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Regard critique · Justice sociale

Printemps érable : le Québec réinvente le contrat social

Ces dernières semaines, l’ébullition qui a lieu au Québec autour de la question de la hausse des droits de scolarité universitaire interpelle de plus en plus.

08-06-2012 Alter Échos n° 340

Ces dernières semaines, l’ébullition qui a lieu au Québec autour de la question de la hausse des droits de scolarité universitaire interpelle de plus en plus.Là-bas, depuis plus de trois mois, les manifestants sont dans la rue contre cette réforme et contre le trop-plein de mesures libérales-conservatrices prises ces dernièresannées par le gouvernement provincial (Québec) libéral de Jean Charest. Ils entraînent derrière eux les mécontents du nouveau-monde, réputé il ya peu encore pour être un îlot d’Etat providence dans une Amérique du Nord qui met à mal régulièrement certains principes fondamentaux, ceux de l’accèsà la santé, à l’éducation, au logement…

Plusieurs éléments ont poussé la rédaction à traiter dans Alter Echos de ce « printemps érable », comme elle estappelée en écho aux printemps arabes. Propos et analyses de quatre de nos contacts privilégiés au Québec autour de deux angles d’approche : les enjeux dumouvement et celui de la révolution qui s’opère autour des processus traditionnels de participation à la vie démocratique. Henri Valot1 (Outreach Director deCivicus – Alliance mondiale pour la participation citoyenne – dont le siège est à Johannesburg), Michel Venne2 (directeur général de l’Institut duNouveau Monde, dont le siège est à Montréal), Martin Petitclercq3 (professeur à L’Uqam, l’université du Québec à Montréal,responsable du CHRS, le Centre d’histoire des régulations sociales et chercheur associé au Crises, Centre de recherche sur les innovations sociales) et FrançoisDesrochers4 (étudiant en licence de sociologie à l’UQAM, et secrétaire aux affaires internes du conseil exécutif de l’Afesh, l’Association facultaireétudiante de sciences humaines, l’un des syndicats étudiants qui regroupe les 4 500 étudiant-e-s en sciences humaines de l’Uqam) ont bien voulu se prêter au jeu del’interview écrite.

Ce qui a mis le feu aux poudres

L’enjeu de départ est simple : comme beaucoup de pays touchés par la crise économique des dernières années, le Québec est amené àréduire les dépenses publiques et à augmenter ses recettes.

Martin Petitclerc donne des éléments de contexte. Ils sont aussi remarquablement représentés graphiquement sur le site de Grandes-gueules inventives5. Letableau noir est facile à décoder : les études au Québec, et partout en Amérique du Nord, sont payantes. « L’actuel “plan de financement del’université” du gouvernement québécois est un projet conçu au sein du gouvernement – libéral – sans déterminer si le principe d’une hausseétait acceptable pour mieux financer l’éducation post-secondaire. Jamais, soutient Martin Petitclerc, le gouvernement n’a eu l’intention d’ouvrir un débat sur la missionfondamentale de l’université, sa gestion et son financement. Et depuis plusieurs années, les pressions gouvernementales sont fortes pour adapter l’université aux besoins dumarché : mise en concurrence des universités ; encouragement à recourir à des sources de financement privées ; alignement des grands objectifs derecherche aux besoins des entreprises et de l’état ; présence grandissante des représentants du monde des affaires aux conseils d’administration ; etc. Dans cecontexte, la politique de l’éducation, incluant la hausse des droits de scolarité, qui a prévu de tripler les droits de scolarité (gelés depuis lesannées 1990) d’ici à 2017, pour les porter de 2 168 à 3 793 dollars canadiens (de 1 663 à 2 910 euros) par an, vise essentiellementà financer à l’aide de sources privées de revenus (droits de scolarité, philanthropie, etc.) le désengagement de l’Etat. Quitte à imposer tout cela auxétudiants et aux professeurs… »

François Desrochers complète : « Les gouvernements néolibéraux n’ont pas l’habitude d’être connectés à laréalité des gens et à leurs besoins véritables. La hausse des droits de scolarité se fait au détriment du droit sans restriction économique àune éducation de qualité. Le but ultime de la hausse n’est pas de renflouer les coffres des universités, mais plutôt de renforcer le rôle des universitésdans l’économie québécoise et de modifier le rapport des citoyens aux institutions publiques, dans l’optique de la norme de l’utilisateur-payeur. »

Toutes les générations dans la rue pour quelques dollars ?

Les Québécois, comme le souligne l’INM, organisation non partisane qui fait la promotion de la participation des citoyens à la vie démocratique, ont assistéà la multiplication des votes de grève et des manifestations rassemblant de plus en plus de citoyens, jeunes et moins jeunes, concernés par la défense des services publicset de la participation des citoyens au-delà du passage à l’urne, et en proposant de réinventer les rouages démocratiques.

Le mouvement étudiant a bien réussi à lier la question étroite des droits de scolarité à des questions plus larges liées à la transformationnéolibérale des institutions publiques proposée par le gouvernement actuel. Les exemples cités par Martin Petitclerc sont nombreux : investissementsspéculatifs des banques publiques ou coopératives ; vente secrète des droits de forage d’Hydro-Québec (la compagnie publique d’énergie à descompagnies privées sur l’île d’Anticosti dont le potentiel gazier est estimé à 4 000 milliards de dollars) ; allégations de corruptiongénéralisée dans l’attribution des contrats publics ; réduction massive des impôts pour les entreprises ; lourds investissements publics pour lebénéfice des grandes compagnies minières dans le cadre du Plan Nord ; etc.

Poussant l’analyse, Martin Petitclercq prend position de manière radicale, comme nombre de professeurs ou de syndicats étudiants qui se sont mobilisés sur les enjeux desdroits de scolarité : « Alors que le gouvernement libéral met scandaleusement l’État au service des grandes corporations, son ministre des finances tented’imposer la « révolution culturelle » de l’utilisateur-payeur afin de « responsabiliser » les citoyens qui doivent apprendre, toutcomme la « clientèle étudiante », à payer leur « juste part ». Si la grève étudiante a pris la forme d’unev&e
acute;ritable crise sociale, c’est qu’elle met à jour les fondements mêmes de l’ordre néolibéral actuel. À cela s’ajoute bien sûr la pertede légitimité du gouvernement qui est la cible de nombreuses allégations de corruption. »

L’organisation du mouvement étudiant et son avenir

La plupart des médias internationaux le soulignent : la détermination des grévistes est du jamais-vu. François Desrochers le confirme : « Elle asurpris tout le monde qui s’implique depuis longtemps dans le mouvement étudiant. Personne ne s’attendait à ce que la grève perdure aussi longtemps et à ce queles tentatives du gouvernement pour casser le mouvement se soldent systématiquement par un durcissement des positions étudiantes. Devant les différentes formes derépression du mouvement (violence policière, recours aux tribunaux pour forcer le retour en classe, adoption d’une loi spéciale antidémocratique, etc.), une bonnepartie de la population a senti le besoin de se rallier à notre cause et d’en faire la leur, ajoutant du même souffle leurs propres revendications au mouvement. Les thèmesde la corruption du gouvernement et de la braderie de nos ressources naturelles aux mains de compagnies privées émergent enfin de ce mouvement de grève, que plusieursconsidèrent comme le plus grand mouvement social depuis le mouvement souverainiste6. »

Le mouvement étudiant, et surtout la CLASSE, est étroitement associé au développement du mouvement altermondialiste. Martin Petitclercq nous donne quelqueséléments de repère. La fondation de la CLASSE, qui regroupe environ 70 % des étudiants en grève, remonte à 2001 et découle àl’époque d’une volonté de rompre avec un « syndicalisme de concertation », en vogue autant dans les associations de salariés qued’étudiants. Elle est organisée de manière décentralisée, non hiérarchique, se réclamant de la démocratie directe, du féminisme etdu « syndicalisme de combat ». Elle n’a pas de « président » ou de « chef » – contrairement à l’effetcréé par les médias qui parlent des « leaders » étudiants – mais deux « porte-parole ». Ce sont les principes del’autonomie des assemblées locales et du militantisme de la base qui caractérisent le mouvement. Avec l’aide des réseaux sociaux, les nombreuses activités degrève (manifestations, forums sociaux, écoles populaires, soirées de poésie, etc.) sont organisées d’une façon décentralisée. Par ailleurs, lesnombreux débats qui se développent au sein du mouvement étudiant donnent une certaine unité, malgré un indéniable éparpillement, à toutes cesactivités. »

L’avenir du mouvement est évidemment imprévisible. Ce qu’en retient François Desrochers, étudiant, c’est ceci : « Si cette grève devait se solderpar un échec sur le plan des revendications initiales, elle nous aurait appris à nous organiser sur différentes bases et dans différentes formes de structure. Le mouvementétudiant québécois est le porte-étendard d’une forme beaucoup plus directe et participative de la démocratie que celle qui régit nos États dedroit. »

Révolutions et nouveaux contours de l’engagement citoyen

Henri Valot, de Civicus, l’Alliance mondiale pour la participation citoyenne, tape sur le clou en soulignant que ce qui est en cause, ici et dans les pays connaissant des révolutionscitoyennes remarquées depuis début 2011, c’est « l’incapacité des Etats à parer aux conséquences de la crise économique qui aoccasionné de notables inégalités de revenus et rendu la corruption plus aiguë, et qui a été aggravée par des mouvements de population qui ontmultiplié le nombre des jeunes sans emploi et frustrés vivant dans les faubourgs ». Et de noter que ce qui est inédit dans ces manifestations populaires,« c’est le niveau de la contestation, son ampleur, les méthodes employées, les liens établis, et ses implications potentielles ».

Mais alors, ces mouvements mettent-ils à mal les organisations existantes qui soutiennent la participation des citoyens au débat démocratique ? Henri Valot le souligne,les nouvelles technologies ont facilité la diffusion des informations, des idées et des symboles, et ont permis aux gens de se coordonner et d’organiser les manifestations, horsorganisations institutionnalisées. Les mouvements d’habitude largement ignorés par les grands médias et les hommes politiques ont massivement utilisé lesmédias sociaux pour se hisser à la une, créer une dynamique et susciter la solidarité à travers les frontières. Cette évolution dans l’organisation dela contestation et la canalisation de l’engagement citoyen amène des organisations comme Civicus à considérer aujourd’hui l’activisme en ligne comme une forme valable departicipation qui permet aux gens de s’impliquer pour une cause7.

Le succès des manifestations citoyennes, au Québec comme ailleurs dans le monde depuis 2011, est de « forger de nouveaux réseaux, de galvaniser, radicaliser etmettre sur le devant de la scène l’activisme de nouveaux publics. Certains mouvements, où les décisions sont prises par consensus et qui pratiquent la démocratiedirecte, s’attachent plutôt à concevoir des alternatives qu’à formuler des recommandations politiques spécifiques et c’est dans la pérennitédes processus mis en place pour développer et mettre en pratique des alternatives qu’il faut voir le succès de ces mouvements », souligne encore Henri Valot.

L’INM, dont le champ d’action est principalement québécois, porte une analyse complémentaire. Michel Venne met le doigt sur le malaise : « L’impasse danslaquelle se retrouve le Québec aujourd’hui découle essentiellement du refus de reconnaître un rôle à la participation citoyenne, notamment celle des jeunes, dans leprocessus menant à une décision publique. C’est à partir du moment où l’on a fait la sourde oreille aux étudiants qui jouissaient d’un appui massif que le conflits’est enlisé. La contestation s’est par la suite étendue et s’est cristallisée lorsque la loi d’exception a été adoptée et que des mesures restreignantl’expression par des citoyens de leur désaccord ont été promulguées. » Ce qui se joue aussi ici, c’est l’opposition traditionnelle entre démocratiereprésentative (légitime) et démocratie participative (protestataire). Cette opposition, l’INM la refuse et rappelle un fondamental : il ne s’agit pas de soumettre chaquedécision gouvernementale à un tribuna
l populaire mais de s’appuyer sur des points de vue diversifiés exprimés par des citoyens dont les expériences et lescompétences se complètent, pour prendre la meilleure décision possible, pour maintenant et l’avenir.

Quizz : quel est votre slogan ou symbole préféré du printemps érable :

– « On veut étudier, on veut pas s’endetter » ou « Un peuple instruit, jamais ne sera soumis »
– « Carré rouge » contre la hausse, qui symbolise les étudiants « carrément dans le rouge » sur leur compte bancaire àcause des prêts qu’ils doivent contracter.
– « Charest ? Wouhou ? », qui symbolise le « y’a quelqu’un ? » quand, fin mai, moins de 48 heures avaient étéconsacrées par Jean Charest aux négociations avec les étudiants, mobilisés eux depuis trois mois.
– Pour les amoureux du parler québécois, le fameux : « La loi spéciale, on s’en calice ! »
– « Etudier moins, travailler plus », pour les nostalgiques…

1. Civicus: World Alliance for Citizen Participation
PO BOX 933, 2135, Johannesburg, South Africa – www.civicus.org – email : Henri.Valot@civicus.org
– skype : valot.henri – tél. : + 27 11 833 59 59
2. Institut du Nouveau Monde –
630, rue Sherbrooke Ouest Bureau 1030 Montréal (Québec) H3A 1E4 – tél. : 514 934-5999
– numéro sans frais : 1 877 934-5999 – fax : 514 934-6330 –
courriel : michel.venne@inm.qc.ca
3. Département d’histoire, université du Québec à Montréal, Case Postale 8888, succursale centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8 –tél. : 514 987-3000 poste 8305 – courriel : petitclerc.martin@uqam.ca
4. Association facultaire étudiante des sciences humaines, université du Québec À Montréal – 405, rue Ste-Catherine Est, Case postale 8888, SuccursaleCentre-Ville
Local J-M770 Montréal (Québec) H3C 3P8 – courriel : fr.desrochers@gmail.com – tél. : 514-987-3000#2633
5. http://ggi.xkr.ca/, une chronologie web de la contestation de la hausse des frais de scolarité, ponctuée des datesmarquantes et de contenus créatifs.
6. L’objectif est de réaliser la souveraineté de l’État québécois. Les souverainistes proposent au peuple québécois de faire usage de son droità l’autodétermination afin qu’il se donne collectivement, par des moyens démocratiques, son premier État à constitution indépendante.
7. Lire aussi « État de la société civile 2011 », publié par Civicus, sur http://socs.civicus.org/?page_id=473

Aude Garelly

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