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Vu d'Europe

Transition verte: en Suède, l’écologie déloge le peuple sami

Alors que Bruxelles a récemment adopté une loi visant à renforcer l’autonomie de l’Europe en énergies renouvelables, la Suède intensifie l’exploitation minière en espérant devenir un acteur incontournable de la transition verte. Dans la région de Kiruna, au nord du pays, ces infrastructures menacent les terres historiques des Samis, dernier peuple autochtone du continent, qui alertent sur la destruction progressive de leurs ressources naturelles et de leur mode de vie.

Louise Canu et Paul Labourie 29-09-2025 Alter Échos n° 525
(c) Paul Labourie - Louise Canu

Ils sont une vingtaine de rennes à paître sur le terrain qui jouxte la maison de Thomas Sevä, à quelques kilomètres de Kiruna, dans le comté de Norrbotten. La douceur de l’hiver compacte et gèle la neige, empêchant les animaux d’atteindre le lichen qui se loge dessous. Comme de nombreux éleveurs samis, Thomas Sevä est dorénavant contraint de leur fournir des granulés alimentaires. Une pratique très éloignée de l’élevage traditionnel, dont il a hérité le savoir-faire de son grand-père. «Ceux que vous voyez ici sont malades. Avec cette nourriture, les rennes se comportent comme des animaux domestiques et attendent d’être nourris. Le sucre les rend dépendants et perturbe leur système digestif. Si on veut vendre la viande, elle n’aura pas la même qualité.» Le thermomètre affiche -11°C. Un mois de février bien plus doux qu’à l’accoutumée, qui ne surprend pas Thomas Sevä. «Cela fait plus de vingt ans que les Samis s’adaptent au changement climatique. Et c’est à nous qu’on parle de transition verte

Dans le cadre de la transition numérique et écologique, l’Union européenne a adopté en mars 2024 une nouvelle loi sur les matières premières critiques (CRMA), visant à garantir l’approvisionnement en énergies renouvelables ainsi qu’à renforcer l’autonomie de l’UE en réduisant sa dépendance vis-à-vis d’autres pays. La Suède ambitionne de devenir un acteur incontournable de cette «transition verte», en comptant sur la richesse de son sol septentrional. La région de Kiruna est riche en ressources minérales: on y trouve de nombreux gisements de fer, de cuivre, de zinc ou de nickel considérés d’excellente qualité. À l’instar de la mine de Kiruna, construite sur les terres historiques samies: creusée il y a plus d’un siècle à même la montagne pour assurer l’approvisionnement en fer d’une Europe en pleine industrialisation, la mine obtient aujourd’hui l’honorable note de 4,5/5 sur Google. Détenue par l’entreprise publique suédoise LKAB, elle fournit aujourd’hui 80% du fer européen.

«Juste un immense trou noir»

En 2023, LKAB annonce avoir découvert sur le site de Per Geijer le plus gros gisement de terres rares d’Europe, destinées à la construction d’éoliennes, de panneaux solaires et de batteries électriques. Une aubaine pour ce géant minier, qui vise ainsi à «amorcer sa propre transition d’une industrie extrêmement polluante à une activité dite ‘verte’», estime Lisa Pelling, politologue et directrice du think tank indépendant Arena Idé, qui analyse les enjeux sociaux et environnementaux de la transition verte en Suède. 10% des émissions polluantes du pays proviennent de l’industrie de l’acier, et 7% des activités minières. «Des critiques se posent toutefois envers la stratégie en elle-même qui ne vise pas à remettre en question un système productiviste intrinsèquement polluant», pointe la politologue.

Si la loi suédoise requiert depuis 2022 la consultation des peuples autochtones sur la mise en place de projets et activités impliquant les terres dont ils ont l’usage, cette consultation est souvent considérée comme de la poudre aux yeux. Pour Åsa Larsson Blind, ancienne présidente du Conseil Saami, qui réunit plusieurs organisations de Norvège, Suède, Finlande et Russie, «c’est la première législation que la Suède adopte, mais elle est insuffisante: les entreprises doivent nous consulter, mais notre accord n’est pas obligatoire».

Si la loi suédoise requiert depuis 2022 la consultation des peuples autochtones sur la mise en place de projets et activités impliquant les terres dont ils ont l’usage, cette consultation est souvent considérée comme de la poudre aux yeux.

De plus, dans de nombreux cas, les Samis interviennent quasiment au terme de la négociation des projets, lorsque plans et investissements sont déjà en route. «De fait, notre pouvoir d’action est minime. Pour moi, c’est surtout un alibi: avec cette loi, on considère que les Samis ont donné leur consentement, donc que leurs protestations sont illégitimes», soulève Åsa Larsson Blind. Enfin, la Suède n’a pas ratifié la Déclaration des droits des peuples autochtones, dont le Free Prior and Informed Consent (FPIC) stipule que ceux-ci doivent être consultés avant tout projet affectant leurs terres, ressources ou modes de vie. L’information complète et compréhensible constitue alors la base de leur consentement.

Face à la montagne d’où s’échappent les fumées de la mine, Nils Johanas Allas, président du sameby – un groupement administratif d’éleveurs conférant des droits d’usage des terres – de Talma, est amer. «La transition verte, c’est du greenwashing, une manière prétudement éthique de reproduire le même système avec un nouveau label, et ainsi contourner l’opposition.» Les fenêtres de son appartement sont régulièrement couvertes de poussière noire, soufflée par l’activité industrielle. «Il n’y a rien de vert. Je regarde cette mine, je vois le Mordor [NDLR, région destructrice de la saga Seigneur des Anneaux]. Juste un immense trou noir.»

«Nous ne pouvons plus faire le poids»

Derrière ce vernis éthique, la situation pour les Samis vire au cauchemar. «Les mines et leurs infrastructures perturbent le chemin habituel des rennes et réduit les zones pâturables. Les animaux sont désorientés et ne se nourrissent plus. Ce qu’ils appellent transition verte détruit notre mode de vie traditionnel et menace notre existence.» Depuis la route, Thomas Sevä pointe du doigt des plaines enneigées: «Quand j’étais jeune, il y avait ici de magnifiques pâturages.» Aujourd’hui, la zone est quadrillée par des routes sur lesquelles des convois entrent et sortent de Kaunisvaara, l’une des nombreuses mines de la région.

Il découpe un pancake au sang de renne fait maison, trempe un morceau dans son café, tapote sa bedaine. Son ventre s’est épaissi depuis qu’il est grand-père. Sous la photo du cottage d’été familial, il poursuit. «Le dérèglement climatique, les éoliennes, maintenant les mines ‘vertes’… On ne peut plus faire le poids. Je ne peux pas encourager mes enfants et petits-enfants à reprendre l’élevage de rennes dans ces conditions.» Parce qu’il s’oppose publiquement aux mines, ses enfants et lui reçoivent des menaces. «Il y a un fort taux de suicide chez les Samis et les éleveurs de rennes, ce que je comprends. C’est eux ou nous: on ne peut pas coexister, et nous sommes en train de perdre

Karin Kvarfordt Niia, porte-parole du sameby de Gabna, semble lasse de ressasser le sujet. «Dès que j’en parle, la blessure est rouverte: nous avons perdu plus des trois quarts de nos terres ancestrales», grignotées par les nouveaux projets miniers ou par le déménagement contraint d’une partie de la ville de Kiruna, menacée d’affaissement par l’expansion de… la mine. Alors que le chantier dure depuis plus de dix ans, LKAB a annoncé fin août que la zone concernée est en fait double: ce ne sont donc pas 6.000 mais 12.000 habitants qui devront être déménagés, soit les deux tiers de la ville. «Et aucun nom sami n’a été conservé dans la construction de la nouvelle ville: c’est comme si nous n’existions pas», soupire Karin Kvarfordt Niia.

Alors que le chantier dure depuis plus de dix ans, LKAB a annoncé fin août que la zone concernée est en fait double: ce ne sont donc pas 6.000 mais 12.000 habitants qui devront être déménagés, soit les deux tiers de la ville.

La perte progressive des terres pâturables pour l’élevage de rennes vient inévitablement affaiblir le principal levier de revendications et de droits des Samis. Parce que les cheptels se réduisent, nombre d’entre eux sont contraints de quitter l’élevage de rennes au profit d’autres sources de revenus. Ainsi, deux des fils de Thomas Sevä travaillent à la mine. Leur père ne leur en veut pas. «Il faut bien vivre. On a tous besoin d’argent. Je comprends.»

Nunasvaara, un cas sans précédent

Des affiches publicitaires de l’aéroport («Lead our industry to a sustainable future») aux menus de fast-food (le «Burger du mineur»), LKAB semble régner en maître sur Kiruna. Samis ou non, tous sont conscients que la ville a été créée par et pour l’industrie minière. Pourtant, en janvier 2025, la municipalité de Kiruna s’est opposée à un nouveau projet minier à Vittangi, à une quarantaine de kilomètres de la ville. Talga, l’entreprise australienne chargée du projet, vend la mine de Nunasvaara comme une grande avancée pour l’Europe dans sa transition verte et son désir d’autonomisation. Talga y prévoit l’extraction annuelle de 120.000 tonnes de graphite, un matériau notamment utilisé pour la fabrication des batteries lithium-ion, destinées à alimenter les voitures électriques ou stocker l’énergie issue d’éoliennes ou de centrales hydrauliques.

Les samebys de la région de Kiruna s’y sont opposés dès la première heure, rejoints ensuite par la municipalité: «C’était une décision politique, pour montrer que l’on prend au Nord sans donner en retour», défend Sigrid Vestling, urbaniste stratège à la mairie de Kiruna. «Notre sol est riche, mais la législation suédoise fait que les entreprises paient leurs impôts à l’État, et non à la ville. Malgré l’activité minière et le plein emploi, Kiruna est pauvre et doit gérer toutes les conséquences.»

En janvier 2025, la municipalité de Kiruna s’est opposée à un nouveau projet minier à Vittangi, à une quarantaine de kilomètres de la ville. Talga, l’entreprise australienne chargée du projet, vend pourtant la mine de Nunasvaara comme une grande avancée pour l’Europe dans sa transition verte et son désir d’autonomisation.

Alors que la législation donne aux municipalités l’autonomie de décider quelles entreprises et activités peuvent s’installer sur leur territoire, le gouvernement a court-circuité le refus au nom d’un «projet stratégique» du CRMA européen. «Jamais dans l’histoire de la Suède le gouvernement n’a outrepassé ainsi le droit des municipalités, c’est sans précédent», accuse Åsa Larsson Blind.

C’est donc une nouvelle bataille à mener pour les Samis. Karin Kvarfordt Niia dresse ici un parallèle avec la colonisation de son peuple par la Suède depuis le XVIIe siècle. «La terre est volée pour que le profit revienne à quelqu’un d’autre, et nous ne pouvons nous y opposer: nous sommes encore aujourd’hui un peuple colonisé.» Elle jette un œil aux photos d’archives qui ornent les murs du musée Samegården, puis à la mine, dont la silhouette massive se dessine derrière les fenêtres. Dans l’ancien centre de Kiruna, chaque rue offre une vue directe sur cette montagne de fer. «Avons-nous une chance de gagner? Se battre, c’est dans notre ADN. L’espoir est crucial pour survivre. Si même moi je n’y crois pas, comment regarder mes enfants dans les yeux et leur dire qu’ils ont un futur?»

Cette article a été réalisé avec l’aide du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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