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Regard critique · Justice sociale
Flickr cc, UNCHR/Sokol

Si la Belgique s’est toujours montrée réticente quant au retour des djihadistes belges partis combattre en Syrie, elle avait adopté une position claire pour ce qui est de leurs enfants: rapatrier tous les mineurs belges de moins de 10 ans. Une décision prise il y a deux ans. Pourtant, la plupart d’entre eux se trouvent toujours en Syrie aujourd’hui.

Le 26 décembre 2018, une lueur d’espoir illuminait le quotidien de deux jeunes mamans belges vivant en Syrie depuis cinq ans. Inquiètes pour leurs six enfants âgés de 0 à 6 ans, tous en état de sous-alimentation, les deux mères demandaient à la Belgique de les faire revenir. Un juge du tribunal des référés avait alors décidé de contraindre l’État belge au rapatriement de ces enfants. Deux mois plus tard, la justice, saisie par l’État belge, annulait la décision ordonnant à l’État d’organiser le rapatriement de ces enfants.

«Une violation évidente de la Convention»

Pour beaucoup d’observateurs, ONG ou avocats spécialisés, le non-rapatriement d’enfants belges coincés en Syrie mettrait la Belgique en porte-à-faux avec ses engagements internationaux. La Convention internationale des droits de l’enfant stipule en son article premier qu’«un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de 18 ans». Cette Convention a été adoptée le 20 novembre 1989 à New York. À l’époque, la Belgique fait partie des premiers pays à la signer. À croire que, 30 ans plus tard, nos ministres n’avaient pas la Convention des droits de l’enfant sous les yeux au moment de prendre leur décision… D’ailleurs, Jacques Fierens, avocat spécialisé en droit de la famille et protection de la jeunesse, estime que «mettre une limite à 10 ans, c’est une violation évidente de la Convention qui interdit la discrimination sur la base de l’âge. Tous les enfants de 0 à 18 ans doivent être traités de la même manière et ont les mêmes droits». Mais la Belgique ne l’entend pas tout à fait de cette façon. En février 2019, Koen Geens, ministre de la Justice, déclarait que le gouvernement maintenait sa position de ramener tous les enfants de moins de 10 ans et que, pour les plus âgés, il fallait d’abord analyser chaque situation, en agissant au cas par cas. Cela signifierait-il que certains adolescents resteraient sur place malgré leur nationalité belge? Le gouvernement ne donne pas plus de précisions quant à cette distinction. Il explique néanmoins son choix de porter cette limite à 10 ans par la possibilité pour les enfants présents en Syrie de rejoindre des camps d’entraînement de Daech dès cet âge-là.

«Des familles devaient se rendre par leurs propres moyens jusqu’en Turquie, ce qui est un parcours risqué, Thomas Renard, chercheur et expert en terrorisme à l’Institut Egmont

Depuis cette décision, on ne peut pas dire que beaucoup d’enfants soient déjà rentrés en Belgique. Depuis 2017, seulement onze enfants sont revenus en Belgique. Attention, revenus et non rapatriés. Là est toute la nuance. De fait, certains pays, dont la Belgique, ont adopté une position, disons, plus «confortable», en jouant la carte de la sécurité. Si les enfants réussissent à atteindre une zone sécurisée, hors de la Syrie, pour y rejoindre un poste consulaire, alors là, et seulement là, un rapatriement devient possible. «Cette solution impliquait que des familles devaient se rendre par leurs propres moyens jusqu’en Turquie, ce qui est un parcours risqué, précise Thomas Renard, chercheur et expert en terrorisme à l’Institut Egmont. Donc, oui, des enfants sont revenus mais seulement depuis la Turquie. Aucune procédure de rapatriement à partir de la Syrie n’a été mise en œuvre par la Belgique.» À la Chambre des représentants, sp.a, Groen et Écolo ont voulu attirer l’attention du gouvernement sur ce point. En novembre dernier, ils ont déposé une proposition de résolution visant à rechercher activement et à rapatrier les enfants de Belges partis combattre en Syrie. «En rédigeant cette résolution, on a voulu le mettre au pied du mur pour le faire réagir, mais c’est resté lettre morte…», explique Gilles Vanden Burre, député Écolo et cosignataire de cette résolution.

Une situation qui s’aggrave

Si l’opposition à la Chambre somme le gouvernement de rechercher ces enfants, certains sont en fait déjà localisés dans les camps de réfugiés du nord de la Syrie, Al Hol, Al Roj et Aïn Issa, où ils vivent avec leurs mères. D’après les chiffres de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), en mai 2018, sur les 162 enfants belges se trouvant en Syrie et en Irak, une trentaine d’entre eux vivaient dans ces camps, gérés par les Kurdes. Un an plus tard, ils seraient une cinquantaine. Pourtant, depuis 2016, il n’y a plus eu de départ en Syrie depuis la Belgique. Thomas Renard explique cette augmentation par «quelques naissances sur place mais surtout par la chute de Baghouz, dernier bastion de l’État islamique, qui a mené plusieurs familles à quitter la région pour se rendre jusqu’aux camps. Certaines d’entre elles sont déjà arrivées, mais d’autres sont encore en chemin et risquent de débarquer dans ces camps dans les semaines à venir». Et ces arrivées risquent de perturber le quotidien des femmes et enfants qui y vivent depuis quelques années déjà. Notamment par rapport à la capacité d’accueil de ces camps. Al Hol, qui peut accueillir jusqu’à 12.000 personnes, compte déjà 76.000 réfugiés. Les conditions sanitaires sur place sont catastrophiques et deux enfants belges y ont d’ailleurs perdu la vie en mars 2019. Malnutrition, manque d’eau potable et de soins médicaux, les causes de décès sont nombreuses. Et l’arrivée de nouvelles femmes et enfants ne va pas améliorer ces conditions déjà catastrophiques.

Autre ombre au tableau: les femmes arrivant tout droit de Baghouz. La plupart sont encore dans la mentalité de Daech et espèrent la relance de l’État islamique. Elles ne comprennent pas l’envie de certaines femmes de quitter la Syrie. «Depuis Baghouz, il y a une pression des femmes encore radicalisées sur les autres qui est détestable», s’insurge Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant. Heidi De Pauw, directrice générale de Child Focus, s’est rendue dans ces camps en octobre 2018 et précise qu’à cette période, la plupart des femmes n’étaient plus du tout partisanes de Daech, «elles souhaitaient simplement rentrer en Belgique avec leurs enfants et y purger leur peine».

La directrice de Child Focus s’était rendue en Syrie avec des professeurs et médecins de la VUB pour établir un bilan de la situation: «En Belgique, on entend souvent l’opinion publique dire qu’elle est contre le retour de ces enfants car ce sont des graines de terroristes. Nous, on a voulu aller sur place pour voir ce qu’il en était. Les enfants qu’on a rencontrés ne sont pas des terroristes, ce sont simplement des enfants qui veulent jouer et aller à l’école». À Al Hol, Al Roj et Aïn Issa, la quasi-totalité des mineurs belges a moins de 6 ans. «Et depuis que la décision de rapatrier les enfants de moins de 10 ans a été prise, aucun rapatriement depuis la Syrie n’a eu lieu. Cela fait deux ans qu’on nous répète “on y travaille” mais rien ne bouge…», s’impatiente Heidi De Pauw.

Un risque sécuritaire

Au nord de la Syrie, les Kurdes aussi commencent à perdre patience. Après plusieurs mois de combats contre l’État islamique aux côtés d’une coalition internationale, ils se retrouvent seuls à gérer ces camps. Georges Dallemagne, député cdH, s’est rendu sur place et a pu s’entretenir avec les Kurde : «Ils veulent que la Belgique reprenne ces enfants et leurs mamans, car cela représente une charge importante pour eux. Là-bas, les Kurdes tiennent tous le même discours: pourquoi devons-nous prendre en charge des ressortissants de votre pays? Nous ne sommes pas la poubelle djihadiste de l’Europe». Selon le député cdH, la Belgique a peur de son opinion publique et de la menace que pourraient représenter certaines de ces femmes si elles revenaient chez nous. Cependant, en laissant tout le monde en Syrie, il y a également un risque sécuritaire, «la Belgique a intérêt à prendre en charge ce problème. Les Kurdes nous ont dit que s’ils n’étaient pas aidés, ils finiraient par stopper la gestion de ces camps et alors, là, femmes, enfants et anciens combattants risquent de passer sous le radar. À ce moment-là, le risque d’un Daech 2.0 sera réel», précise Georges Dallemagne. Et plus les jours passent, plus les enfants sont confrontés aux discours de haine de Daech que tiennent les femmes arrivées récemment de Baghouz et plus le risque d’endoctrinement augmente.

Si l’État belge se montre timide pour ce qui est du rapatriement des enfants plus âgés, c’est notamment dû au risque que ceux-ci soient déjà dans la logique de Daech. D’ailleurs, selon l’OCAM, il est, en effet, possible qu’un enfant de plus de 12 ans, soit déjà considéré comme Foreign Terrorist Fighter (FTF)1. Mais pour Bernard De Vos, ce n’est pas une excuse pour ne pas les rapatrier (lire sa lettre ouverte) . «Sur place, il n’y aurait qu’une dizaine de mineurs belges de plus de 12 ans. Et pour ceux qui sont potentiellement allés dans un camp d’entraînement et seraient radicalisés, il y a de toute façon le protocole sur les enfants-soldats. Pour lequel les États s’engagent à les démobiliser et les démilitariser. Et pour cela il faut les rapatrier.»

Mais que ce soit pour les mineurs en bas âge ou pour les adolescents, une prise en charge de ces enfants est de toute façon prévue à leur retour. Dès leur arrivée en Belgique, le parquet saisit un juge de la jeunesse qui placera en urgence les enfants dans une structure telle que SOS Enfants, où un bilan médical et psychologique sera effectué. Ensuite, si l’enfant est déjà plus âgé et qu’il est considéré comme mineur délinquant, le juge peut décider de le placer en IPPJ. Il y restera alors pour une durée décidée par le juge de la jeunesse et qui variera d’un jeune à l’autre. Contrairement aux adultes, les jeunes dits radicalisés ne seront pas séparés des autres au sein de l’institution. Pour les enfants plus jeunes, considérés, eux, comme mineurs en danger, le juge fera appel au Service de l’aide à la jeunesse (SAJ), qui tentera de trouver la meilleure alternative de placement pour chacun. «Là où l’enfant sera placé dépendra de plusieurs éléments. Par exemple, il faudra voir s’il a de la famille en Belgique ou pas. Mais, même si chaque cas est différent, le dispositif existe déjà et est en fait le même que pour les enfants vivant en Belgique», explique Raphaël Noiset, responsable de la section sociale du SAJ de Bruxelles. «On sait gérer le rapatriement de tous les mineurs. Le gouvernement met des milliers d’euros dans des programmes de déradicalisation et on ne les utilise pas», s’étonne Heidi De Pauw. C’est un peu le cas du Centre d’aide et de prise en charge de toute personne concernée par les extrémismes et radicalismes violents (Caprev), créé il y a à peu près deux ans, au lendemain des attentats de Bruxelles. Son directeur général, Philippe Massay, explique que son centre est tout à fait capable de travailler en collaboration avec l’IPPJ pour aider des jeunes revenant de Syrie. «Au Caprev, nous sommes compétents pour établir un suivi de ces enfants grâce à nos assistants sociaux, nos psychologues… Mais pour le moment nous n’avons pas encore eu de cas. On agit donc à échelle nationale en apportant notre soutien aux familles en Belgique qui ont des proches là-bas.»

Moeders van Europa

Et justement, en Belgique, les familles sont fatiguées de la passivité du gouvernement à l’égard de leurs enfants. Face à cela, une vingtaine de mères ont décidé de fonder le groupe Moeders van Europa et de se rassembler chaque mercredi devant la gare Centrale, équipées de banderoles et tee-shirts qui affichent un message clair: «Ramenez-les, maintenant!» Qu’elles soient mères ou grands-mères, Flamandes ou francophones, toutes sont liées par le même combat, le retour de leurs enfants. «C’est déjà le dixième mercredi où nous nous rassemblons et on continuera à venir jusqu’à ce que les enfants soient revenus parmi nous», explique calmement une des femmes lors du rassemblement du mercredi 15 mai. Sa fille est partie en Syrie il y a quatre ans et a eu deux enfants là-bas avec lesquels elle vit aujourd’hui dans le camp d’Al Roj.

«Ma fille est consciente de ses erreurs, elle est prête à être incarcérée, mais tout ce qu’elle veut, c’est quitter la Syrie et ce camp, et revenir en Belgique avec ses deux enfants.»

Et quand les mères aperçoivent au loin Heidi De Pauw qui arrive pour les rejoindre, les visages se détendent et les regards s’illuminent. «Alors quelles sont les dernières nouvelles?», s’empresse une des mamans présentes. Car même si les mères ont quelques contacts avec leurs enfants sur place, la directrice de Child Focus, elle, s’occupe des relations avec le monde politique, «il n’y a pas de bonne communication entre le gouvernement et ces mères, cela leur donne parfois l’impression que personne ne fait rien». Mais le silence du gouvernement ne les décourage pas, «malgré tout, on veut continuer à y croire et on gardera espoir jusqu’au bout», sourit une des mamans.

Un manque de volonté politique

À ce jour, le gouvernement maintient sa décision de rapatrier de Syrie tous les enfants belges de moins de 10 ans. Pourtant, nous sommes encore loin du compte. Alors oui, il n’y a pas de représentation diplomatique sur place. Certes, la plupart des enfants sont nés en Syrie et n’ont donc pas d’acte de naissance. Cela nécessite de faire des tests ADN pour prouver leur nationalité. Mais tout cela est-il vraiment insurmontable? Selon Thomas Renard, «en termes de mise en œuvre, ce n’est pas compliqué et c’est tout à fait faisable. Là où ça coince, c’est au niveau politique. Le rapatriement d’enfants nés de parents appartenant à Daech n’est pas un dossier qui fait réélire».

Là où les autorités belges accusent un «manque de représentation diplomatique» qui complique la procédure, le délégué général aux Droits de l’enfant préférera, lui, parler d’un «manque de volonté politique». «Même s’il n’y a pas de représentation diplomatique dans cette zone, on pourrait imaginer qu’on en implante une en Irak, à la frontière avec la Syrie. Dernièrement, la France a réussi à rapatrier cinq orphelins alors qu’elle n’a pas non plus de représentation diplomatique en Syrie.» La France a d’ailleurs l’air de vouloir continuer sur sa lancée car elle a annoncé, le 9 mai passé, qu’elle était en train de travailler sur de nouveaux rapatriements. Et ce n’est pas le seul pays qui commence à faire revenir ses ressortissants de Syrie. Pendant que la Belgique continue de faire la sourde oreille à l’appel à l’aide des Kurdes, d’autres États sont, eux, en train de se réveiller. C’est le cas de la Suède qui a rapatrié sept orphelins début mai. Le Kosovo, lui, fait encore plus fort en ramenant au pays 74 enfants, 32 femmes et quatre anciens combattants qui ont directement été jugés à leur arrivée. Est-ce que ces rapatriements ne sont que les premiers d’une longue série? C’est ce qu’espère Philippe Massay: «Je pense que tous les pays européens s’observent et que les premiers pays à se bouger serviront d’exemples aux autres pour voir si ces retours se déroulent bien et s’ils suivent donc le mouvement ou non.»   

 

En novembre dernier, quelques parlementaires avaient tenté de faire réagir le gouvernement. Six mois plus tard, c’est au tour de la Commission nationale pour les droits de l’enfant (CNDE, dont Jacques Fierens et Bernard De Vos sont membres) d’interpeller nos ministres. La CNDE a adopté le 13 mai dernier un avis demandant à la Belgique de rapatrier sans délai tous les enfants belges des zones de conflits armés en Syrie et en Irak. Si ce genre de démarche n’entraîne pas plus d’obligation pour le gouvernement à agir que la proposition de résolution des parlementaires, Karen Van Laethem, présidente de la Commission nationale pour les droits de l’enfant, espère que «l’avis pourra appuyer un changement d’action dans le court terme».

 

  1. Les Nations unies définissent les Foreign Terrorist Fighters comme «toute personne qui voyage dans un État autre que son État de résidence ou de nationalité en vue de la commission, de la planification ou de la participation à des actes terroristes, ou le fait de fournir ou recevoir une formation en ayant l’intention de mettre cette menace à exécution».

Pauline Perniaux

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