Faire le ménage. Chez les autres et dans sa vie

Faire le ménage. Chez les autres et dans sa vie

Emploi/formation

Faire le ménage. Chez les autres et dans sa vie

Chez Natise, on n’apprend pas seulement à être une bonne aide ménagère. Cette entreprise de titres-services namuroise encourage son personnel à se passer d’elle pour trouver une autre insertion dans la vie socioprofessionnelle. Elle se définit comme un tremplin. On rebondit. Ou pas.

Martine Vandemeulebroucke Images : Loïc Delvaulx 19-10-2020
Faire le ménage. Chez les autres et dans sa vie

«Regardez le plafond, dans le sens des aiguilles d’une montre. Y a-t-il des toiles d’araignée? Faites le tour de la pièce du regard, aussi de gauche à droite.» On ne peut pas s’empêcher de regarder en l’air. Le plafond des belles salles de l’Arsenal à Namur est impeccable. Ce n’est d’ailleurs pas pour les nettoyer qu’une dizaine d’aides ménagères de Natise (Namur Titres-Services) étaient réunies ce jour-là. Martine, Elisabeth et les autres étaient en formation: «petit» et «grand» coaching. Soit une formation centrée sur le travail d’aide ménagère donnée par Christine André, accompagnatrice technique chez Natise, et une autre, plus générale, assurée par une animatrice externe. Au programme de celle-ci: «apprendre à dire non», parler de «ces peurs qui nous handicapent».

Apprendre à dire non. Se faire respecter. On le voit d’emblée, Natise n’est pas une entreprise de titres-services comme les autres.

Apprendre à dire non. Se faire respecter. On le voit d’emblée, Natise n’est pas une entreprise de titres-services comme les autres. C’est une entreprise d’insertion créée en 2006 par l’ALE de la Ville de Namur. Elle fournit à ses clients tous les services habituels en matière d’activités ménagères, mais elle assure aussi la préparation de repas, le transport de personnes âgées, malades ou handicapées. Et surtout, elle s’occupe (beaucoup) de son personnel: 41 personnes, 38 femmes, 3 hommes sont sous contrat. Le plus jeune a 23 ans. Le plus âgé, presque 60 ans. Il a suivi des cours de secouriste à la Croix-Rouge et donne désormais lui-même ces cours à ses collègues dans l’entreprise. La formation, c’est l’épine dorsale de Natise. Pas seulement, on le verra, pour nettoyer les vitres et utiliser les bons produits d’entretien.

L’entreprise a plus de 300 clients à Namur et dans les communes avoisinantes, pas souvent bien desservies en transport en commun. Natise paie les frais de déplacement bien sûr, mais aussi le retour à domicile (ce que ne fait aucune entreprise de titres-services). Elle met des voitures à la disposition des aides ménagères qui travaillent chez les clients les plus éloignés. «Nous avons sept voitures, explique Françoise Alexandre, la directrice de Natise. Les aides ménagères paient 113 euros par mois pour leur usage privé.» Natise permet également à son personnel et à ses clients de disposer d’une application tout à fait novatrice et unique dans les entreprises d’insertion. Avec «Pootsy», l’aide ménagère peut communiquer en direct avec le client, le prévenir de son éventuel retard, recevoir son planning, prendre des photos, signaler en direct les éventuels problèmes rencontrés dans la maison du client. Pour une population peu familiarisée avec les nouvelles technologies, l’adoption de cet outil informatique s’est révélée à la fois utile et valorisante.

Les titres-services, un emploi «par défaut»

Natise offre donc un emploi dans de bonnes conditions sociales. Dans le secteur des titres-services, c’est déjà pas mal. Une étude réalisée au début de cette année par le département d’économie appliquée de l’ULB a montré que les titres-services créent indiscutablement de l’emploi chez des travailleurs peu qualifiés. Mais cet emploi a un effet négatif sur la possibilité d’en trouver un autre en dehors du système largement subsidié des titres-services. Autrement dit, les titres-services «enferment» plus qu’ils ne permettent de décoller. L’ambition d’une entreprise d’insertion comme Natise a, dès le début, été de permettre cet envol en proposant à chaque travailleur une formation qualifiante. «Nous leur expliquons, dès leur engagement, que Natise se veut un chemin vers l’emploi. Nous leur octroyons 10% de leur temps de travail pour se former.» Chaque travailleuse peut suivre des formations en interne mais aussi en collaboration avec des organismes externes qui sont d’ordre social (cours de français, permis de conduire, secourisme) ou professionnel. «Certaines ont fait des formations en gestion d’entreprise, comme aide-soignante, dans l’Horeca ou comme accueillante d’enfants… L’une de nos aides ménagères a créé récemment sa petite entreprise de couture. Il a fallu du temps pour lancer cette dynamique, reconnaît la directrice de Natise, mais ces dernières années, nous avons engrangé de beaux succès.»

Les titres-services «enferment» plus qu’ils ne permettent de décoller. L’ambition de l’entreprise d’insertion Natise a, dès le début, été de permettre cet envol en proposant à chaque travailleur une formation qualifiante.

Mais pourquoi une entreprise de titres-services cherche-t-elle à encourager son personnel à aller voir ailleurs? «On ne les force pas!, nuance Françoise Alexandre, mais les titres-services sont souvent un choix par défaut. On veut permettre aux travailleurs qui le souhaitent de s’orienter vers le métier qui correspondrait à leurs vraies aspirations.» Chez Natise, on utilise beaucoup le mot «rebond» pour qualifier ce déclic, cette prise de conscience qu’il y a peut-être une autre activité professionnelle possible. Souvent, c’est le corps qui donne le signal de départ. Travailler des années comme aide ménagère est physiquement très dur. Les maux de dos, les problèmes articulaires se multiplient. Rares sont celles qui tiennent plus de dix, quinze ans sans maladies, sans accidents. «C’est un boulot qui use, explique Françoise Alexandre. On les prévient dès leur engagement.»

Savoir-faire et savoir-être

Les femmes et les hommes qui sont recrutés dans cette entreprise d’insertion ont bien sûr un profil particulier: chômeurs de longue durée, usagers de CPAS qui ont décroché de l’emploi depuis pas mal de temps. La majorité n’ont même aucune expérience professionnelle ni le diplôme secondaire supérieur. Beaucoup de personnes d’origine étrangère se présentent aussi chez Natise, ce qui ajoute de la difficulté, notamment au niveau de la communication. Il faut pouvoir maîtriser un minimum le français pour pouvoir travailler chez un client et connaître un peu les habitudes culturelles belges. «Il faut travailler le savoir-être comme le savoir-faire, constate Françoise Alexandre. On a affaire à des femmes isolées, anxieuses, parfois dépressives, qui ont une image très négative d’elles-mêmes. Certaines sont victimes de violences conjugales ou ont de gros problèmes relationnels. Nous assurons leur accompagnement social. Nous examinons avec elles tous les problèmes qu’elles peuvent rencontrer à la maison comme au travail.»

«On a affaire à des femmes isolées, anxieuses, parfois dépressives, qui ont une image très négative d’elles-mêmes.» Françoise Alexandre, directrice de Natise.

Anne-Sophie Francq est cette accompagnatrice sociale. Sa mission est de suivre quotidiennement les travailleuses, d’augmenter leur autonomie. Elle organise tous les mois des coachings sur des sujets comme la santé, l’hygiène, l’estime de soi, la manière d’apprendre à lire une fiche de paie. Ces réunions visent à créer des liens, à confronter les points de vue face aux situations rencontrées sur le terrain. «Je cherche à mettre les femmes à l’aise. Ce sont des personnes fragiles, qui ont très peu confiance en elles. Je suis là pour les soutenir dans leur vie quotidienne. Les problèmes conjugaux, l’endettement, les relations difficiles avec les enfants empiètent énormément sur leur moral et sur leur vie professionnelle.» Anne-Sophie Francq rencontre individuellement toutes les travailleuses au moins une fois par mois pour faire le point sur leur insertion sociale et professionnelle et observer leur évolution. «C’est seulement quand elles ont trouvé un peu de stabilité que je les aide à rebondir professionnellement.»

Le choix de rester

Un cap difficile à franchir pour la majorité des femmes. Alors Natise multiplie les «assurances». Leur contrat chez Natise reste ouvert pendant leur formation. Les aides ménagères sont mises en congé sans solde pour qu’elles puissent «revenir» si leur expérience devait échouer. Malgré tout, peu osent se lancer. «Des travailleuses ne veulent pas partir et on ne les oblige pas à le faire, rappelle Françoise Alexandre. Avec les plus anciennes, nous avons essayé de faire des coachings spécifiques, mais cela n’a pas marché.» «Cela les stresse, explique Anne-Sophie. Beaucoup ont besoin de stabilité et ne se sentent pas prêtes à prendre des risques. Par ailleurs, les plus anciennes nous disent aimer leur métier, surtout celles qui ont de très bons contacts avec leurs clients.»

«J’ai travaillé comme intérimaire au tri PMC, j’ai fait plein de petits boulots et, maintenant, ça fait 15 ans que je travaille ici. C’est un bon emploi et je suis bien, là.» Martine, aide ménagère

Martine a 45 ans et fait partie de celles qui n’ont pas d’autre projet que de rester. «J’ai travaillé comme intérimaire au tri PMC, j’ai fait plein de petits boulots et, maintenant, ça fait 15 ans que je travaille ici. C’est un bon emploi et je suis bien, là.» Comme beaucoup d’aides ménagères, Martine a des problèmes articulaires. «Je dois aller chez un ostéopathe. Natise paie le supplément qui n’est pas remboursé par la mutuelle. Pour la kiné aussi et, ça, franchement, ce n’est pas fréquent! Ici, c’est un peu comme une famille. Natise nous aide à nous former sur le terrain, comme aujourd’hui. Avec la formation technique de ce matin, je me rends compte que j’apprends encore toujours des choses nouvelles.» Martine le reconnaît volontiers, elle a besoin de balises, de certitudes: «Je suis une grande stressée, j’ai besoin qu’on me donne des conseils: commencer dans telle pièce, utiliser tels produits, savoir ce qu’il faut faire pour terminer à temps. On pense que notre métier est simple, ce n’est pas le cas.» À côté d’elle, Elisabeth opine de la tête. Cette Camerounaise de 39 ans a une personnalité et une histoire personnelle très différentes de Martine. Elisabeth est arrivée en Belgique en 2011 comme demandeuse d’asile. Elle a obtenu le statut de réfugié et c’est un centre d’accueil qui l’a orientée vers Namur. Comme Martine, la basketteuse, Elisabeth est une grande sportive. Au Cameroun, elle était capitaine de l’équipe de foot féminine et son regard s’illumine quand elle en parle. Aujourd’hui, elle suit sa toute première formation chez Natise. «On apprend aujourd’hui la gestion du temps de travail. C’est important pour moi car je suis souvent confrontée à des clients qui me demandent trop et je me retrouve à faire quatre heures au lieu des trois prévues.» Elisabeth est contente de se former, mais elle a d’autres projets. Un très immédiat, se faire opérer du dos pour mettre fin aux douleurs qu’elle ressent depuis trois ans, l’autre se dessine depuis peu: suivre une formation pour devenir accompagnatrice SNCB. «Le problème, soupire-t-elle, c’est d’apprendre le néerlandais. C’est difficile.» Mais quand on lui demande où elle s’imagine être dans dix ans, ce n’est pas dans un train. La réponse fuse, immédiate: «Au Cameroun! Je rêve d’être coach de l’équipe nationale de foot.»

Se former pour former les autres

Imaginer un autre avenir professionnel, se donner les moyens d’y arriver… En 2018, six aides ménagères ont fait ce pari. Comme Elodie. Nous la rencontrons devant le domicile d’un client en train de nettoyer les vitres de l’habitation. Elodie a 37 ans et elle est très impliquée chez Natise puisqu’elle représente, en tant qu’observatrice, le personnel au sein de l’AG de l’entreprise. «Je travaille ici depuis 13 ans, explique-t-elle. Avant, j’ai fait des études en arts appliqués, mais je les ai abandonnées. Je suis dysphasique, j’ai des problèmes d’audition et d’expression, ce que les professeurs traduisaient comme de la ‘fainéantise’.» Elodie a décidé de suivre des cours du soir en art floral depuis trois ans. «C’est difficile de s’organiser parce que j’ai un petit garçon, mais, ça va, je m’en sors. Et l’art floral, j’ai toujours voulu faire ça.» Elodie fait d’ailleurs déjà des compositions florales pour Natise. «Grâce à eux, j’ai aussi obtenu mon permis de conduire, ajoute-t-elle avec une certaine fierté, et ça m’aide beaucoup pour les cours du soir.»

L’accompagnatrice «technique» de Natise, c’est aussi l’histoire d’un «rebond». À 54 ans, Christine André fait preuve d’une belle énergie. C’est elle qui assure le coaching «interne» à l’Arsenal. Elle nous raconte son parcours pendant la pause du midi. «J’ai été indépendante dans l’Horeca, puis j’ai travaillé dans plusieurs agences de nettoyage. Quand je suis arrivée chez Natise, je m’y suis tout de suite sentie bien accueillie et aidée car j’avais d’énormes problèmes administratifs. J’ai travaillé comme aide ménagère pendant sept ans. Au début, je n’avais pas envie d’aller plus loin, mais j’ai commencé à souffrir de problèmes articulaires et ça m’a fait réfléchir. On m’a proposé de me former pour devenir formatrice pour les aides ménagères. Cela m’intéressait car cela me permettait de rester sur le terrain.»

«On m’a proposé de me former pour devenir formatrice pour les aides ménagères. Cela m’intéressait car cela me permettait de rester sur le terrain.» Christine André, accompagnatrice technique chez Natise

Quand elle était aide ménagère, Christine André avait déjà un bon contact avec ses collègues qui venaient spontanément lui parler chaque fois qu’elles étaient confrontées à des problèmes avec les clients. Aujourd’hui, elle accompagne les nouvelles aides ménagères chez ces derniers «pour les évaluer, mais aussi pour les aider, leur donner des conseils pour un travail de qualité». Christine compare le travail dans les titres-services avec celui du nettoyage dans les entreprises: «J’ai fait les deux et je vous assure: les titres-services, c’est beaucoup plus dur! Il faut pousser les meubles, se plier et se relever vingt fois par jour. Et pourtant, les travailleuses des titres-services sont moins bien payées, moins bien considérées. Ce n’est pas normal du tout.»

Déchets par terre, toilettes sales

Et puis il y a le rapport parfois difficile au client. Christine André remarque que leur attitude change. «Ils sont de plus en plus exigeants.» Chez les responsables de Natise, on le reconnaît sans problème. «D’année en année, ça se dégrade, observe Anne-Sophie, l’accompagnatrice sociale. Des clients mettent une grosse pression sur les aides ménagères. Nous leur rappelons parfois qu’ils reçoivent une aide pour leur ménage, mais que cela reste à eux de le faire.» «Beaucoup de nos clients sont peu favorisés, âgés et cela correspond au projet social de Natise de les aider, explique la directrice. D’autres viennent, attirés justement par notre projet social. Cela n’empêche pas, poursuit Françoise Alexandre, des attitudes ‘sans gêne’, un manque de respect flagrant envers les aides ménagères. Quand il y a un trop grand décalage avec nos valeurs, nous intervenons. Nous privilégions toujours d’abord le bien-être de nos travailleurs et travailleuses.»

«Dire non? Cela dépend du client, répond une très jeune femme. Mais souvent je dis ‘oui’, pour être tranquille.» Une jeune femme aide ménagère

Martine, Christine et d’autres aides ménagères multiplient les exemples de ce mépris: vêtements, déchets par terre, cuvettes de w.c. pas nettoyées, où l’on «oublie» de tirer la chasse d’eau, chambres jamais rangées… «Je ne supporte pas qu’on me regarde de haut, dit Elisabeth, je ne supporte pas ce manque élémentaire de respect.» Il y a aussi ceux qui confondent aides ménagères et plombiers ou réparateurs en tous genres. «Une cliente m’a demandé de déboucher une canalisation, raconte Martine. J’ai dû dire non, mais c’était très difficile.»

Retour à l’Arsenal et au grand «coaching». Apprendre à dire non. Savoir comment «apaiser» le client. L’animatrice interpelle les aides ménagères sur leurs expériences face à ceux qui se montrent trop exigeants. «Dire non? Cela dépend du client, répond une très jeune femme. Mais souvent je dis ‘oui’, pour être tranquille.» «Moi, je ne dis jamais non, poursuit une autre. Je n’ose pas. J’ai peur qu’on me crie dessus.» L’animatrice poursuit: «Il faut pouvoir faire le point avec le client. Montrez-lui votre travail, le temps que cela vous a pris. Ce n’est jamais une perte de temps de dialoguer car des conflits peuvent empoisonner votre travail.» Et si ça ne va pas, «c’est au ‘bureau’, comme disent les aides ménagères, de prendre le relais».

Un isolement qui plombe le moral

Le «bureau», ce n’est pas seulement le planning. C’est aussi le lieu où l’on écoute, où on intervient. Quand Martine évoque Natise comme une «famille», c’est aussi en pensant à tout ce qui ne relève pas du boulot: les barbecues en été, les fêtes d’anniversaire, les sorties culturelles au moins une fois par an. «J’essaie de mettre des choses en place pour créer du lien, explique Anne-Sophie Francq. Mais ce n’est pas facile. Toutes ‘n’accrochent’ pas.» La plupart des aides ménagères chez Natise sont très isolées, seules avec des enfants, pas d’amis, parfois pas de famille. L’accompagnatrice sociale constate qu’au cours de ce mois de septembre, les congés de maladie ont explosé. «Beaucoup de personnes se sont littéralement effondrées et n’ont plus été capables de travailler. Nous avons dû les envoyer chez un médecin. Je pense que c’est l’effet du stress lié au confinement. Elles ont eu très peur pendant le confinement, mais aussi après, quand il a fallu retourner chez les clients. L’isolement joue sur le moral.»

L’isolement, Martine le perçoit aussi chez certains de ses clients. «J’ai pas mal de personnes âgées parmi mes clients. Je sens qu’elles ont besoin de contacts. Elles attendent mon arrivée avec impatience et, moi, ça fait plaisir de sentir que je suis importante pour elles.» «Oui, il y a aussi des contacts très positifs, relève Anne-Sophie Francq. Des clients qui leur donnent des légumes du potager, qui font des petits cadeaux, qui prennent de leurs nouvelles. Cela les touche et elles nous en parlent beaucoup.»

On le voit: les relations avec les clients sont centrales, bien plus qu’avec les collègues de travail qu’on ne rencontre finalement que lors des formations ou des événements festifs. De bonnes relations donnent aux travailleuses un sentiment gratifiant d’utilité et à l’inverse le mépris de certains clients ne fait que renforcer le peu d’estime de soi des aides ménagères. C’est tout le paradoxe de cette entreprise d’insertion qui ne peut finalement agir que sur l’accompagnement individuel. L’autre paradoxe, c’est sans doute que les travailleuses et les quelques travailleurs de Natise s’y sentent trop bien pour aller voir ailleurs. On a senti aussi chez certaines aides ménagères un sentiment d’être redevables à l’entreprise, une reconnaissance qui fait qu’on n’a pas envie de les «lâcher». «Ils m’ont beaucoup aidée et m’aident encore, et pas seulement pour le boulot», dit Martine. Difficile alors d’imaginer l’herbe plus verte ailleurs. Sauf si, comme pour Elodie, comme pour Elisabeth, il y avait un rêve qui ne demandait qu’à s’éveiller.

Un taux d’invalidité effarant

L’étude réalisée en 2020 par l’ULB ne montre pas seulement une très faible possibilité de réinsertion professionnelle des travailleurs par les titres-services. À la demande de l’Inami, le département d’économie appliquée (Dulbea) s’est aussi penché sur l’état de santé des femmes (elles constituent près de 98% des travailleurs) après quelques années passées à travailler dans les titres-services. Les chercheurs ont constaté que la probabilité d’être en incapacité de travail à court terme augmente de 85% et celle d’invalidité (long terme) de 260% dans les cinq ans qui suivent l’entrée dans le système des titres-services. Des chiffres qui ont «interpellé» les responsables de l’Inami. Ce sont surtout des maladies du système locomoteur (arthrose, douleurs dorsales) qui sont signalées. En 2017 déjà, une autre étude de la VUB avait révélé des chiffres semblables: 84% des aides ménagères se plaignaient de maux de dos et de douleurs articulaires. Les plaintes sont le plus souvent liées à l’exécution de mouvements répétitifs comme frotter, travailler en position accroupie ou penchée. Cette même étude avait montré que les travailleuses des titres-services décédaient plus souvent d’une maladie pulmonaire que la moyenne de la population parce qu’elles sont exposées à toutes sortes de produits chimiques présents dans les produits d’entretien. En comparaison avec d’autres secteurs, ces problèmes entraînent donc beaucoup plus de congés de maladie de longue durée. En 2018, plus de 16% des aides ménagères ont été absentes entre un et six mois pour des raisons médicales. Lorsqu’une femme ne peut plus travailler, elle est aussitôt remplacée par une autre. Dans 72% des cas en effet, le travail de l’aide ménagère n’est pas adapté pour faire face aux problèmes de santé. Alors les trois quarts d’entre elles «choisissent» de diminuer leur temps de travail à moins de trente heures par semaine parce que le travail est trop lourd physiquement et mentalement. Le manque de pauses, de formation fait également partie des plaintes recueillies par l’étude de la VUB, tout comme la solitude, le manque de soutien et le stress.

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke