Les pavés de la Ville-Basse

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Les pavés de la Ville-Basse

Devant le Pink Love Hotel, deux femmes prennent le soleil sur un banc, deux autres les rejoignent. La discussion s’engage entre Betty, Alexandra, Marguerite et Sylvia*. Elles ont la trentaine, parfois plus du double, des enfants, des petits-enfants. Cheveux en bataille ou mine soignée, jeans et baskets, minijupe et talons hauts. Quelques-unes des filles de Charleroi, que l’ASBL Entre 2 Wallonie accompagne…

*Tous les prénoms ont été modifiés.

Pascale Meunier Images : Fanny Monier 19-11-2020

Chaque jour ou presque, Laetitia Collet et l’une de ses collègues assistantes sociales d’Entre 2 Wallonie partent en maraude le sac rempli de préservatifs, de sachets de lubrifiant, de produits d’hygiène, mais aussi – Covid oblige – de gel hydroalcoolique et de masques chirurgicaux. Elles arpentent les rues à la rencontre des prostituées, toujours nombreuses dans la Ville-Basse de Charleroi. «À nous de trouver la manière de créer un lien singulier avec chacune et de le maintenir», dit Laetitia Collet. Ces rencontres à répétition ont pour but d’attirer ces femmes à la permanence sociale, de les amener à franchir la porte du service quand elles ont un peu plus de temps et de liberté devant elles, de les aider à résoudre et à traverser les nombreux problèmes auxquels elles sont confrontées. L’équipe table sur un suivi à long terme, au rythme de chacune. «Dans un contexte de prostitution, mais aussi pour un public précaire, pour un public SDF, il y a une méfiance à l’égard des travailleurs sociaux. Le passé institutionnel est parfois très douloureux, très violent. À nous aussi d’établir une confiance sans jugement», ajoute Joëlle Clippe, elle aussi assistante sociale à Entre 2 Wallonie.

«Dans un contexte de prostitution, mais aussi pour un public précaire, pour un public SDF, il y a une méfiance à l’égard des travailleurs sociaux. Le passé institutionnel est parfois très douloureux, très violent. À nous aussi d’établir une confiance sans jugement.» Joëlle Clippe, assistante sociale

Le dépistage est une bonne porte d’entrée. Des tests de type TROD (tests rapides d’orientation diagnostique), au résultat presque immédiat, détectent les infections au VIH, à la syphilis et à l’hépatite C. Des tests de grossesse sont pratiqués et la pilule du lendemain est disponible depuis peu. Une simple question, un renseignement anodin… La discussion peut faire émerger une demande implicite. «Il faut souvent la susciter, constate Louison Stevens, infirmière en santé communautaire. Mais si on leur tend la main, elles vont la saisir.» L’une souhaitait avorter et une assistante sociale l’a accompagnée lors de l’IVG. Une autre vient d’accoucher et la relation avec son nourrisson est difficile à établir. Une autre encore est en soins palliatifs. Entre elles, entre la vie et la mort, peu de limites aux interventions. «On est en première ligne, on fera tout pour que la personne avance vers un mieux», résume Martine Di Marino, la coordinatrice d’Entre 2 Wallonie.

«Ce n’est plus comme avant»

L’accompagnement s’opère en profondeur. Pour trouver un logement par exemple, l’équipe épluche les petites annonces, fait appel au «capteur logement» du Relais social, visite les lieux avec la personne accompagnée, rencontre le propriétaire. «On sait que ça le rassure quand un service social veille à ce que le loyer soit payé.» Des filles viennent chaque mois à la permanence pour effectuer leurs virements bancaires, gérer leur administration, pour être sûres d’être bien en ordre. À l’inverse, d’autres débarquent à l’improviste avec des tracas récurrents d’huissiers, de radiation du CPAS, de non-présentation aux autorités… «Elles s’effilochent», illustre poétiquement Martine Di Marino. Derrière ces mots se dessine une sorte de dissociation du corps et de l’esprit qui n’est pas spécifique à la prostitution, mais la conséquence d’une grande précarité économique et mentale, d’une réalité compliquée, d’une existence abîmée.

À quelques pas du bureau, Laetitia Collet salue Fatou*, installée sur les marches d’un immeuble à la porte grande ouverte. Il fait chaud et on parle de la météo, on prend des nouvelles des enfants. Fatou accepte les préservatifs, mais elle ne discutera pas plus longuement. «Il faut saisir l’instant, car on rogne sur leur temps de travail, dit l’assistante sociale. Je peux rester une heure avec elles si elles le veulent, si elles ont besoin de tout déballer… Et quand un client approche ou qu’elles reçoivent un coup de téléphone, je m’éclipse.»

Un peu plus loin, Marguerite* stationne devant une terrasse aux trois quarts déserte. Elle accepte aussi volontiers le matériel qui lui est offert. Plus loquace, elle raconte sa relation avec l’association. «Nous autres, ça fait bien longtemps qu’on se connaît, dit-elle. On va chez elles quand on a des petits problèmes, quand on a envie de boire un thé ou un café. Elles aident dans les papiers, elles nous apportent des préservatifs et des désinfectants. Ça sert toujours et, si ça ne nous sert pas à nous, on en passe à d’autres filles.» La solidarité demeure, mais ce n’est plus comme avant. «Le quartier a beaucoup changé, relève-t-elle, ça devient plus rien… Je suis dans ce quartier depuis passé trente-sept ans, trente-sept ans dans le métier. Il y avait les hôtels, il y avait les bars, il y avait les filles dans la rue, il y avait un peu de toute sorte et maintenant il n’y a plus rien. Les conditions de vie ont changé, largement. On doit faire beaucoup plus attention, dans tous les sens: la sécurité, la santé…» Marguerite a la soixantaine. Il n’y a pas de retraite dans la prostitution, alors elle anticipe l’avenir: «De toute façon ils vont fermer et les filles ne pourront plus venir travailler. Mais moi, je m’en irai si je veux!» Entre les lignes néanmoins, l’envie de raccrocher. «J’ai décidé de me lancer dans la pâtisserie et d’en vendre», dit-elle. Cette envie d’autre chose qui lui trotte en tête, elle en parle depuis longtemps. «Je ne vais pas dire que c’est un fantasme, relativise Laetitia Collet, mais elle sait très bien que ce n’est pas ça qui la fera vivre. Je pense qu’elle a vraiment envie d’arrêter, mais financièrement elle ne peut pas.» Tout tient à cela. «C’est un choix dans un non-choix», résume Martine Di Marino.

«Le quartier a beaucoup changé, ça devient plus rien… Je suis dans ce quartier depuis passé trente-sept ans, trente-sept ans dans le métier. Il y avait les hôtels, il y avait les bars, il y avait les filles dans la rue, il y avait un peu de toutes sortes et maintenant il n’y a plus rien. Les conditions de vie ont changé, largement. On doit faire beaucoup plus attention, dans tous les sens: la sécurité, la santé…» Marguerite

Jusqu’à la fin des années 90, la prostitution se partageait entre le racolage de rue et les très nombreux bars de la Ville-Basse. Le quartier du Triangle – rue Desandrouin, rue du Moulin, rue de la Fenderie – en était le cœur palpitant. «C’était le quartier obligé quand on était de sortie, tout le monde passait par ici», se souvient la coordinatrice d’Entre 2 Wallonie. C’est ici aussi que se trouvent les bureaux de l’association, mais aujourd’hui ne voisinent plus que des façades borgnes, un semblant de placette, des tags. Un chancre urbain, et des femmes qui tapinent. Car les rues de Charleroi ont changé.

En 2002, les bars tombent les uns après les autres sous le coup de la traite des êtres humains (TEH) et ils sont interdits de réouverture. «Il y en avait une vingtaine ici, une maison sur deux. Les propriétaires n’ont pas investi dans leur réaffectation en logements… et d’ailleurs qui voudrait venir s’y installer? Le quartier est abandonné des promoteurs et on attend sa réhabilitation depuis des années. C’est un coupe-gorge», poursuit la coordinatrice. En revanche, la prostitution de rue s’y développe.

Pour améliorer son image et favoriser un redressement économique, Charleroi lance le projet Rive gauche et le projet Phénix en 2007-2008: création d’un centre commercial et remodelage du plan de cette partie de la ville. Les activités du Triangle cadraient peu avec ces visées; elles y seront d’ailleurs interdites en 2010, mais essaimeront dans d’autres artères où elles seront aussi prohibées un an plus tard. Le texte proposera d’éloigner ce commerce à la rue des Rivages, notamment, et imposera un horaire très strict. Les arrestations administratives pleuvent, les associations se mobilisent – en vain –, craignant le développement d’une prostitution clandestine et de ce fait la perte du lien avec les personnes qui en ont le plus besoin. Cette excentration accroît l’insécurité. ​

Depuis 2014, un nouveau règlement communal stipule que «la seule présence sur la voie publique des personnes se destinant activement à la prostitution est interdite sur l’ensemble du territoire communal». Dans les faits, interdire n’a rien fait disparaître. «Il y a vraiment eu un appel d’air et un mélange impressionnant entre traite des êtres humains et toxicomanie… C’était le Bronx. Ils voulaient que le centre-ville soit propre, mais les trafics en tout genre, les réseaux et les pratiques en privé ont explosé, raconte Martine Di Marino. Plus du tout la prostitution de départ, mais une prostitution d’une grande fragilité, répandue dans toute la ville.» Pour les services d’aide, il est devenu plus compliqué d’établir et de maintenir un contact avec les filles. «Une partie des anciennes sont toujours là, mais elles ont plus d’emmerdes puisqu’il y a plus de contrôles», constate-t-elle. Les hôtels de passe ont été fermés, démolis. Il n’en reste qu’un, le Pink. Plus de vitrines, et guère de chambres, les choses se déroulent dans les voitures et dans des recoins sombres. Quelques filles possèdent heureusement un petit studio, elles y sont quelquefois domiciliées et on ne peut rien leur faire, mais, pour la majorité, le système de la sous-location, et de la sous-sous-location, est la règle.

Un autre constat est l’augmentation des problèmes de santé mentale non traités. «Cumulés avec la toxicomanie, c’est un cercle vicieux, poursuit la coordinatrice. Pour pouvoir être sevré, il faut être soigné et inversement. Avec notre public, on ne va nulle part. On gagne tout au plus un répit de quinze jours dans une institution et puis c’est reparti, on tourne en rond.»

Deux projets satellites

Le public d’Entre 2 Wallonie, ce sont surtout des femmes et, pour la plupart, des Belges. Des femmes trans battent aussi le pavé, avec des complications mentales et physiques supplémentaires, un suivi chaotique du traitement hormonal… «Non, ce n’est pas facile, reconnaît Louison Stevens. D’autant qu’elles partagent les mêmes difficultés et les mêmes besoins que les autres filles.»

L’association vise également toutes les personnes qui se prostituent chez elles, en privé. Elle a lancé il y a quelques mois le «projet SMS» pour entrer en contact avec elles par l’entremise de sites de rencontres. «‘Quartier rouge’, notamment, publie une bannière présentant nos services et les références de nos différentes antennes, explique Sophie Pietquin, qui met en place cette initiative. Nous avons rédigé le contenu du SMS que le site envoie tous les quinze jours à toutes les personnes qui ont posté une annonce en leur proposant de nous transmettre leurs coordonnées pour que nous puissions ensuite leur faire parvenir un kit contenant des préservatifs, lubrifiants, masques, éponges… pour se prostituer dans les meilleures conditions qui soient.» Le projet est amené à se développer sur d’autres sites moins ouvertement dédiés à la prostitution. «Car même s’il s’agit de plans d’un soir, la prévention a tout son sens», souligne-t-elle.

«Dans notre secteur et dans notre manière de fonctionner, on est comme les filles, on travaille au jour le jour, ici et maintenant.» Louison Stevens, infirmière en santé communautaire

Son terrain d’action ne se limite pas non plus à la Ville-Basse. À l’initiative de Médecins du monde, cinq associations ont créé le projet Médibus, un mobil-home réaménagé en un double espace de consultation en soins infirmiers et d’accueil. «Il sillonne les zones sensibles pour toucher les personnes qui n’ont pas ou peu facilement accès à nos services, explique Louison Stevens. Nous, on y participe pour la prostitution sur les aires d’autoroute d’Heppignies et de Fontaine-l’Évêque, qui sont aussi réputées pour les rencontres masculines. On propose des soins, des dépistages et du matériel de prévention, une orientation selon les problématiques rencontrées. On propose un échange ou un don de matériel: seringues, pipes à crack, kits de snif, aluminium… C’est vraiment une première aide.»

Il faut parvenir à conjuguer ses attentes de travailleur social et les résultats que l’on aimerait obtenir. «On travaille aussi avec des gens pour qui le projet est de mourir, dit Joëlle Clippe. On accepte ce que d’autres services n’acceptent pas toujours… On répondra donc au besoin que la personne aura à ce moment-là: trouver un hébergement d’urgence, lui rendre visite à l’hôpital après sa tentative de suicide si elle est dans ce processus. Le cas échéant, on assistera à ses obsèques. Et on travaillera aussi avec la famille, parce que la personne ne vient pas toujours seule. À un moment donné, l’équipe est amenée à travailler avec le système: enfants, conjoint, parents.» En ménageant la loyauté de part et d’autre.

Les gratifications, malgré tout, se nichent dans de petites victoires. «Il m’a fallu presque deux ans pour obtenir une copie d’un CEB. Deux ans de palabres avec les ministères et les écoles pour un gamin dont la mère a été expulsée. Pour pouvoir reprendre les cours au pays, il lui fallait la preuve qu’il avait obtenu son certificat en Belgique», raconte Joëlle Clippe. Même combat contre le temps pour Louison Stevens: «Il a fallu deux ans aussi pour qu’une fille puisse enfin être opérée alors qu’il y avait urgence, pour qu’elle obtienne la carte santé, pour qu’elle honore tous ses rendez-vous, pour que l’administration suive et que les médecins comprennent…» Toutefois, rien n’est jamais acquis. «Dans notre secteur et dans notre manière de fonctionner, on est comme les filles, on travaille au jour le jour, ici et maintenant.»

Le choix des mots

La prostitution de rue n’est pas la plus riche, elle se nourrit de la dégringolade sociale, sanitaire, économique, globale. «On rencontre tout ce que l’on peut imaginer et tout ce que l’on n’imagine pas», dit Martine Di Marino. Entre 2 Wallonie est loin de se poser en sauveur. Ici on ne parle pas de victimes de la prostitution comme on pouvait le faire il y a quelques dizaines d’années quand l’aide était assurée par des bénévoles bien-pensants. «Les sortir de là, comme on dit, ça cadrait peu avec la réalité des premiers travailleurs sociaux sur le terrain, se souvient-elle. Et pour ces femmes ce n’était pas non plus la préoccupation première, il s’agissait plutôt d’une forme de débrouillardise.» Comment aussi sortir de la prostitution quand on habite et que l’on travaille dans ce quartier depuis des lustres? Charleroi est un microcosme. Sortir de la prostitution, cela voudrait dire changer de vie. «Cela signifie beaucoup plus que de cesser une activité et de tirer un trait sur l’argent qu’elle procure.» Quelques-unes en expriment cependant la demande. «On cherche des alternatives avec elles. L’une a repris des études, une autre est en formation. Nous sommes un service social, nous accompagnons. Si la demande est d’être leur porte-parole face aux mesures anti-racolage de la Ville, il n’y a pas de raison de les abandonner à ce moment-là, mais ce n’est pas nous qui allons revendiquer quelque chose à leur place.»

«Les sortir de là, comme on dit, ça cadrait peu avec la réalité des premiers travailleurs sociaux sur le terrain. Et pour ces femmes ce n’était pas non plus la préoccupation première, il s’agissait plutôt d’une forme de débrouillardise.» Martine Di Marino

Un autre débat, sémantique cette fois, porte sur les «travailleurs du sexe». Une terminologie qui ne récolte pas les faveurs de l’équipe. «Je reconnais que c’est une activité, explique la coordinatrice. Il y a de l’argent en jeu, mais ce n’est pas une activité comme une autre. Je souhaite que l’on fasse la nuance entre travailleuses du sexe et personnes prostituées. Les femmes qui se revendiquent travailleuses du sexe veulent une reconnaissance, un statut qui leur donnerait accès à la Sécurité sociale, à des prêts bancaires… Les personnes prostituées, cela englobe celles qui ne revendiquent rien, c’est une dénomination beaucoup plus large. Celles qui se revendiquent travailleuses du sexe osent prendre la parole, elles ne sont pas honteuses, elles ne doivent pas se cacher. Mais les autres? Qu’est-ce qu’on fait des autres? C’est notre public! On pourrait objecter que l’on suscite un travail au noir, mais c’est aussi notre mission que toutes ces femmes aient un minimum de ressources et de dignité par rapport à l’être humain qu’elles sont.»

Pour que les filles puissent accéder à une forme d’insertion ou remettre le pied à l’étrier, Entre 2 Wallonie mise sur l’obtention du revenu d’intégration ou le recouvrement des droits au chômage. Une rentrée fixe minimale, une mutuelle, un domicile, des allocations familiales… «C’est notre boulot d’atteindre ce premier seuil, car tout le reste va en découler: médiation de dettes, prise en charge de toxicomanie, accès au monde hospitalier, à la justice… On se bat aussi pour le minimex de rue, car, même s’il est reconnu, il faut encore fournir des tas de preuves.»

À 65 ans, Nadine* est proche de l’âge de la retraite et le montant de sa pension s’annonce ridiculement bas. Elle lâche peu d’informations sur sa vie privée, mais on sait qu’elle n’a pas de conjoint et plus d’enfants à charge. Jusqu’à présent elle était en invalidité. Nadine est frileuse et l’accroche avec Entre 2 Wallonie est encore mince. «On se connaît depuis longtemps, mais elle n’a frappé à la porte que récemment, dit Laetitia Collet. On est en train de faire les démarches avec elle pour obtenir le complément de la GRAPA (garantie de revenus aux personnes âgées, NDLR) auquel elle a droit. Ce ne sera pas suffisant, mais on avance étape par étape.» Elle lui a imprimé les documents, il n’y a plus qu’à les signer et les envoyer. Proactive, l’assistante sociale propose de les lui apporter lors de sa prochaine tournée.

Easy come, easy go

L’alcool, souvent, et la coke. «En général, elles gèrent, lance Joëlle Clippe. Mais certaines plongent et tout passe dans la conso et celle de leur mec.» Le prix des passes est à l’avenant, en fonction du besoin. On a déjà entendu parler de 5 euros. La rue des Rivages est leur repaire. Rue des Rivages… un charme exclusivement toponymique. En vrai une bordure du ring, un contrebas de pilastres entre parking et terrain vague où les automobilistes embarquent les filles, déglinguées, pour une poignée de mitraille.

Guisy*, une superbe gamine, avant. Aujourd’hui, elle n’a plus que la peau sur les os. Accro à tout ce qui est possible, c’est tout juste si la maraude la croise. Par chance, hier ce fut le cas et l’équipe a passé la matinée avec elle. «Cinq jours sans dormir et sans manger, on sait qu’il ne faut rien lui demander dans ces cas-là», poursuit l’assistante sociale. La demande, quelquefois, c’est de pouvoir s’affaler parce qu’il n’y a pas d’autre endroit où aller. «Une galette, un café, puis elle nous a dit qu’elle avait mal au genou. On a réussi à lui retirer une compresse suintante, à désinfecter la plaie, à limiter les risques. On lui a demandé de revenir aujourd’hui pour voir le médecin, mais on sait très bien qu’elle ne viendra pas. Il faudrait un miracle pour qu’elle s’en souvienne. Et qu’elle ait envie de se soigner.» Contre toute attente, Guisy débarque cependant sur le coup de midi et l’infirmière peut poursuivre les soins. «Beaucoup de filles s’éparpillent, dans leur tête et dans leur façon de vivre, remarque Joëlle Clippe. Leur priorité, c’est de gagner des sous, de consommer. Il y a toujours un truc qui les empêchera de faire ce qu’elles doivent faire.» Du coup, Entre 2 Wallonie les accompagne autant dans d’insignes démarches, comme acheter du Dafalgan à la pharmacie, que dans des tâches plus complexes et plus sensibles, comme l’organisation du droit de visite parents-enfants dans ses locaux.

«Une galette, un café, puis elle nous a dit qu’elle avait mal au genou. On a réussi à lui retirer une compresse suintante, à désinfecter la plaie, à limiter les risques. On lui a demandé de revenir aujourd’hui pour voir le médecin, mais on sait très bien qu’elle ne viendra pas. Il faudrait un miracle pour qu’elle s’en souvienne. Et qu’elle ait envie de se soigner.»

Devant le rideau depuis longtemps baissé d’un commerce, Fatima* porte élégamment un masque assorti à son corsage en léopard. Elle jette un regard désabusé sur son histoire. «Dieu merci je m’en sors, dit-elle d’une voix grave, mais quand je suis arrivée du Maroc, j’étais naïve. Je me suis mariée avec un Belge, ce n’était pas l’amour, c’était pour la sécurité de mes enfants. Et puis la vie a fait que… On n’a pas de chance, on tombe sur des connards, on n’a pas eu d’école… Au début on boit, on fait des conneries. Maintenant, avec l’âge, la boisson, ça ne mène à rien. Je fais mes heures. Ça va ou ça va pas, je rentre chez moi et puis c’est bon. J’ai construit ma vie ici. Mes enfants ne savent pas ce que je fais, je me cache. Ça, c’est ma merde à moi, je ne veux pas salir mes enfants. Je suis une maman poule, mais des fois ça me fait une pointe… déjà que je suis mal, tu imagines si mon enfant il sait? Il va être encore plus mal que moi!»

Combiner le métier et la vie de famille n’est pas simple. Certaines filles l’ont caché à leur conjoint pendant des années et le cachent toujours à leurs enfants, prétextant un emploi dans un restaurant ou un hôtel aux horaires comparables. Un argument qui laisse Laetitia Collet perplexe. «Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils en perçoivent des indices, dit-elle. Tout le monde ferme les yeux parce que ça arrange tout le monde. En particulier dans le cas des étrangères qui aident énormément leur famille au pays.» Martine Di Marino est plus directe encore: «Les enfants et la famille sont les premiers proxénètes. Pas criminellement parlant bien entendu, mais ce sont les premiers à en profiter.»

L’argent rentre tellement rapidement… «Je tiens à faire la distinction: rapidement et pas facilement, dit Laetitia Collet, parce qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour faire ce qu’elles font.» Vite gagné, assurément, et vite dépensé également: «L’argent que j’ai, j’ai pas envie de le garder. C’est pas de l’argent gagné proprement», disent-elles souvent.

Certes, c’est une activité lucrative, du moins par le passé. «De l’argent, les plus anciennes en ont gagné énormément. Aujourd’hui, elles en gagnent encore sinon elles ne seraient pas là, mais il y a moins de clients et les charges restent les mêmes: le loyer, la chambre…» Une fellation pour 25 euros, une passe pour 50. Au Pink, on monte pour 65 euros. Les clients marchandent: avec ou sans préservatif, tout se négocie. La marge se réduit et il ne tombe quelquefois pas grand-chose dans la poche… Devant le Pink justement, on retrouve Marguerite et Sylvia, Betty et Alexandra. Laetitia Collet poursuit mine de rien son approche psychosociale. Alexandra, qui ne maîtrise pas le français, lui demande de lire un SMS de son bailleur. Sylvia présente de vilaines marques au coude, elle s’est violemment battue avec son compagnon et sort de son sac un dossier à charge. L’assistante sociale lui rappelle que le médecin généraliste tient sa consultation aujourd’hui, que c’est l’occasion de passer au bureau pour se faire examiner. Marguerite ne s’attarde pas, ses petits-enfants fréquentent l’école toute proche. Derrière cet éphémère attroupement, une inconnue quitte discrètement le bouge, une occasionnelle…

 

 

 

 

 

Pascale Meunier

Pascale Meunier