, qui a été condamnée début septembre pour manquement à ses obligations légales et conventionnelles, en matière de respect de salaire minimum, de paiement des heures supplémentaires, des congés payés, de retenues frauduleuses sur salaires… Une nouvelle qui arrive trop tard puisque l’entreprise n’existe plus! Mais le juge départiteur a décidé de condamner solidairement les entreprises utilisatrices, en d’autres termes les agriculteurs qui ont bénéficié de la main-d’œuvre, au paiement des sommes restant dues aux salariées détachées et aux organismes de sécurité sociale. «Ils sont autant responsables de ce qui se passe sur leur terrain», indique Me Prevost, qui défend deux des anciennes salariées, dont Yasmine Tellal, qui prendra la parole lors de la dernière audience pour témoigner d’autres problèmes que ceux relatifs aux obligations légales et conventionnelles: «On était embrassées, touchées! Les patrons français étaient au courant et ne disaient rien.» Des faits de mœurs à propos desquels l’instance prud’homale ne s’est pas prononcée, ce qui a provoqué la colère de Yasmine. «Nous irons en appel de cette décision a minima», conclut-elle.

Covid dans les prés

Tandis que la justice s’engouffrait dans les méandres du travail agricole des étrangers, les contaminations au Covid-19 se multipliaient dans les exploitations agricoles du sud-est de la France. Dès la fin juin, des centaines de saisonniers de l’ETT Terra Fecundis sont placés en quarantaine dans un mas loué à un très gros agriculteur local bénéficiant de la main-d’œuvre.

Des vidéos sur Facebook lancent l’alerte sur les conditions d’insalubrité du lieu, le manque de soins, le manque d’information… Ils sont jusqu’à 200 à être confinés dans des chambres communes, avec seulement quelques w.c., dans des nuées de moustiques et sous une chaleur écrasante.

«On ne nous dit rien, il n’y a aucune discussion avec Terra Fecundis et on est sans nourriture!», explique Carlos*, Sud-Américain arrivé pendant le confinement pour travailler dans une exploitation près d’Arles. «Nous sommes sans véhicule, à six kilomètres de la première ville… sans argent. Je veux rentrer en Espagne», dit-il en montrant sur son smartphone la carte entièrement verte de Googlemaps. La population locale ignore leur présence jusqu’aux premiers articles dans la presse. L’indignation et la peur sont palpables, pourtant peu de Provençaux s’expriment sur le sujet.

«C’est la cour des miracles, ici, en France. Je n’en reviens pas.» Un médecin de la Mutuelle sociale agricole

Pendant plusieurs semaines, la situation est explosive. Ils attendent les résultats de leurs tests virologiques, malades et cas contacts mélangés. Une femme fait une réaction allergique aux piqûres d’insectes, mais elle n’a aucun médicament. «C’est la cour des miracles, ici, en France. Je n’en reviens pas», dira un médecin de la MSA – Mutuelle sociale agricole –, les yeux écarquillés devant ce qu’il découvrait sur les lieux au début de l’épidémie. Un médecin généraliste, lui, parle de situation «de quasi-esclavage». «Personne ne mettrait un cloporte là où ils sont hébergés!», enrage-t-il tandis qu’il rédige par centaines les arrêts de travail.

Seuls au monde

Ces hommes et ces femmes ont été abandonnés par la société qui les avait embauchés, Terra Fecundis, mais aussi, par les agriculteurs chez qui ils travaillaient. «Les agriculteurs nous renvoient vers Terra Fecundis… qui ne répond pas.» Nous avons également tenté de les contacter… en vain. Après un flou de quelques jours, les services de l’État français bricolent un dispositif d’aide sanitaire d’urgence pour éviter l’émergence d’un problème de santé publique. Fin juillet, l’inspection du travail de la préfecture du département exige la fermeture des lieux en raison de l’insalubrité.

Dans un autre village où sont logés d’autres saisonniers malades, certains élus organisent des collectes de vivres et de produits de première nécessité, faute de réponse des employeurs. Les habitants d’une ferme de la coopérative autogérée Longo Maï apportent des légumes frais. C’est le moyen de socialiser et d’en apprendre plus sur les voisins de leurs terres. La solidarité a été utile pour certains saisonniers, parfois bloqués en France sans ressources. «L’entreprise ne veut pas payer le retour en Espagne, mais je n’ai pas de moyens puisque je n’ai pas travaillé ici. Je veux travailler», nous dit Ibrahim*, un trentenaire ivoirien croisé fin juillet mis à l’abri par une personne solidaire à l’écart du mas où il était confiné. Arrivé en janvier d’Espagne avec Terra Fecundis, il s’est retrouvé sans travail et sans nourriture, devant emprunter de l’argent à d’autres…

L’été est passé et Teresa* est rentrée chez elle en Espagne après plusieurs mois en France. Cette Colombienne d’une quarantaine d’années faisait partie des cas contagieux partis en isolement, avant de repartir ramasser les pêches. «Je vais bien aujourd’hui, mais je n’ai pas été payée pour tout le travail que j’ai effectué et pour mon trajet qui devait être pris en charge. Ce qui est sûr, c’est que je ne travaillerai plus avec cette entreprise, Terra Fecundis. Pour moi, ce sont des menteurs. Il faut s’en méfier…»

Sandrine Lana

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