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Regard critique · Justice sociale
Illustration issue du Créham-Bruxelles (Créativité et handicap mental) qui chaque jour depuis le début du confinement partage sur sa page Facebook des oeuvres. Un musée virtuel pour lutter contre la morosité. ©Paloma Gonzalez, feutres acryliques, 100 X 70 cm, 2019.

Face à la menace sanitaire, les hôpitaux psychiatriques ont dû libérer des lits, réduire leurs activités, supprimer sorties et visites. L’offre de jour s’est également réduite. Parallèlement, le confinement et le climat anxiogène mettent à mal la santé mentale de l’ensemble de la population. Au temps du coronavirus, les frontières entre équilibre et déséquilibre psychique se fragilisent.

Réduire le nombre de patients afin de limiter les risques de contagion et de libérer des lits: en psychiatrie comme ailleurs, il a fallu faire de la place. Vendredi 13 mars, le service du Dr Benoît Gillain, psychiatre à la clinique Saint-Pierre d’Ottignies, a senti le vent tourner. «Ce jour-là, certains patients sont partis en week-end et en voyant le confinement se profiler, on leur a téléphoné pour leur dire que, s’ils revenaient, ils seraient confinés et qu’il valait peut-être mieux qu’ils restent chez eux. Ça a été compliqué, certains ont été déçus», explique-t-il. Dans le pavillon qui accueille généralement 28 patients, ils ne sont plus que 15, soit un patient par chambre au maximum. Sorties et visites interdites, repas pris en chambres, activités de groupe annulées, personnel sous tension: pour ceux qui restent, de toute manière, rien n’est plus comme avant. «On sait que la communauté artificielle de l’hôpital psychiatrique est habituellement très soignante. Or, sans les repas pris ensemble, sans les activités et les échanges entre patients, on perd cet outil de soin majeur. Cela veut donc aussi dire aussi que l’hospitalisation a moins de sens.»

Demande en diminution et effet rebond

Aujourd’hui, à Ottignies, la priorité est donc aux indications les plus sévères, à savoir les décompensations psychotiques et le risque suicidaire élevé. Mais, depuis le début de la pandémie, la demande en soins psychiatriques a de toute manière connu un ralentissement significatif. Là où les urgences accueillaient plusieurs patients par jour pour tentative de suicide, à la troisième semaine du confinement, elle n’en accueillait plus que deux ou trois par semaine, soit environ cinq fois moins. Idem pour le service de santé mentale associé à l’unité de psychiatrie: alors qu’il reçoit habituellement entre 20 et 30 nouvelles demandes par semaine, la moyenne est tombée à quatre ou cinq. «Beaucoup de personnes avec une maladie psychiatrique ont comme caractéristique d’avoir une difficulté dans les relations avec les autres et dans les liens, commente le Dr Benoît Gillain. Or aujourd’hui, la règle c’est ‘pas trop de liens’: ce dont je souffrais n’est donc plus un problème mais au contraire une ressource. Quant aux patients psychiatriques déjà confinés, d’une certaine manière, ils ne sont plus les seuls à souffrir.» Dans une situation aussi exceptionnelle et anxiogène que celle que nous vivons, les problèmes de santé mentale sont devenus le lot commun. «Aujourd’hui, nous avons tous plus ou moins des problèmes de santé mentale, ce qui n’est pas synonyme de pathologie mentale: on est tous un peu tracassés, on dort tous un peu moins bien, car nous avons peur et il y a des raisons d’avoir peur. C’est la différence avec l’anxiété, qui est une peur sans objet.» La fragilité psychique de l’ensemble de la population crée en quelque sorte un effet de déstigmatisation des personnes souffrant d’une pathologie mentale. «On observe un peu la même chose pendant les vacances, quand le monde tourne plus lentement: la différence entre celui qui ne sait pas courir mais qui sait avancer en marchant devient moins grande. Or, c’est quand la différentielle apparaît que vous souffrez. Aujourd’hui, on a tous un problème. Aujourd’hui, si vous êtes en difficulté, vous n’êtes pas anormal.»

La fragilité psychique de l’ensemble de la population crée en quelque sorte un effet de déstigmatisation des personnes souffrant d’une pathologie mentale.

François Vilain, chargé de projets chez Psytoyens, association d’usagers en santé mentale, craint pour sa part les retombées à long terme de cette crise et de la période prolongée de confinement. «Les patients qui avaient des difficultés pour entrer en contact avec les autres et qui avaient précisément fait des efforts pour sortir de cette difficulté et rompre leur isolement social sont à présent bloqués dans leur processus de rétablissement. Pour ceux qui étaient passés d’un point A à un point B, le confinement expose à un énorme retour en arrière.» Non seulement il est devenu impossible d’aller prendre son café au bistrot du coin, mais l’offre spécifique en santé mentale – services de santé mentale, hospitalisations de jour, groupes d’entraide et de parole – a été drastiquement réduite. Des consultations par téléphone ou Skype ont pu être rapidement mises en place avec les psychiatres ou psychologues, mais à ce prix, de nombreux patients – de 20 à 50% d’après les quelques professionnels que nous avons interrogés – préfèrent tout bonnement suspendre leur suivi. «Pour certains, passer à ce mode de communication peut être très anxiogène, sans compter que tout le monde n’a pas accès ou n’est pas à l’aise avec les nouvelles technologies.»

François Vilain redoute d’autant plus un effet «rebond» lors du déconfinement: «Pour le moment, ça va car on est dans la peur, l’instinct de survie, mais quand la pression va se relâcher, on risque de mesurer les véritables conséquences sur la santé mentale.» Le Dr Benoît Gillain partage cette crainte: «On présume d’autant plus cet effet rebond qu’il y aura une perte de revenus économiques. Or, dans les pays occidentaux, il existe un lien direct entre maladie mentale et niveau de vie.»

Personnel inquiet et mystère des masques

Au centre psychiatrique Saint-Bernard de Manage, 20 à 30 places ont été libérées sur les 250 disponibles afin de pouvoir accueillir les patients positifs au Covid-19 dans une unité séparée. «Les patients qui sont partis sont des patients qui ont préféré rentrer au vu des nouvelles conditions – sorties et visites interdites – mais ceci n’est évidemment possible que pour une partie d’entre eux. Nous avons aussi beaucoup de patients qui sont sans domicile ou dont l’état psychiatrique ne permet pas qu’ils rentrent chez eux ou dans la famille», explique le Dr Jean-Louis Feys, directeur médical. Jusqu’à présent, le centre de Manage ne possédait ni masques chirurgicaux ni FFP2 en suffisance. Le personnel – parmi lequel de nombreux absents pour maladie dont deux cas confirmés de Covid-19 – vit donc dans l’inquiétude. «Nous passons beaucoup de temps à gérer les angoisses du personnel, poursuit le Dr Jean-Louis Feys. Je peux comprendre que d’autres services passent avant nous mais notre personnel voudrait lui aussi se sentir protégé, d’autant plus qu’avec les patients psychiatriques, il y a toute une série de critères d’hygiène et de règles élémentaires qu’il est difficile d’appliquer.» Laura, infirmière psychiatrique dans une autre structure de la Région wallonne le confirme. «Nos patients ont beaucoup de mal avec des gestes comme le lavage des mains, la distance à maintenir entre eux. Nous avons mis des marquages au sol, mais ce n’est pas simple.» Les patients se montrent aussi très inquiets par rapport à la contagiosité des nouveaux entrants, même s’ils ont été testés ou laissés dans un premier temps à l’isolement. Et tous ressentent l’inquiétude du personnel, ce qui accroît leur propre anxiété. «Là où je travaille, une partie du personnel travaille à mi-temps et se rend donc toutes les semaines dans une autre structure qui n’a pas nécessairement les mêmes règles, les mêmes protections, poursuit Laura. Le risque d’introduire le virus est donc réel, même si nous prenons toutes les précautions possibles.»

«Nous passons beaucoup de temps à gérer les angoisses du personnel. Je peux comprendre que d’autres services passent avant nous mais notre personnel voudrait lui aussi se sentir protégé, d’autant plus qu’avec les patients psychiatriques, il y a toute une série de critères d’hygiène et de règles élémentaires qu’il est difficile d’appliquer.»

Dans les hôpitaux psychiatriques comme ailleurs, la répartition des masques est nimbée de mystère. Début avril, le Dr Pierre Oswald, directeur médical au centre hospitalier Jean Titeca, institution bruxelloise qui accueille principalement des patients sous statut médico-légal, a reçu un lot de quelque 4.600 masques chirurgicaux du SPF Santé publique. Impossible pour lui de nous dire quelle clé de répartition a été appliquée. Ce qui est donné est bon à prendre et, pour le reste, on grappille à droite à gauche, on mobilise le réseau… Mais une chose est sûre: les hôpitaux psychiatriques ont été dans un premier temps les grands oubliés des mesures. «Pour les autorités, les hôpitaux psychiatriques sont perçus comme de vastes maisons de repos pour gens un peu bizarres, hors du temps, hors de la réalité, c’est-à-dire comme des résidences et non comme de véritables hôpitaux.» Dans le même temps, il a été très tôt demandé à ces structures de «garder leurs patients» même si leur état venait à se dégrader… «Nous avons dû nous équiper en bonbonnes d’oxygène, en perfusions. Nous avons vécu la peur au ventre, en sachant que l’état d’un patient peut se dégrader en quelques heures. Moi, en tant que psychiatre, je ne suis plus très doué pour mettre une perfusion même si j’ai su le faire par le passé. Je ne suis pas sûr que les patients soient très rassurés de penser que leur psychiatre doit désormais soigner leur pneumonie.» Pour le moment, malgré les trois cas de Covid-19 avérés et les quelque 30 cas suspectés, on tient bon à Titeca. «La patiente qui allait moins bien, nous avons quand même pu l’adresser à un hôpital général parce qu’il n’y a pas encore de saturation.» Mais on navigue à vue, avec un nombre de tests restreints: «On peut encore tester les entrants pendant deux semaines, mais ensuite je ne peux pas dire… C’est assez tragique.»

«L’urgence sanitaire devra nous amener à repenser cette dimension globale, physique, somatique de nos prises en charge.»

Pour autant, le Dr Pierre Oswald en est persuadé: les hôpitaux psychiatriques, même s’ils manquent de moyens, ne pourront pas s’enfermer dans le rôle de Calimero. Une fois la crise passée, ils devront faire leur examen de conscience. «Toute situation psychiatrique a des conséquences somatiques. Un patient schizophrène est un patient qui a tendance à mal manger, à ne pas bouger, à fumer beaucoup, sans compter les traitements qui peuvent avoir des conséquences cardiovasculaires ou favoriser un diabète. Nos patients sont donc particulièrement à risque pour le COVID-19. L’urgence sanitaire devra nous amener à repenser cette dimension globale, physique, somatique de nos prises en charge.» S’il est illusoire de soigner l’esprit sans soigner le corps, l’inverse est vrai, hélas: quelle que soit l’évolution de la pandémie, nous aurons tous à nous remettre des conséquences du confinement sur notre santé mentale.

 

 

 

 

 

 

Julie Luong

Julie Luong

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