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Vu d'Europe

En Roumanie, l’espace Schengen a un goût amer

Seules les frontières aériennes et maritimes entre la Roumanie et le reste de l’espace Schengen ont été ouvertes fin mars. Les Roumains qui veulent voyager ou travailler à l’étranger se plaignent d’être considérés comme des «citoyens de seconde zone».

Dan Beca, 27 ans, n’aime pas attendre. À l’aéroport Henri-Coandă de Bucarest, il doit attraper son vol pour Amsterdam, et il n’est pas en avance. Il termine ses études aux Pays-Bas, où il aimerait travailler, «plus tard». La file pour le contrôle des passeports le fait grogner. «C’est toujours la même chose, une fois que l’on a passé la sécurité, il faut tout reprendre à zéro et recommencer à faire le pied de grue, cette fois pour présenter son passeport. Il était plus que temps que la Roumanie rejoigne Schengen!» lance-t-il, changeant de côté son sac à dos qui lui scie l’épaule. Au guichet, une tulipe jaune est posée sur le comptoir, la policière qui vérifie l’identité de Dan Beca et des autres passagers ce jour-là l’a reçue en prévision de la journée des droits des femmes, le lendemain.

En ce début mars 2024, son comptoir, comme la petite dizaine d’autres cahutes à côté, vit ses derniers jours. À partir du 31 mars, la Roumanie rejoint «partiellement» l’espace Schengen, permettant dorénavant aux citoyens de circuler un peu plus librement. Mais l’accession du pays (qui est membre de l’Union européenne [UE] depuis 2007) à l’espace de libre circulation des personnes n’est que «partielle», car seules les frontières aériennes et maritimes ont été ouvertes. Pour les frontières terrestres, il faudra attendre. Or les Roumains, dans leur grande majorité, en ont assez d’attendre. Dan Beca ne mâche pas ses mots: «On nous prend pour des cons. On n’est pas des citoyens de seconde zone!»

Un pays s’attire les foudres des Roumains: l’Autriche. C’est Vienne qui a bloqué, des années durant, l’entrée de la Roumanie (mais aussi de la Bulgarie) dans Schengen, au motif qu’il fallait «améliorer» le fonctionnement de la zone de libre circulation (comprendre: réduire l’immigration clandestine) avant de «l’élargir». Sans la Roumanie et la Bulgarie, l’espace Schengen compte 27 pays (dont 23 États de l’UE), soit plus de 400 millions de personnes. Après avoir longtemps mis un veto ferme à l’idée d’intégrer les deux pays de l’Est de l’Europe, Vienne a mis sur la table un scénario baptisé «Air Schengen», qui a finalement vu le jour.

Ainsi, en décembre dernier, après 12 années de négociations et un engagement clair de Bucarest et de Sofia en faveur du renforcement de la lutte contre les franchissements de frontières clandestins, un accord a pu être trouvé à Bruxelles, au sein du Conseil de l’UE, qui regroupe les États membres. C’est effectivement pour une levée des contrôles d’identité pour les voyageurs arrivant ou sortant de Roumanie en avion ou en bateau que les Vingt-Sept se sont prononcés. Mais pas en voiture, en bus, en train ou à pied.

Une heure d’attente, dans les «bons jours»

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait malgré tout qualifié l’accord de «moment historique pour la Bulgarie et la Roumanie», et évoqué un «jour de grande fierté». L’exécutif européen estimait depuis 2011 que les deux pays étaient prêts à rejoindre Schengen. Le Premier ministre roumain Marcel Ciolacu s’était aussi félicité de cet accord, tout en se disant «convaincu» qu’une adhésion totale à Schengen serait négociée en 2024. Côté Commission, on appelait le Conseil à prendre une décision «dans un délai raisonnable». Or depuis, aucun signal clair dans ce sens n’a été donné.

Un pays s’attire les foudres des Roumains: l’Autriche. C’est Vienne qui a bloqué, des années durant, l’entrée de la Roumanie (mais aussi de la Bulgarie) dans Schengen, au motif qu’il fallait «améliorer» le fonctionnement de la zone de libre circulation (comprendre: réduire l’immigration clandestine) avant de «l’élargir».

Résultat: le 31 mars, quand les contrôles aériens et maritimes ont été levés, les célébrations avaient un goût amer. «Pour les Roumains qui voyagent, pour le travail ou les loisirs, ce ne sont pas ces frontières-là qui sont le plus importantes, ce sont les frontières terrestres, notamment entre la Roumanie et la Hongrie», résume Marine Leduc, journaliste spécialiste de la Roumanie. Dans les «bons jours», franchir cette frontière en voiture prend une heure environ, «mais parfois, il faut attendre bien longtemps». «Cela complexifie aussi la tâche des entreprises: les camions de marchandises patientent parfois des journées entières», ajoute-t-elle.

Une «humiliation»

L’eurodéputé Dacian Cioloș, membre du jeune parti roumain «Reînnoim Proiectul European al României» (pour «Nous renouvelons le projet européen de la Roumanie»), ne cache pas son exaspération. «Cette entrée partielle dans Schengen, ce n’est pas une victoire, car en cas de victoire, on gagne quelque chose. Là, la Roumanie a perdu l’exercice d’un droit: celui d’être membre à part entière de l’espace Schengen», soupire celui qui partage sa vie de parlementaire entre sa Roumanie natale (il est originaire de Zalău, en Transylvanie), Bruxelles et Strasbourg.

Cet ex-Premier ministre roumain (il a occupé ce poste de novembre 2015 à janvier 2017) ne décolère pas et parle d’une «défaite pour la crédibilité de l’UE». «Entre 4 et 5 millions de Roumains travaillent dans d’autres États de l’UE, ils passent sans encombre les frontières espagnoles, françaises, italiennes, autrichiennes, hongroises, mais pas les frontières roumaines. Quand ils rentrent chez eux en Roumanie, c’est comme s’ils arrivaient dans un autre monde, un monde de deuxième catégorie», fustige l’élu, qui entend bien conserver un siège d’eurodéputé après les élections de juin 2024.

En Roumanie, pour faire campagne aux Européennes et se présenter au scrutin, il faut recueillir 200.000 signatures de citoyens. En avril, Dacian Cioloș a donc passé beaucoup de temps dans son pays pour obtenir ces précieux soutiens. «Schengen revenait sans cesse dans mes discussions avec les électeurs», relate celui qui se considère comme un «Européen convaincu». Il critique vertement le gouvernement roumain «qui a accepté l’adhésion partielle sans même obtenir une date précise pour l’adhésion totale». Il voit là une «humiliation».

«Cette entrée partielle dans Schengen, ce n’est pas une victoire, car en cas de victoire, on gagne quelque chose. Là, la Roumanie a perdu l’exercice d’un droit: celui d’être membre à part entière de l’espace Schengen.»

Dacian Cioloș, eurodéputé et ex-Premier ministre roumain 

Marine Leduc estime pour sa part que «ne pas accepter l’entrée de la Roumanie dans Schengen peut avoir des conséquences sur la politique intérieure, car cette décision nourrit le ressentiment vis-à-vis de l’UE, et l’extrême droite s’en sert largement». D’autant qu’en Roumanie, les Européennes de juin ne sont pas le seul scrutin prévu: en 2024, des élections locales, présidentielles et parlementaires sont aussi organisées. Et le parti d’extrême droite de l’Alliance pour l’unité des Roumains («AUR», qui signifie «or» en français) n’a de cesse de gagner en popularité.

«Les principaux bénéficiaires d’une adhésion complète à Schengen seront les travailleurs, les étudiants, les représentants d’entreprises et les touristes. De plus, le trafic de marchandises sera considérablement amélioré lorsque les contrôles douaniers seront complètement supprimés», abonde Cristian Paun, professeur à l’Université d’études économiques de Bucarest. Pour l’économiste, voir la Roumanie rejoindre la zone euro serait plus profitable «car l’accession à l’Eurozone aurait des conséquences sur les quatre libertés du Marché unique [circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, NDLR] et améliorerait la participation de l’économie roumaine au commerce et aux investissements européens».

Des appels au boycott «intenses»

Pour l’instant, il n’y a guère que dans les aéroports roumains que l’heure est à la fête: Valentin Iordache, porte-parole de l’aéroport de Bucarest, attendait depuis longtemps ce moment. «Cela fait des années que l’on se prépare, on a fait mille plans, mille dessins, mille scénarios pour savoir comment séparer les flux ‘Schengen’ des ‘non-Schengen’ et pour que, du point de vue des passagers, tout paraisse simple et fluide», sourit ce Roumain qui a appris à parler le français à l’école. Dans son bureau, un peu à l’écart des terminaux d’arrivée et de départ, une gigantesque carte de l’aéroport qui voit passer quelque 15 millions de passagers par an (alors qu’il avait été pensé pour en accueillir 10 millions seulement) est punaisée. Valentin Iordache en connaît tous les secrets.

Il ne cache pas qu’il ne manque aucune actualité en lien avec les négociations d’adhésion à Schengen, car «techniquement, cela concerne directement l’aéroport et ses employés». Lui aussi estime que «l’insatisfaction produite par le gouvernement avec cette absence d’accession totale à Schengen peut rediriger bon nombre de votes vers l’extrême droite». Et le porte-parole d’ajouter, sombre: «On a déjà vu ce film dans les années 30.»

«Ne pas accepter l’entrée de la Roumanie dans Schengen peut avoir des conséquences sur la politique intérieure car cette décision nourrit le ressentiment vis-à-vis de l’UE, et l’extrême droite s’en sert largement.»

Marine Leduc, journaliste spécialiste de la Roumanie

Sans surprise, ces épineux pourparlers ont compliqué les relations entre l’Autriche et la Roumanie. «Quand Vienne a bloqué l’adhésion, en Roumanie, d’intenses appels au boycott des produits autrichiens ont été lancés, et sur les réseaux sociaux, c’était la colère totale», se souvient Marine Leduc. En 2022, selon le «World Investment Report 2023», l’Autriche n’était autre que le deuxième plus grand investisseur dans le pays, derrière l’Allemagne et la France.

La «Holzindustrie Schweighofer», une entreprise d’exploitation forestière autrichienne active en Roumanie, est dans le viseur de beaucoup de Roumains: elle a été accusée de «voler les ressources» du pays. Sur internet, le site «BoicotAustria.ro» recense les entreprises autrichiennes présentes en Roumanie. Ses fondateurs invitent à soigneusement éviter les chocolats «Mozart», les boissons «Red Bull», l’essence d’«OMV» ou la banque «Raiffeisen».

Travaux sur «pause»

À Bruxelles, les dirigeants européens continuent, eux, de voir l’adhésion partielle comme une victoire. Le controversé «vice-président de la Commission européenne responsable de la promotion de notre mode de vie européen», Margaritis Schinas, a déclaré que «l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie […] profite au marché intérieur, à nos économies ainsi qu’à tous les citoyens européens». Sa collègue Ylva Johansson, commissaire aux Affaires intérieures, pense que cette décision «rendra l’UE plus forte et plus sûre». Elle s’engage même à faire de la levée des contrôles aux frontières terrestres intérieures de la Roumanie «la priorité des derniers mois de [son] mandat».

Voilà une promesse qui ne lui coûte pas grand-chose alors même qu’en vue des élections européennes, la Commission n’a pas franchement d’autre choix que de mettre ses travaux sur «pause», en attendant de connaître la composition du prochain Parlement européen (en juin), puis la désignation de la prochaine Commission – son ou sa présidente, ainsi que le collège des 27 commissaires – en fin d’année.

Céline Schoen

Céline Schoen

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