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Regard critique · Justice sociale
Copyright : Lucie Castel

Pour cette première chronique de l’an neuf, quoi de plus réjouissant pour notre duo d’intrépides exploratrices qu’un retour aux sources: le bistrot et sa faune bigarrée! Dans une optique plus «zoologique». Histoire de pimenter ces expérimentations qui nous rappellent souvent que l’humain n’est finalement qu’un animal comme les autres, à plus forte raison en société et avec des doses plus ou moins raisonnables d’alcool dans le sang.

Ainsi, la social-bistrologie a pour vocation de s’intéresser à la diversité des espèces, par le biais de l’observation et la documentation de leurs comportements et interactions sociales dans l’un de leurs biotopes privilégiés: les troquets.

Cette posture nous amène à considérer nos semblables comme des humanimaux imprévisibles. Fidèles à notre principe d’observation incognito, nous optons pour une approche croisée: étudier les gens à leur insu et tenter une interpellation directe pour les inviter à nous raconter quelques histoires… avec un succès mitigé en ce qui concerne l’approche frontale, comme vous pourrez le découvrir à la lecture de notre récit.

Direction les Brasseurs…

Les Brasseurs, c’est donc un stam-café comme on les affectionne, situé boulevard Anspach, dans l’épicentre de la ville, à un jet de piétonnier de la Bourse. Enfin, de ce qui se voudrait être un piétonnier, car, inévitable digression, on est encore loin du compte en termes de déambulation libre, sécurisée et reposante visuellement parlant pour l’usager faible. Au moment de notre enquête, ledit piétonnier ressemblait à un labyrinthe bien foutraque: palissades de bois qui brouillent les pistes et réduisent le passage à sa plus simple expression, même combat pour les barrières de métal, mais avec une touche colorée bleu-jaune plus gaie, tuyaux dans tous les sens, pour tester la souplesse et surtout l’attention du passant, arbres plantés au petit bonheur la chance… avec des portions piétonnes, des portions mixtes, et des portions non identifiées, attention danger. Mais nous nous écartons de notre sujet.

L’établissement se présente comme un long rectangle étroit, avec un cadre chaleureux, des boiseries, le zinc, des miroirs et des banquettes. En ce mardi soir, la clientèle est rare, mais le paysage offre un certain relief: des jeunes qui tapent la carte, des amoureux qui alternent baisers et dégustation de chips au paprika, une petite vieille dame qui lit la gazette, un postier en uniforme qui s’en jette une ou deux après une dure journée de labeur.

© Lucie Castel

Guns N’ Roses crache un bon vieux «Sweet Child O’ Mine» dans les baffles. On est bien.

À nos côtés, un duo de quinquagénaires jase de mobilité à Bruxelles, avec la STIB en ligne de mire. L’homme, rebaptisé «Grizzli avenant» dans notre bestiaire, est fort passionné sur le sujet. Il travaille manifestement comme expert, car il explique à son interlocutrice avoir été «envoyé en urgence chez le ministre». Il parle de la nécessité d’un engagement des pouvoirs publics pour pouvoir sortir de ce qu’il nomme les autoroutes urbaines comme le boulevard Lemonnier, dépourvu de pistes cyclables.

«C’est dégueulasse, c’est dangereux. C’est une véritable autoroute. Il faut faire une étude d’incidence.»

«C’est le moment ou jamais de le faire, il y a même des bus De Lijn qui ont foncé dans des bus de la STIB.»

La petite vieille lève ses yeux bleus délavés du journal et me regarde d’un air circonspect.

Grizzli évoque à présent la possibilité d’amener des bus place Rouppe. Sa copine valide:

«Tu es un génie mon petit chouchou.»

«Je ne sais pas. Moi j’essaie juste de trouver des solutions, c’est tout… Il faut dire la vérité aux gens: on va foutre en l’air votre quartier pendant des années, mais ça va en valoir le coup.»

Madame Yeux-bleus-délavés a les lèvres fines, très fines, elle les tend vers l’avant dans une gamme de moues plus canardesques les unes les autres à mesure qu’elle prend connaissance de l’actualité du jour.

Chouette, un nouveau spécimen pointe son nez: un homme portant une doudoune bleu marine, dégarni et jovial, alias «Bec-en-sabot sur réseaux sociaux». Nous apprenons lors de sa première interaction avec notre voisine du tandem mobilité qu’il a un rendez-vous très important dans sa vie le 22 janvier. Croisons les doigts pour lui. Il y jouera selon toute vraisemblance sa trajectoire professionnelle en fonction des élections à venir et de l’attribution des postes. «Accointances, jeux politiques, c’est chaud», déclare-t-il, comme pour me donner raison.

© Lucie Castel

Scoop et joute verbale entre Bec-en-sabot et Grizzli. Thème: «De l’importance du charisme en politique et de son impact sur la conquête de l’électorat.»

«Le MR est dans la majorité, mais il n’a plus le maïorat. Schepmans veut aller à la Région.»

«C’est quelqu’un d’exceptionnel, mais qui n’a pas le charisme pour aller là entre nous soit dit.»

«Elle n’est pas du tout comme son père… Elle a les mêmes idées, mais ne les applique pas de la même manière. Elle est fine, elle est extraordinaire, elle connaît ses dossiers, mais elle manque de charisme.»

«Plein de gens décrient Vervoort, mais il a le charisme.»

«Philippe Close n’est pas un agneau, c’est un homme de dialogue, mais il ne se laisse pas faire.»

«C’est l’intelligence émotionnelle des gens qui compte, pas les voix.»

Laissée pour compte de cette joute, la dame tente un parallèle boiteux avec son passé de musicienne en rhéto parce que, hein, c’était impressionnant pour elle à l’époque de prendre la parole devant tout le monde pour présenter les morceaux…

«Mon amie a suivi des cours de théâtre pour être à l’aise. C’est un métier à part entière d’être orateur.»

«Olivier Maingain est un beau parleur.»

«Je lui reconnais une chose: il a dénoncé ce que faisait le MR avec la N-VA de façon remarquable.»

«Philippe a été formé à ça par Monsieur Thielemans.»

«Moi, j’ai été formée par De Donnea, le Général.»

Sur cette dernière saillie emplie de fierté, la dame prend congé de ses deux camarades.

Pendant ce temps-là, à la radio, les Beatles encouragent Jude à ne pas tout gâcher.

Un postier, gilet orange et démarche chancelante, beugle tout en s’approchant du bar.

«Facteur, wat drinkt U ?»

«Een pintje !»

Bec-en-sabot semble être en terrain très connu et arrose tous les clients, petit à petit. Un vrai caméléon.

En revanche, depuis le départ de sa copine, «Grizzli avenant» se montre assez boudeur. Alors qu’il lui propose gentiment de partager un verre, Grizzli envoie promener Bec-en-sabot sans ménagement en prétextant être occupé pour le boulot, les yeux rivés sur son smartphone. Alors que sans vouloir dénoncer, mais quand même, Lucie et moi on a bien vu qu’il scrollait sur le site de La Dernière Heure. C’est pas très fair-play de la part de Grizzli ça…

© Lucie Castel

Bec-en-sabot ne se laisse pas démonter et s’installe à la table à l’opposé de son meilleur non-ami. Nous sommes pile au milieu des deux, dans la zone dite tampon. J’écris, Lucie dessine, tandis que nos deux sujets se concentrent avec intensité sur leurs smartphones respectifs. C’est cocasse. Je n’ose pas relever les yeux de crainte de croiser le regard de Bec-en-sabot, qui semble se poser des questions sur notre comportement.

La session du jour se termine sur De do do do de da da da – quel drôle de titre tout de même – de The Police. Force est de constater que l’absence de communication nous plonge dans un vide comblé par la technologie chez nos voisins.

Grizzli part. Bec-en-sabot parle tout seul devant son téléphone. Il est temps de larguer les amarres.

Vendredi soir, même lieu, autre ambiance, le bar est plein à craquer, la playlist inaudible. Il est temps de foncer, d’aller au contact de la faune en tombant le masque.

On se retourne et on prend le premier sujet venu, juste derrière nous, accoudé au bar. Il s’agit de «Porc-épic à costard». En guise de préambule à des questions plus «sociales», il accepte de nous raconter son Nouvel An. Une belle soirée près de l’Atomium, avec des feux d’artifice. «On a bien mangé, bien dragué, bien fait l’amour.» Une certaine idée de la fête orientée par une volonté de rapprochement avec la femelle. Proximité que notre homme semble rechercher de manière intensive, tous contextes confondus. Et pour ce faire, tel un paon plutôt qu’un porc-épic, il arbore un costume coloré parfaitement coupé, ne lésine pas sur le parfum. Aime le contact physique.

© Lucie Castel

Au fur et mesure de nos échanges, nous tentons de l’orienter vers des sujets moins légers, comme l’actualité. Quelle nouvelle l’a frappé dernièrement? Rien en particulier. Il dit qu’en Belgique, tout va bien pour lui, qu’il habite à Sainte-Catherine. Que le problème à Molenbeek, c’est que les parents ne font pas ce qu’il faut pour les gamins. Que c’est un problème d’éducation. De drogue. Il m’attrape par l’épaule et me montre fièrement des photos de lui devant son appartement, dans son appartement, en singlet, en costume. Devient de plus en plus tactile. Glisse son numéro de portable dans mon carnet.

«Appelle-moi», qu’il dit, Porc-Épic.

OK. Nous avons affaire à un humanimal en rut. Un classique du vendredi soir, du samedi soir aussi. Un classique de bar en fait. Et je suis sa proie du moment.

Je prends mes distances. Retour à la table. Ça cause flamand partout. Lucie doit partir. Bec-en-sabot est de nouveau là, il boit une eau pétillante en regardant la vidéo d’une chorégraphie présentée par une sculpturale danseuse afro…

© Lucie Castel

Porc-Épic revient à la charge. Est-il frappé d’Alzheimer précoce? Je l’ignore. Toujours est-il qu’il me redonne son numéro de téléphone, en insistant pour que je l’appelle le dimanche parce que le samedi il bosse à Anvers…

Il ne me lâchera pas. Je décide donc de mettre un point final à la session. Mais foi de Social Bistrot, nous retenterons l’expérience très bientôt!

 

Marie-Eve Merckx

Marie-Eve Merckx

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