Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

La solitude du juge de la jeunesse

Un juge de la jeunesse et une déléguée d’un SPJ réagissent à la proposition de créer des équipes pluridisciplinaires autour des juges de lajeunesse.

29-10-2010 Alter Échos n° 304

Le juge de la jeunesse, quand il prend des décisions, est bien seul. Une recommandation a été émise : l’entourer d’une équipe pluridisciplinaire. Un juge de lajeunesse et une délégué d’un SPJ réagissent à cette proposition.

La solitude du juge. Un mal qui nécessite l’administration d’un traitement de cheval pour le combattre : la mise en place d’équipes pluridisciplinaires aux côtés dumagistrat. C’est une des conclusions de la table ronde sur la délinquance juvénile qui s’est tenue ces derniers mois sous la houlette de la Fondation Roi Baudouin. Il faut direqu’être juge de la jeunesse, ce n’est pas une sinécure. On en voit des vertes et des pas mûres et on doit décider, vite, sous la pression – des familles, des avocatset parfois des médias – quelle sera la mesure la mieux adaptée pour répondre au « fait qualifié infraction » commis par le jeune.

Pour pallier cette solitude, le rapport publié à l’issue de la table ronde suggère « d’entourer le magistrat, soit avant la saisine du juge au niveau du parquet, soitlorsque le juge de la jeunesse doit décider de l’opportunité ou non d’une mesure de placement, d’une équipe pluridisciplinaire solide et disponible ». La constitutionde telles équipes permettrait de tendre vers l’objectif affiché de personnaliser les prises en charge, et donc d’agir au cas par cas, au plus proche de chaque situation individuelle.Mais la mise sur pied de ce type d’équipes est-elle vraiment envisageable ? Ne suffirait-il pas de consolider ce qui existe déjà, c’est-à dire, principalement, le Servicede protection judiciaire (SPJ), chargé de suivre ces jeunes, le cas échéant de les surveiller et d’informer le juge ?

Le juge agit sous la pression

La loi de 1965 relative à la protection de la jeunesse est riche. Elle propose un éventail de mesures qui peuvent être appliquées à un jeune qui commet uneinfraction. On en trouve une petite dizaine. Le placement en IPPJ (Institution publique de protection de la jeunesse) n’est que le dernier maillon d’une chaîne qui s’inscrit dans une logiqueéducative et, parfois, restauratrice. Parmi elles, on trouve la surveillance par un service social compétent, l’accompagnement éducatif intensif, la médiation ou encore laprestation éducative en groupe. Ces mesures peuvent être appliquées seules ou combinées les unes aux autres. La loi de 1965 serait-elle trop riche ? Vu la pression etl’urgence qui pèsent sur les épaules des juges, comment choisir la meilleure mesure ? C’est l’une des interrogations que soulève Françoise Tulkens, juge à la Coureuropéenne des droits de l’homme1 qui a présidé la table ronde sur la délinquance juvénile. « Le juge est isolé, il doit agir dans debrefs délais, sous la pression. Il a à sa disposition un éventail très large de mesures qu’il peut appliquer. Cet éventail est si large que s’il n’est pasaidé, tout ceci n’a pas beaucoup de sens. La liste des mesures ressemble alors à un inventaire à la Prévert. Les délégués du SPJ ne sont pas toujoursdisponibles pour aider les juges. Il faudrait une équipe autour du juge pour l’aider à prendre une décision, une équipe avec des assistants sociaux, des éducateurs,des psychologues, un pédopsychiatre, qui devrait être intégrée dans les SPJ. Car il faut renforcer ces derniers, tout doit être organisé autour de laprotection judiciaire », nous affirme-t-elle.

Le SPJ : la sauce liante

Une équipe pluridisciplinaire autour des magistrats de l’Aide à la jeunesse, voilà une idée qui est lancée. Mais recueille-t-elle l’assentiment des principauxintéressés ? Vu que cette proposition n’est qu’embryonnaire, on perçoit chez nos interlocuteurs un brin de scepticisme. Jean-François Velge est juge de la jeunesseà Bruxelles2, il corrobore le diagnostic posé sur la situation actuelle des juges : « C’est certain que le juge de la jeunesse se sent un peu seul. Dans l’urgence,on choisit une mesure et on se demande parfois si notre choix est le bon. Dans un cas de fait qualifié infraction, on sait au départ très peu de choses, et le dossiers’étoffe ensuite. »

Avant de parler d’équipe pluridisciplinaire, le juge Velge estime surtout qu’il faut parler d’un renforcement des SPJ : « Une équipe pluridisciplinaire, pourquoi pas, maisil faut voir de quoi on parle. Ce qui est sûr, c’est que les SPJ doivent être renforcés. Au SPJ on trouve surtout des assistants sociaux, ce n’est pas du multidisciplinaire. Maisleur travail est essentiel. On fait parfois appel à eux pour qu’ils réalisent des enquêtes sociales, sur le milieu de vie du jeune, sur sa famille. On fait plus souvent appelà eux pour du suivi de mesures, pour de la surveillance. Ils doivent coordonner les interventions, rédiger des rapports, nous adresser des suggestions. Et là, il y a un manqueassez flagrant, avec une double conséquence : soit la mesure n’est pas attribuée au jeune, soit les délégués du SPJ font ce qu’ils peuvent avec les moyens dubord. Quand on affirme qu’il faut mieux adapter les mesures à chaque cas, c’est avec le SPJ que cela doit se faire. C’est le SPJ qui joue le rôle de repère continuel, desauce liante entre les différents intervenants, entre eux et avec le jeune et sa famille. Ces derniers jours, on a annoncé trois embauches au SPJ de Bruxelles, ce qui ne suffiraclairement pas. »

« Pour l’instant je trouve que ça fonctionne »

Les SPJ seraient donc la clé. A Tournai, Anne Anciaux, déléguée en chef du SPJ3 est un peu dubitative quant à l’idée d’une équipepluridisciplinaire. Si elle admet que le juge est seul, elle n’arrive pas à concevoir comment cette équipe pourrait être mise en place. « Faut-il en revenir auxservices sociaux des tribunaux, comme avant ? », s’interroge-t-elle. Elle préfère s’appuyer sur son expérience au sein de divers SPJ du territoire pour étayerson argumentation : « Souvent, le juge propose un rendez-vous avec le jeune, qu’il reçoit avec ses parents, pour tenter de comprendre comment le jeune se situe par rapport auxfaits. Il s’agit aussi de comprendre le contexte. Le juge observe la réaction des parents, l’environnement familial. Il prend ensuite une ordonnance. Il peut soit demander au SPJ de mener uneenquête sociale, donc approfondir l’étude du milieu dans lequel évolue le jeune, soit déjà proposer une prestation éducative. Le juge décide en touteindépendance. Lorsque le premier entretien est riche, il n’y a pas besoin d’enquête sociale. Si le juge a besoin de plus d’informations, il peut aussi demander une expertisemédico-psychologique. C’est important que le délégué soit présent lors de ce premier rendez-vous, car cela permet de rebondir, de mieux travailler ensuite avec lejeune. »

Dès lors, si on écoute bien Anne Anciaux, on compr
end que le juge a, d’une certaine manière, déjà à sa disposition les composantes d’une équipepluridisciplinaire. « Pour l’instant, je trouve que ça fonctionne, le juge peut demander plus d’informations. Dans beaucoup de situations le délégué apporte desinformations au juge en fonction de la situation, grâce à des rapports, à une surveillance systématique, le délégué du SPJ est une aide. »En suivant le fil conducteur d’Anne Anciaux, on s’aperçoit que c’est surtout un renforcement des équipes des SPJ qu’il faudrait. Une option qu’elle ne dédaigne pas, au contraire: « Renforcer le cadre des SPJ nous permettrait de travailler encore mieux. Les délégués iraient davantage aux rendez-vous fixés par le juge, dont j’aisouligné l’importance. »

Qu’il s’agisse d’équipes pluridisciplinaires ou d’un renforcement des SPJ, toutes ces mesures, si elles étaient mises en place, nécessiteraient que des sommesconséquentes soient investies. Dans une interview récente parue dans Alter Echos n° 303 (« Evelyne Huytebroeck : Il faut réinsérer les jeunesdélinquants »), la ministre de l’Aide à la jeunesse affirmait que c’est avec… le Fédéral qu’il faudrait en parler, renvoyant ainsi la balle en dehors du terrain de laCommunauté française. Elle préférait alors insister sur les 35 nouveaux engagements annoncés. La plupart viendront remplumer les équipes sociales desservices d’Aide à la jeunesse, eux aussi engorgés. Les SPJ, quant à eux, accueilleront 8,5 nouveaux équivalents temps plein, dont trois à Bruxelles, ce que le jugeVelge a estimé bien insuffisant.

Dans ce contexte, comment faire pour que les recommandations phares adressées à la ministre à l’issue de la table ronde soient mises en pratique ? Le juge de la jeunesseest-il condamné à se sentir seul ? Lorsqu’on soulève la question des moyens en discutant avec Françoise Tulkens, celle-ci nous rétorque : « Lesmoyens, ils existent. La question est de les répartir autrement, de faire des arbitrages et de dégager des priorités. » Bref, l’alibi du manque de moyens ne suffitpas.

1. Françoise Tulkens, Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe – 67 075 Strasbourg, France
– tél. : + 33 (0)3 88 41 20 18
– site : www.echr.coe.int
2. Jean-François Velge, juge de la jeunesse, Bâtiment Portalis, rue des Quatre bras, 2-4 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 519 88 35
3. Anne Anciaux, Service de protection judiciaire de Tournai, rue des Puits de l’eau, 2-12 à 7500 Tournai
– tél. : 069 45 27 70
– courriel : spj.tournai@cfwb.be

Cédric Vallet

Cédric Vallet

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)