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Emploi

Territoires zéro chômeur : l’heure des choix

En Wallonie, certains acteurs de l’emploi et de la formation espèrent bien pousser la ministre de l’Emploi, Christie Moreale, à débloquer au plus vite des budgets destinés à expérimenter des «territoires zéro chômeur longue durée». Comment? en favorisant l’émergence de projets prêts à démarrer dès que les fonds seront disponibles. Mais pour cela, la ministre devra probablement faire des choix et aller chercher des moyens dans les enveloppes prévues pour d’autres politiques…

©Doug Geisler/FlickrCC

Il ne le dira pas comme ça, mais son intention est assez limpide: Paul Timmermans entend bien mettre un petit coup de pression sur Christie Morreale (PS), la ministre de l’Emploi wallonne. Paul Timmermans, c’est le président de la Chambre emploi-formation de l’Instance Bassin Hainaut-Sud, cette organisation chargée de remettre des avis ou des recommandations concernant les politiques de l’emploi et de la formation. C’est aussi et surtout celui par qui les fameux «territoires zéro chômeur» vont peut-être faire leur trou au sud du pays.

Expérimentés depuis 2016 en France, ceux qu’on désigne aussi sous l’acronyme un peu barbare de «TZCLD» – pour «Territoires zéro chômeur de longue durée» – se basent sur un principe assez simple: créer sur certains territoires des «entreprises à but d’emploi» (EBE) censées engager sur une base volontaire la majeure partie des demandeurs d’emploi de longue durée – plus d’un an d’inoccupation. Avant de monter un «business model» à partir de leurs compétences, sans venir concurrencer les activités économiques déjà existantes. Le tout pour venir tacler le chômage.

Point d’orgue de ce dispositif, il n’est pas supposé coûter grand-chose. À terme, les emplois créés sont censés être financés par les montants du chômage ou d’autres formes d’aides sociales «économisés» grâce à la mise à l’emploi des chômeurs. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant au fait que ces fameux territoires se soient retrouvés dans la déclaration de politique régionale du nouvel attelage gouvernemental wallon. Sans que cela constitue une garantie quant à la mise en place d’une expérimentation. Du côté du cabinet de Christie Morreale, on admet d’ailleurs «que le dossier n’est pas encore très avancé»

C’est pour venir donner un petit coup de pied dans la fourmilière que l’Instance Bassin du Hainaut-Sud travaille depuis plusieurs mois à l’émergence de huit projets «territoires zéro chômeur» sur son territoire. Il reviendra ensuite au politique de décider lesquels – on parle d’un projet en zone urbaine et d’un projet en zone rurale – seront élus parmi ce panel afin de servir d’expérimentation. «Dans les six mois, il faut que les zones soient définies», insiste Paul Timmermans.

Du côté de la province de Luxembourg, on s’active aussi. L’Instance Bassin enseignement qualifiant/formation/emploi du Luxembourg belge n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Mais un territoire composé des communes de Virton, Meix-devant-Virton et Rouvroy aurait déjà été choisi. Et les projets hennuyers et luxembourgeois travailleraient de concert. Une manière polie de mettre Christie Morreale devant ses responsabilités…

Pas d’argent du fédéral

Avant de choisir, il faudra pourtant que la ministre wallonne de l’Emploi règle quelques détails. Le financement des projets ne sera pas le moins compliqué d’entre eux. En France, dans un État centralisé, permettre que les montants «économisés» sur le chômage et d’autres aides viennent financer des emplois au sein de projets locaux n’est probablement pas très compliqué. En Belgique, où tout est saucissonné entre les différents niveaux de pouvoir, cela risque d’être plus coton. D’après une étude commandée par l’Instance Bassin Hainaut-Sud au Centre de droit public de l’ULB, le fédéral – via les économies sur le budget de la sécurité sociale en sa possession – ne pourra pas légalement venir financer la mise à l’emploi de chômeurs dans les entreprises à but d’emploi en Région wallonne. Dit autrement: pour financer les emplois dans les expériences zéro chômeur, la Région wallonne ne pourra pas bénéficier des montants «économisés» sur le budget de la sécurité sociale, à moins de passer par un accord de coopération entre les Régions et l’État fédéral. Vu la configuration politique actuelle, autant dire que ce scénario relève de la science-fiction. «Les acteurs du Hainaut-Sud penchaient pour un financement fédéral, qui aurait permis de visualiser au mieux la logique de réaffectation des dépenses de la sécurité sociale. Mais cela paraît compliqué», commente Élise Dermine, professeure au Centre de droit public et coauteure de l’étude.

« Si la ministre doit choisir entre les territoires zéro chômeur et les aides à l’emploi, je pense qu’elle privilégiera les aides à l’emploi », Hugues De Bolster, Saw-b

La Région wallonne devra donc aller chercher des moyens au sein de son propre budget pour financer les expérimentations… Ce qui impliquera de faire des choix: il faudra aller trouver de l’argent dans les enveloppes destinées à d’autres politiques régionales. Un enjeu dont Paul Timmermans semble conscient. «Je pense que c’est du côté des aides à l’emploi qu’il faut chercher. Et pas des enveloppes de l’économie sociale ou de l’insertion», prend-il la peine de préciser. Bien vu… Car en France, c’est le secteur de l’économie sociale qui, parfois, s’est senti menacé par l’arrivée des entreprises à but d’emploi. Dispersion des moyens, concurrence déloyale: les craintes étaient nombreuses. Si elles ont souvent fini par s’estomper, en Belgique, l’arbitrage budgétaire à venir pourrait les faire renaître. Autre point d’attention: la méthodologie des entreprises à but d’emploi, qui pourrait aussi faire grincer des dents dans le champ de l’insertion. Un secteur «habitué» à travailler avec son public, à le former, avant toute remise à l’emploi éventuelle. Alors qu’avec les entreprises à but d’emploi, c’est l’inverse: le projet se base sur une mise à l’emploi direct des chômeurs.

Un choix vite fait?

Mais qu’en pensent les secteurs de l’économie sociale et de l’insertion, justement? Première remarque: du côté du Hainaut-Sud, on a eu l’intelligence de les intégrer au processus de réflexion. Un comité d’accompagnement du projet «territoires zéro chômeur» a été mis sur pied et SAW-B – la fédération d’économie sociale – ainsi que l’Interfédération des centres d’insertion socioprofessionnelle en sont membres. Faut-il y voir un lien de cause à effet? Même s’il avoue, un peu penaud, qu’il ne se rend pas à toutes les réunions, Hugues De Bolster, chargé de mission chez SAW-B, se montre en tout cas positif quant aux projets de «territoires zéro chômeur». Bien sûr, il y a les précautions d’usage, comme les risques de «dispersement» des entreprises à but d’emploi, censées développer leurs activités sur la base de ce que les travailleurs sont capables de faire et qui risquent donc de se retrouver à courser un bon paquet de lapins à la fois. Ou encore le risque que certains emplois en «EBE» viennent «manger de l’emploi public». Mais pour le reste, Hugues De Bolster estime qu’«il s’agit d’une expérience intéressante, qui a une vraie valeur ajoutée».

La région wallonne devra donc se débrouiller seule et aller chercher des moyens au sein de son propre budget pour financer les expérimentations…

Pourtant, malgré ces constats positifs, l’argent reste le vrai nerf de la guerre. Et sur ce point, Hugues De Bolster se fait plus prudent. «Si ce projet doit être financé sur les enveloppes régionales, il va clairement entrer en concurrence avec d’autres politiques. Et, si la ministre doit choisir entre les territoires zéro chômeur et les aides à l’emploi, je pense qu’elle privilégiera les aides à l’emploi», note-t-il. Ce qui serait dommage, d’après le chargé de mission. Pour lui, les «EBE» pourraient constituer une vraie plus-value pour le secteur de l’insertion. «Les structures d’insertion pourraient mettre en place des formations pour les travailleurs des EBE. Cela constituerait un débouché alors que l’on sait qu’après leur formation beaucoup des stagiaires ont du mal à trouver un emploi», note-t-il. Le hasard fait bien les choses: certains projets en gestation sur le territoire Hainaut-Sud sont déjà entrés dans cette logique. À Viroinval, un projet de territoire zéro chômeur visant à mettre en place une épicerie sociale a déjà intégré les centres d’insertion socioprofessionnelle dans sa réflexion. «Ils réfléchissent déjà à adapter leurs formations au projet», explique Michaël Horevoets, du CPAS de Viroinval, qui porte l’initiative.

Du côté de l’Interfédération des CISP, on confirme l’information. Une manière, aussi, pour le secteur de défendre sa plus-value. «Nous ne sommes pas contre les ‘utopies réalistes’, prend la peine de préciser Louise Nikolic, coordinatrice du réseau CISP à l’Interfédération en évoquant les «TZCLD». Mais nous nous sommes toujours posé la question de l’acquisition des compétences dans ce genre de projet. Beaucoup de demandeurs d’emploi ont un besoin de formation, notamment pour tout ce qui constitue les ‘soft skills’ et c’est quelque chose qui n’est pas prévu par les EBE.» Lisez: et qui pourrait être endossé par les CISP, qui entendent aussi éviter «que les demandeurs d’emploi les plus employables soient dirigés vers les entreprises à but d’emploi alors que les plus fragiles seraient confiés aux CISP».

Notons que dans la province de Luxembourg, les CISP semblent avoir plutôt avoir été impliqués dans un travail d’identification des envies et souhaits des publics de travailleurs potentiels.

Des intentions et du lobbying

Reste que, à l’heure actuelle, tout cela relève de la supputation. Il n’y a pour l’heure aucun budget prévu. «Nous souhaiterions un budget pour cinq années, comme en France. Il s’agit du temps d’une législature et cela constituerait une garantie pour les acteurs qui s’engagent dans le projet», fait remarquer Paul Timmermans. Avant d’ajouter: «Mais pour l’instant, il n’y a que des intentions et du lobbying»

 

Et à Bruxelles?

On se souvient que Bernard Clerfayt (DéFi), le ministre bruxellois de l’Emploi, avait douché quelques enthousiasmes lors d’une interview accordée au quotidien Le Soir le 14 novembre 2019. Avant toute chose, il entendait évaluer le coût global de la mesure, malgré l’intérêt de communes comme Forest, Schaerbeek ou Bruxelles-Ville. «2020 sera une année d’études et de prospection pour les territoires zéro chômeur», avait-il déclaré. Aujourd’hui, on n’en est pas beaucoup plus loin. «Pour des raisons budgétaires, il a été décidé que toute nouvelle politique attendra l’ajustement budgétaire au printemps 2020», explique-t-on au cabinet. Première phase du travail: débloquer du budget pour lancer une étude, à l’image de ce qui a été fait en Wallonie…

En savoir plus

En 2017, devançant la hype, Alter Échos s’était déplacé en France – où le dispositif est né – pour réaliser un Focales bien serré sur le sujet en accès libre sur notre site.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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