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Regard critique · Justice sociale

En clown, à poils ou à vélo… les atours d'un nouveau militantisme

Activistes pragmatiques qui utilisent la dérision ou la désobéissance civile comme vecteur de leur message, ils s’ancrent dans le paysage contestataire belge.Décryptage…

28-09-2009 Alter Échos n° 281

Activistes pragmatiques qui utilisent la dérision ou la désobéissance civile comme vecteur de leur message, ils s’ancrent dans le paysage contestataire belge.Décryptage…

De la mutualisation de logements aux courses « gratuites » dans les supermarchés, en passant par la lutte pour la gratuité des transports, les actions derésistance et d’activisme essaiment en Europe. Héritières des laboratoires des luttes sociales des années 70, ces actions de désobéissance nouvelle vaguetentent de mobiliser loin des cadres établis. Elles fleurissent un peu partout, même en Belgique… où le militantisme semble avoir du mal à quitter ses oripeauxinstitutionnels. Qui sont ces activistes d’aujourd’hui, adeptes du « coup d’éclat permanent » ? Pourquoi ont-ils tourné le dos aux luttes politiques etsyndicales traditionnelles ? Leurs actions, ciblées, sporadiques, sont-elles vouées à s’éteindre aussi vite qu’elles ont surgi ? Malgré le peu devisibilité, y a-t-il de nouveaux mouvements de contestation en Belgique ? Peuvent-ils réellement changer la société ?

Ils renversent les codes de l’action militante traditionnelle. Maîtrisent les règles médiatiques. Recherchent l’écho, plus que la mobilisation de masse.Utilisent l’indignation comme moteur de leur action et la dérision comme arme. Ils s’appellent la Clowns Army Belgium, les Cacheurs de pub1, les DiablesRoses2, PlaceOvelo3, les Cyclonudistes4… Souvent jeunes, ils sont inventifs, pragmatiques, individualistes, passent facilement d’une cause àl’autre. Ce sont les nouveaux militants. D’un côté, les pitreries des clowns et autres « artivistes » proposent la dérision pour redonner des couleurs àla grisaille du paysage militant traditionnel. De l’autre, les mouvements plus « sérieux » portent des revendications concrètes. En tirant sur les ficellesmédiatiques avec aisance.

Cacheurs de pub

Munis de cordes et de draps, les Cacheurs de pub recouvrent les panneaux publicitaires, au cœur de la ville. Objectif : promouvoir la diminution de l’affichage publicitaire au profitde l’expression citoyenne. Sur les draps du délit, un seul message : « La pub nous incite à consommer le monde sans modération ». Rassemblant aussi bien desmilitants écolos, des socialistes, des libertaires de gauche que des objecteurs de croissance, les Cacheurs de pub se déclarent volontiers « aparticratiques ».Différent de Casseurs de pub, français et plus radical : « Nous, on crée un collectif de base qui cadre bien les règles pour être sûr qu’iln’y ait pas de débordement violent comme les Casseurs de pub ont fait en France », précise Jean-Baptiste Godinot.
Le groupe est né en 2008. Au départ, c’était l’initiative de quelques militants de différentes associations anti-pub. Ils ont appelé une listed’amis à se réunir pour des actions de « désobéissance civile contre la publicité en ville ». Aujourd’hui, ils sont une trentaine, hommes etfemmes, de 18 à 65 ans, issus de tous les milieux : étudiant, ingénieur, avocat, chômeur, fonctionnaire… Le manifeste du groupe : « Nous demandons ladiminution immédiate de la quantité de publicité commerciale non sollicitée dans l’espace public et la suppression de toute publicité commerciale dont lasurface d’affichage est attribuée à l’expression citoyenne. » Concrètement, les Cacheurs souhaitent une parité entre l’expression commerciale etl’expression publique.

Les Cacheurs distinguent pub commerciale et pub administrative ou politique. Dans ses actions, le collectif vise plus spécifiquement toutes les publicités qui font l’apologiede l’individualisme, qui prônent le bonheur par l’argent ou véhiculent des valeurs sexistes. Le Collectif s’en prend uniquement aux affichages publicitaires car «ce média de masse est imposé à tous de façon antidémocratique ».
Illégal ? Disons, en zone grise : la police a jusqu’ici toléré leur action. « Il y a un risque juridique, certes, mais difficile à estimer, confie Jean-BaptisteGodinot. Chacun engage sa propre responsabilité. Nous agissons à visages découverts, en assumant complètement notre désobéissance civile. Car nousprônons l’option gandhienne, non violente. »

La (r)évolution passe par le vélo…

Vendredi 18 septembre, 8 heures du matin. Vêtus de pyjamas et de nuisettes, la petite bande des fous du vélo va encore frapper. Leur but ? Accompagner au sortir de chez eux laministre des Travaux publics, Brigitte Grouwels et le secrétaire d’État à la Mobilité, Bruno De Lille, jusqu’à leur premier rendez-vous : un petitdéjeuner cycliste avec les associations et les parlementaires bruxellois. « Bruxelles est à l’aube d’une nouvelle mobilité, explique l’un d’eux.Nous attendons du nouveau gouvernement un grand changement en faveur des aménagements cyclables. Il faut obtenir plus de place pour les cyclistes et de bons aménagements cyclablesà Bruxelles. » L’interpellation des politiques se passe dans un esprit ludique, récréatif même, mais constructif. Quatre d’entre euxn’hésiteront pas à chevaucher leurs petites reines et à se joindre au cortège improvisé. Ou plutôt à cette « coïncidenceorganisée », car derrière les somnambules du bitume se cache un collectif, déjà connu du paysage cycliste bruxellois pour ses « masses critiques ».Chaque dernier vendredi du mois, PlaceOvelo, collectif bruxellois de cyclistes militants, a décidé de se réapproprier les grands boulevards de la capitale et autres plaquestournantes du brouhaha automobile. Depuis quelque temps, ce groupe créé en 1998, multiplie les happenings du genre sur toutes les places envahies de voitures. Et rassemble flamands etfrancophones, membres ou non d’autres associations « officielles » (Gracq – Fietsersbond) pour une balade à travers la ville. Cela faisant, ils constatent que plus leur nombreaugmente, plus le trafic est modéré par leur présence. Leur mobilité s’en trouve ainsi grandement facilitée. Un clin d’œil destiné àsensibiliser les communes et les habitants aux questions de réchauffement climatique. Et à vanter les mérites du deux roues.

… et la nudité

Le vélo, nouveau symbole du militantisme ? N’en déplaise à Julos Beaucarne – précurseur de la vélorution – c’est aussi le pari que fontles « cycloactivistes » de la « Cyclonudista » bruxelloise. Depuis neuf ans, au mois de juin, la Coordination espagnole des collectifs cyclonudistes appelle aux manifestationsà travers le monde. &laquo
; Nus et fragiles comme la planète », les cyclonudistes pédalent à Mexico et à Brighton, à Washington, à Madrid… Età Bruxelles, depuis 2005. « Le message est toujours le même : revendiquer plus de place pour le vélo en ville et faire tomber des barrières autour de la nudité», confie Jérôme, 44 ans. « Notre nudité représente la vulnérabilité des cyclistes dans la circulation automobile. » Après cinqépopées du genre dans les rues de la capitale, le message fait-il son chemin ? « C’est très difficile à dire, répond Jérôme. Par contre, larépercussion médiatique est très importante, preuve que la nudité, ça marche toujours très bien. Bruxelles n’est pas la pire des villes que j’aiconnues en matière de sécurité des cyclistes, mais elle reste très dangereuse. Il faut surtout faire comprendre aux automobilistes que si nous prenons de la place,c’est pour notre propre sécurité. Pour une meilleure répartition de l’espace urbain aussi ! » Les regards des passants ont beau virer lubriques et lesricanements fuser, l’intention est bien de choquer. « Il y a des sourires, des applaudissements, de l’incrédulité aussi. On entend souvent le public demander : « Maisc’est autorisé, ça ? » La réponse est non. D’ailleurs il ne faut jamais demander l’autorisation de manifester à poil, ça met les autoritésdans l’embarras car personne ne veut prendre cette responsabilité. » Comme si le corps sans artifices valait toutes les banderoles.

Évolution du militantisme

À première vue, on peut noter une certaine filiation entre nouveaux militants et soixante-huitards : l’usage de la dérision, les slogans drôles et inventifs. Maisil y a en réalité une « rupture de fond » avec ces aînés. D’abord, le contexte diffère. On peut poser l’hypothèse qu’aux jeunes bourgeoisinsouciants qui voulaient bousculer les codes guindés d’une société conservatrice, se seraient, au moins en partie, substitué des actifs confrontés àla précarité. Ensuite, le « grand soir » n’est plus la finalité. « Au lieu de vouloir modifier, en référence à une idéologie,l’organisation globale de la société, on privilégie désormais l’action ponctuelle », confie Laurent Jeanneau, journaliste français, co-auteur del’essai Les nouveaux militants5. Ces mouvements sont « monothématiques et biodégradables » : ils se fixent un seul objectif et se dissolvent une foiscelui-ci atteint. Pour se faire entendre, ces activistes ne bloquent pas les autoroutes, ne lancent pas de pavés. Ils préfèrent le « coup d’éclat », pourattirer les médias et faire parler de leur cause. Et ça marche : ils sont de plus en plus pris au sérieux, par les politiques comme par les organisations traditionnelles.

Mais il y a quarante ans, les mobilisations étaient davantage idéologiques. Elles visaient à défendre les plus fragiles et étaient généralementencadrées par les organisations syndicales. « Ces personnes se mobilisent selon leurs besoins et aspirations du moment, mais cette mobilisation ne s’inscrit pas forcément dans ladurée. Les anciennes générations se sentaient parties prenantes du parti politique qu’elles défendaient, se considérant comme des éléments permettantà la machine d’avancer », observe Yonnec Polet, militant associatif et conseiller pour les questions de politique étrangère au Parti socialiste. Aujourd’hui, globalisationaidant, la population, proche de la résignation, a intégré la relative impuissance des acteurs institutionnels, que ce soit face aux puissances financières mondiales ouaux autorités européennes, entre autres. Du coup, les citoyens concentrent leurs énergies protestataires sur des causes plus ponctuelles et plus locales. « Les nouveauxmilitants s’engagent par hasard sur des thèmes qui les touchent de manière émotionnelle. Mais on constate rapidement leurs limites en termes de débouchés politiques», observe Brian Booth, secrétaire international du Mouvement des jeunes socialistes. Les spécificités idéologiques de chacun émergent, seules les causescorrespondant aux idées et convictions personnelles (et non plus à l’idéologie d’un groupe) sont défendues.

« Ces nouvelles formes de protestation touchent des secteurs dans lesquels il n’y a pas d’acteurs institutionnels prévus pour prendre ces combats en charge », analyseSébastien Brunet, professeur de sciences politiques à l’ULg. Comme les syndicats, par exemple, qui ont parfois du mal à se mobiliser autour de préoccupations qui sortentde la stricte logique des rapports employeurs-salariés. L’avènement d’Internet n’y est pas pour rien : dorénavant, l’information, si technique soit-elle, est accessible àtous et se transmet en un clic. Les citoyens disposent, du coup, d’arguments d’experts qu’ils peuvent faire valoir auprès des responsables politiques, les obligeant, parfois, à revoirleur position et à co-construire une nouvelle décision. Internet les fédère, a permis leur rencontre, les aide à monter des actions qui, toutes, ont le mêmedéroulement : on programme, on prévient les médias et on y va.
Nouvelle militance ou simple ravalement de façade ? Ces activistes contemporains ne se substitueront pas aux syndicats et aux partis politiques, indispensables à nos systèmesdémocratiques. Mais leur rupture avec les modes d’engagement traditionnel est profonde. Fini le dévouement aux grandes causes théorisées par une idéologietotalisante. Place aux revendications ponctuelles et concrètes, quitte à rester un mouvement éphémère.

1. www.cacheursdepub.be
2. www.diablesroses.be
3. http://placeovelo.collectifs.net
4. www.cyclonudista.be
5. Éd. Les petits matins, 251 pages, 17 €.

Rafal Naczyk

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