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Regard critique · Justice sociale

Edito

Il y a fraude sociale et fraude sociale

Des CPAS mettent en place des cellules de vigilance pour lutter contre la fraude sociale. Le gouvernement fédéral développe de nouveaux outils électroniques.

La crise économique s’intensifie. La traque au fraudeur également. Des CPAS mettent en place des cellules de vigilance pour lutter contre la fraude sociale. Le gouvernement fédéral développe de nouveaux outils électroniques. Si personne ne conteste la nécessité de bien gérer les deniers publics, de nombreux commentateurs s’interrogent toutefois sur l’opportunité de s’acharner sur les plus précaires.

Ce n’est pas un scoop, le gouvernement fédéral a fait de la lutte contre la fraude sociale et fiscale une priorité. Et l’a gravée dans son accord de gouvernement. En mai 2012, Elio Di Rupo présentait son plan d’attaque, coordonné par le secrétaire d’Etat à la lutte contre la fraude, John Crombez (SP.A). Sur la centaine de mesures présentées, une poignée d’articles visent plus spécifiquement la lutte contre la fraude sociale dans les CPAS. Au cabinet Crombez, on précise que si la lutte contre la fraude sociale relève, dans son exécution, de la compétence des CPAS, il incombe au fédéral d’en développer les outils : « Notre gouvernement a déjà pris quelques décisions qui envisagent le développement de tels instruments, comme la réalisation d’une dizaine de flux d’informations qui, via la banque carrefour de la sécurité sociale, renforceront la qualité des enquêtes sociales des CPAS. En outre, nous avons renforcé l’équipe d’inspection du SPP Intégration Sociale – un service d’inspection de deuxième ligne – afin de contrôler les données des dossiers de remboursement soumis par les CPAS. Le budget 2013 prévoit aussi la création d’un guichet d’expertise en matière de récupération d’allocations, qui devrait permettre aux CPAS de récupérer plus d’allocations indues. Avant le 1er juillet 2013, nous instaurerons un système de boni pour les CPAS qui démontrent qu’ils ont réalisé des efforts concrets dans la lutte contre la fraude. En leur octroyant une partie du montant des allocations indues qui ont été récupérées comme investissement dans leurs projets antifraude, on veut renforcer la lutte sans alourdir le budget des CPAS », nous écrit la porte-parole An Baccaert.

Vers un rapport social électronique

Une des innovations du plan coordonné par Crombez est la mise en place d’un rapport social électronique, qui remplacera le rapport papier pour pouvoir être aisément communiqué à l’ensemble des CPAS. Le SPP Intégration sociale travaille actuellement sur ce dossier. Que contiendra exactement ce rapport ? Par qui sera-t-il consultable ? Avec quelles garanties en matière de respect de la vie privée ? La Fédération wallonne des travailleurs sociaux (FEWASC)1 s’inquiète. « La transmission des dossiers de façon automatique est globalement un progrès technique et une avancée pour le suivi. Mais si le but est de lutter contre la fraude sociale, alors il faut d’abord définir ce qu’on entend par fraude sociale », souligne Bernard Taymans, président de la Fewasc et responsable du service social du CPAS de Braîne-le-Château. Comme beaucoup d’autres observateurs, il souligne la nécessité de distinguer la fraude de survie de la fraude organisée. Là où les assistants sociaux peuvent parfois se montrer souples sur de petites stratégies de survie, l’électronique ne le permettra plus.

Bernard Hengchen, membre du Comité de vigilance du travail social2, rappelle la nécessité de ne pas confondre les rôles d’accompagnement et de contrôle. « Dans un service médiation, savoir qu’un bénéficiaire a plus de revenus que déclaré permet de proposer un plan d’apurement plus réaliste. Dans un service d’insertion socioprofessionnelle, un travail en noir peut être valorisé sur un c.v. ». Si le Comité de vigilance du travail social ne s’est pas encore positionné spécifiquement sur l’apport social électronique, de façon globale, la tendance à tout encoder inquiète. « La question de l’accès aux bases de données est délicate. Il y a souvent un décalage entre les promesses et la réalité. Sur les serveurs, on constate que les gestionnaires de système ont accès à des données qui sont censées avoir été introduites de façon anonyme. Ce n’est qu’une confidentialité de façade ! »

Chasse aux cohabitants ?

Dans le secteur, beaucoup s’inquiètent du fait que la lutte contre la fraude sociale puisse entraîner une chasse aux pauvres. « Quand on voit les exilés fiscaux français qui viennent s’installer chez nous, on peut se demander si toutes les mesures mises en place pour lutter contre la fraude sociale, ce n’est pas un peu tirer sur une mouche avec un bazooka », s’interroge Bernard Antoine, directeur de la fédération wallonne des CPAS3. « Si on associe la lutte contre la fraude sociale à la lutte contre les faux cohabitants, ça va faire de dégâts terribles. Les revenus sont si bas que les gens sont poussés à se déclarer isolés pour joindre les deux bouts. Est-ce qu’on veut interdire aux gens de vivre ensemble ? Beaucoup d’entre eux risquent d’atterrir à la rue », avertit Bernard Taymans. La question est d’autant plus délicate que les modes de cohabitation aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec le passé, observe Phillipe Defeyt, président du CPAS de Namur. « Il n’existe plus de modèle traditionnel unique. Comment doit-on considérer quatre jeunes qui louent un appartement ensemble pour démarrer dans la vie ? Ou un couple qui passe une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre ? On doit aller vers une individualisation des droits. »

Cellule de vigilance

De plus en plus de CPAS mettent en place des services spécifiques pour lutter contre la fraude sociale. Avec des objectifs parfois très différents, qui vont du démantèlement de systèmes organisés à la traque aux faux cohabitants.

Elles se baptisent cellule de vigilance, de contrôle ou d’appui à la lutte contre la fraude sociale. Une disparité d’appellations qui reflète des modes de fonctionnements et des objectifs très différents d’un CPAS à l’autre.

En mai 2012, le CPAS de Huy annonçait, à grand renfort de communication, la mise en place d’une cellule de vigilance composée d’une assistante sociale à mi-temps chargée d’analyser les informations de la Banque carrefour de la sécurité sociale et d’assurer plus de présence sur le terrain.

Dans la même veine, le CPAS de Charleroi, qui disposait déjà d’une cellule spécifique pour analyser les flux de la Banque carrefour, travaille à la mise en place d’un nouveau service qui doit s’ouvrir dans les semaines à venir. Le nom n’a pas encore été choisi. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’on ne parlera pas de cellule de lutte contre la fraude sociale. « Parce qu’on ne veut pas stigmatiser les clients et aussi pour assurer la sécurité des agents qui y travailleront », précise Eric Dosimont, premier directeur du service social au CPAS de Charleroi. Il fonctionnera à la manière d’un service d’appui aux travailleurs de première ligne et prendra en charge le suivi des dossiers suspects. « La police intervient dans une bagarre à domicile. Elle constate que madame touche le CPAS et se déclare cohabitante. La police en réfère à l’auditeur du travail qui fait rapport au CPAS. Nous sommes censés ouvrir une enquête, mais dans les faits les travailleurs sociaux n’ont pas le temps de s’occuper de ce genre de choses », illustre Eric Dosimont en guise exemple. Selon lui, la fraude représenterait environ 5 % des dossiers traités par le CPAS. Mais celui-ci se défend de vouloir organiser la chasse au pauvre. Ici, on préfère parler de mesure de bonne gestion. « On sépare les casquettes pour permettre à l’assistant social de première ligne de se consacrer à l’essence de son métier. D’éviter de donner au client l’impression qu’il est là pour le contrôler. Quant aux travailleurs de ce nouveau service, ils seront choisis pour leurs qualités sociales, leur capacité de gestion des relations humaines. Ce ne seront pas des superflics ! » Chacun jugera.

D’autres CPAS comme Liège et Namur disposent depuis plusieurs années déjà de services de lutte contre la fraude sociale. Toutefois, leurs buts et fonctionnements semblent sensiblement différents. A Liège, explique le président du CPAS Claude Emonts, la cellule anti-fraude se limite à un appui admini
stratif pour calculer et récupérer les sommes dues. Quant à Namur, promet le président du CPAS Philippe Defeyt, l’objectif n’est pas de traquer la mère de famille qui presterait deux heures de ménage en noir le week-end pour boucler les fins de mois, ni le cohabitant occasionnel qui se serait déclaré isolé. « Le but est de lutter contre des fraudes organisées à larges échelles. Par exemple, des travailleurs du bâtiment engagés en noir et inscrits au CPAS de façon systématique. Il est important de distinguer ce type de fraude, organisée de façon quasi mafieuse, de petites fraudes que l’on peut qualifier de fraudes de survie. »

Vigilance et bonnes pratiques

Né en 2002 pour soutenir deux travailleurs sociaux accusés de traite des êtres humains dans le cadre de leur travail avec les demandeurs d’asile, le Comité de vigilance du travail social propose une permanence téléphonique pour répondre aux questions déontologiques que se posent les travailleurs sociaux et organise des formations qui rencontrent régulièrement un grand succès. Plus de dix ans après leur création, le constat est sans appel : « C’est une tendance lourde, le travail social est menacé en permanence par des tentatives d’instrumentalisation, que ce soit dans le secteur du droit des étrangers, de l’Aide à la jeunesse, de l’aide aux toxicomanes et, sous couvert d’activation, de l’aide sociale », regrette Bernard Hengchen, membre du Comité et maître assistant à la Haute école de Louvain en Hainaut. Pour aider les travailleurs dans leur pratique de terrain, le Comité planche également sur l’identification de bonnes pratiques. Bernard Hengchen cite l’exemple de l’enquête sociale anonyme. « On pourrait imaginer de délibérer sur les dossiers de façon anonyme pour éviter que des conseillers de l’action sociale, sur base d’éléments qu’ils connaissent à propos de tel ou tel usager, n’interviennent dans les dossiers par des considérations arbitraires non confirmées par les faits. C’est une façon de réaffirmer la dimension probante de l’enquête sociale, qui est faite de façon contradictoire avec l’assistant social et est signée par l’usager. »

1. Fewasc, Bernard Taymans :
– adresse : rue du cours d’eau, 80 à 1428 Braine-l’Alleud
– tél. : 02 367 11 13
– site : www.fewasc.be
2. Comité de vigilance du travail social :
– adresse : rue du Boulet, 22 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 346 85 87
– site : www.comitedevigilance.be
3. La Fédération des CPAS de l’Union des villes et communes de Wallonie :
– adresse : rue de l’Etoile, 14 à 5000 Namur
– tél. : 081 240 659
– site : http://www.uvcw.be

Aller plus loin

– Alter Echos n° 340 du 08.06.2012 « Fraude aux allocations : beaucoup de bruit pour rien ? » « Fraude aux allocations : beaucoup de bruit pour rien ? »

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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