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Environnement/territoire

La Wallonie, nouvel eldorado du gaz?

En pleine crise de l’énergie, la Wallonie se souvient que certaines de ses anciennes mines de charbon sont pleines de méthane. À Anderlues, une entreprise française exploite déjà cette ressource longtemps négligée, mais qui suscite aujourd’hui de nouveaux appétits et quelques questions.

Anderlues, ancien site minier de charbon © Alain Meier, Wikimedia

«Voilà, le tuyau part de là et s’enfonce à plus de 1.000 mètres de profondeur.» Du bout de son index, Virginie Gonzalez Moyano pointe une immense structure de métal se découpant sur un ciel fait de nuages et d’éclaircies, en plein milieu d’un chancre industriel situé à  Anderlues, à 15 kilomètres de Charleroi. Bien conservé, ce «chevalement » servait autrefois à convoyer les mineurs jusqu’au fond de la mine de charbon située juste au-dessous et qui a été fermée en 1969. Comme l’ensemble des communes du bassin minier carolo, Anderlues a connu la fin de l’exploitation du charbon et les problèmes économiques et sociaux qui ont suivi. Mais aujourd’hui, Virginie Gonzalez Moyano, sa bourgmestre socialiste, en est convaincue: la vieille mine de charbon d’Anderlues s’est transformée en «une mine d’or».

Dans ses galeries désaffectées, du gaz libéré par le charbon – le fameux grisou, composé à plus de 90 % de méthane et qui a provoqué de nombreux accidents miniers – après qu’on y a creusé, s’est accumulé au cours des années au point de constituer une réserve estimée à 277.000.000 de mètres cubes, soit l’équivalent de la consommation de 150.000 habitants sur une dizaine d’années.

«On ne va pas vers une indépendance énergétique de la Wallonie!» Cabinet de Philippe Henry, ministre de l’Énergie

Gazonor, une filiale de la Française de l’Énergie, a d’ailleurs flairé le bon filon. Depuis 2019, elle pompe le gaz présent sur le site afin d’alimenter cinq moteurs produisant au total 7,5 mégawatts d’électricité, soit la consommation de 35.000 habitants. L’exploitation du gaz de mine n’est pas nouvelle en Wallonie. Dans les années 50, le gaz issu des charbonnages encore actifs venait, en certains endroits, alimenter des industries, des centrales électriques, de l’éclairage public, du chauffage urbain. Mais avec la fermeture des mines, son exploitation s’est révélée trop chère, la Belgique étant en mesure d’importer du gaz à bas coût depuis l’étranger. Elle fut donc abandonnée. Aujourd’hui, avec la crise de l’énergie qui frappe l’Europe, cette ressource prend, selon Virginie Gonzalez Moyano, «une autre dimension». «En gros, Gazonor s’en met plein les poches», schématise-t-elle sous le bruit des moteurs fonctionnant à plein régime pour produire une électricité que la compagnie revend ensuite à Luminus. Déjà active en France sur plusieurs anciens sites miniers, Gazonor ne compte d’ailleurs pas s’arrêter là du côté belge: elle a acheté une concession au sud de Charleroi et a introduit une demande de permis d’exploitation pour trois puits s’y situant et qui, d’après le Service public de Wallonie (SPW), devraient contenir chacun à peu près la même quantité de gaz qu’à Anderlues. «Nous avons une courbe de progression assez rapide, annonce Yann Fouant, directeur de projet à la Française de l’Énergie. Depuis 2016, nous avons installé 15 moteurs, et 30 sont en précommande pour la France et la Belgique.»

Autrefois craint, puis délaissé, le gaz de mine est-il en train de devenir une source de convoitise, voire une ressource stratégique?

Assis sur une bombe

«On ne va pas vers une indépendance énergétique de la Wallonie!» Au cabinet de Philippe Henry (Écolo), ministre wallon de l’Énergie et du Climat, l’exploitation du gaz de mine ne fait pas naître des rêves de grandeur. Il y aurait certes «du potentiel», mais la Wallonie ne se transformera pas en «eldorado» du gaz. La plupart des mines wallonnes sont en effet sous eau, ce qui rendrait leur exploitation coûteuse. Restent une petite quinzaine de puits qui, eux, sont secs, non remblayés, et devraient être exploitables à moindre coût, sur le modèle de ce qui se fait à Anderlues, d’après le SPW, même s’il semble compliqué d’évaluer avec certitude la quantité de gaz récupérable. «En Belgique, après la fermeture des mines, on a abandonné le bassin et il n’y a pas eu de suivi, déplore Yann Fouant, qui affirme que Gazonor travaille avec le SPW afin de les aider à «prendre connaissance – de ce qui existe, NDLR – et à sécuriser le bassin.»

C’est là un des autres arguments mis en avant pour justifier l’exploitation du gaz de mine: cela permettrait de sécuriser des puits où l’accumulation de gaz pourrait devenir dangereuse. «Autant exploiter et minimiser les risques, justifie-t-on au cabinet de Philippe Henry. Cela ferait mauvais genre si on ne faisait rien.» Virginie Gonzalez Moyano, elle, n’hésite pas à dire qu’Anderlues était assise «sur un genre de bombe», ce qui a incité la commune à accueillir Gazonor.

Aux petits oiseaux

Et l’écologie dans tout cela? Ici aussi, les tenants du projet ont quelques arguments: les mines seraient de vrais gruyères, laissant s’échapper leur grisou dans l’atmosphère sous l’effet de la pression. Un sérieux problème quand on sait que le méthane a un impact sur l’effet de serre 20 à 30 fois plus puissant que le CO2 sur 100 ans. Autant alors brûler le méthane pour produire de l’énergie et relâcher ensuite du CO2 issu de la combustion et «moins» nocif pour le climat. D’après Gazonor, le projet d’Anderlues permettrait ainsi d’économiser des émissions équivalentes à 808.000 tonnes d’émissions de CO2 par an. «Ce n’est pas du renouvelable, mais si cela sort tel quel, on serait idiot de ne pas songer à l’exploiter, constate Christophe Clersy (Écolo), député au parlement wallon. Surtout à un moment où les citoyens crèvent pour honorer leurs factures.» Au cabinet de Céline Tellier (Écolo), ministre wallonne de l’Environnement, on explique que les turbines de Gazonor produisent également de la chaleur potentiellement valorisable (ce qui, combiné à l’électricité, pourrait en faire des projets de cogénération), en plus de générer de l’énergie «locale», utilisable en circuit court.

Sauf que ces constats méritent d’être nuancés. De l’aveu du SPW, les fuites de méthane sont «extrêmement lentes, très diffuses». Elles sont également très difficiles à évaluer avec précision. Comment Gazonor est-il donc arrivé au chiffre de 808.000 tonnes de CO2? «Nous avons effectué une estimation en fonction de la pression du puits», explique Guy De Weireld, professeur à l’Université de Mons, qui a réalisé cette analyse de «cycle de vie» pour la compagnie française. Peut-on donc affirmer avec certitude que le gaz finirait par s’échapper en grande quantité? Guy De Weireld en est convaincu. Mais d’autres se veulent plus nuancés. «Peut-on affirmer que le bilan carbone du gaz de mine wallon est positif pour le changement climatique? Je ne mettrais pas ma main à couper: une analyse doit être réalisée au cas par cas», analyse Nicolas Dupont, ingénieur des mines et chercheur à la Faculté polytechnique de l’Université de Mons, avant de parler «d’argument commercial qui mériterait d’être démontré».

Autre point noir: l’électricité produite par Gazonor sur la base d’un produit «local» ne permet pas aux consommateurs de bénéficier d’une énergie à prix avantageux, constate Samuel Nemes (PTB), élu au parlement wallon. D’après Yann Fouant, Gazonor ne paie d’ailleurs pas de redevance à la Région pour l’exploitation de son sous-sol. Une information que le cabinet Tellier n’a pas été en mesure de confirmer… Et à Anderlues, l’impact pour la commune s’est jusqu’ici limité à la promesse faite par Gazonor d’installer une borne de recharge pour voiture électrique, alimentée par l’électricité produite via le gaz de mine. «Avec ce qui est produit ici, on pourrait alimenter l’ensemble d’Anderlues et sa périphérie. À la place, on a droit à une borne électrique, regrette Dimitris Stamatoukos, qui habite à deux pas du site d’Anderlues et a déposé un recours au Conseil d’État contre le projet. Les riverains devraient bénéficier d’une compensation à hauteur de ce qui est extrait du sous-sol.»

«En gros, Gazonor s’en met plein les poches.» Virginie Gonzalez Moyano, bourgmestre d’Anderlues

Enfin, si, du côté des trois puits de Charleroi, une collaboration entre la commune et Gazonor semble envisagée afin de récupérer la chaleur produite par les futurs moteurs via un réseau de chaleur en projet, celle générée par les cinq moteurs d’Anderlues part aujourd’hui «aux petits oiseaux», admet Yann Fouant. Un sujet qui semble être devenu un point de crispation entre Gazonor et la bourgmestre d’Anderlues. Aucun réseau de chaleur n’existe dans la commune. «Nous n’avons pas les épaules assez larges pour le construire», déplore Virginie Gonzalez Moyano. Du côté de Gazonor, Yann Fouant explique que l’entreprise n’est pas «un distributeur de chaleur. Notre business a toujours été de faire de l’électricité en premier. La bourgmestre a pensé que Gazonor allait construire le réseau, mais il faut un peu atterrir…» Émissions Zéro, une coopérative d’énergie renouvelable dont Dimitris Stamatoukos est administrateur, a pourtant approché Gazonor afin de lui proposer une collaboration. L’idée était simple: la coopérative prenait en charge le réseau de chaleur, mais demandait en contrepartie de pouvoir prendre 50 % des parts du projet, ce qui voulait dire qu’elle touchait également des bénéfices issus de la vente de l’électricité. «Sans cela, il est impossible de construire le réseau de chaleur, car cela coûte très cher», explique Dimitris Stamatoukos. Une proposition que Gazonor a refusée. «On a tout fait tout seul à Anderlues. Et puis cette coopérative essaye de s’immiscer en disant ‘On veut 50 %’. C’est limite du racket», s’indigne Yann Fouant.

Pour Gazonor, cette situation a aussi des inconvénients. Incapable de justifier une activité de cogénération (électricité et chaleur), elle n’a pas accès aux certificats verts, sur lesquels elle comptait. Une grosse perte financière. Aujourd’hui, le cabinet Henry dit donc travailler à un nouveau cadre. «Le problème, c’est que le gaz de mine est toujours assimilé à du gaz naturel. Des projets comme Gazonor ne sont donc éligibles aux certificats verts que via la cogénération. Il faudrait pouvoir valoriser le gain de CO2 de ce gaz par rapport au gaz naturel», explique-t-on avant d’affirmer que «la réflexion est en cours». Un point qui fait bondir Samuel Nemes. «Donner des certificats verts serait un non-sens», estime l’élu wallon.

Le charbon, c’est sale ?

Et si tout cela pouvait se régler via les permis? Serait-il possible d’y inclure des clauses incitant les porteurs de projet à contribuer à la construction d’un réseau de chaleur, à verser des redevances aux communes, à la Région? Au cabinet Tellier, on fait remarquer qu’un code de gestion des ressources des sous-sols est en gestation et qu’il pourrait prévoir des redevances à destination des communes en cas de permis d’exploitation.

Mais pour le reste, quand on lui demande si le gouvernement a une position concernant le gaz de mine, le cabinet se borne à commenter l’état d’avancement des demandes de permis de Gazonor, sans entrer dans des considérations politiques. «L’introduction de clauses mérite d’être étudiée, mais c’est au gouvernement de décider», commente-t-on prudemment. Étrange, alors que le site internet de la Wallonie se veut proactif puisqu’il compte une page listant toutes les démarches à entreprendre pour demander un permis d’exploitation du gaz de mine. «Au niveau politique, il n’existe pas vraiment de stratégie sur ce sujet en Wallonie, constate Nicolas Dupont quand on évoque ces cafouillages. On ne s’intéresse pas vraiment aux sous-sols, à fortiori au charbon qui, après la fermeture des charbonnages, est considéré comme source possible de nuisances en dépit d’opportunités potentielles…»

En savoir plus

«Energie: chauffe qui peut» (dossier), Alter Échos n°502, avril 2022.

«Houille wallonne: extraction sans douleur?», Alter Échos, 29/06/2015, Olivier Bailly.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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