«Pour les fêtes, court-circuitons la grande distribution. Soutenez les producteurs locaux.» Disposée à la fin d’un mail en provenance d’une coopérative de producteurs et de consommateurs soutenant la petite paysannerie, la bannière a le mérite de la clarté. Alors que les réjouissances de fin d’année approchent en ce mois de décembre 2022, les coopératives centrées sur le circuit court et le local, réunies au sein du Collectif 5C, ainsi que les ceintures alimentaires ont décidé de passer à l’offensive. Guidées par ConcertES, la plateforme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale en Belgique francophone, elles ont lancé une campagne de communication à destination des consommateurs. Son objectif est simple: il s’agit de «dénoncer la grande distribution qui surfe sur la vague du circuit court, du local, sans en respecter les valeurs», explique Adrian Jehin, chargé de communication pour ConcertES.
Et c’est vrai que, depuis quelque temps, la grande distribution s’est découvert des vertus locales. C’est Carrefour qui, le premier, s’est lancé dans le bain du «local» en Belgique, il y a une grosse dizaine d’années. À l’époque, cette réflexion «était à contre-courant de ce qui se faisait dans notre secteur, tout le monde nous disait ‘Personne ne va acheter ça’», situe Siryn Stambouli, la porte-parole de Carrefour Belgium. Pietro Zidda, professeur de marketing et de management à la faculté des sciences économiques, sociales et de gestion de l’Université de Namur, ne dit pas autre chose. «Il y a vingt ans, c’étaient les marques nationales des grands groupes qui étaient un gage de qualité et de confiance pour le client. Dire qu’on allait prendre quelque chose en provenance de petites fermes, c’était ‘no way’ pour beaucoup de monde.»
«Dans la grande distribution, vous avez tout et n’importe quoi à l’heure actuelle.»
Pietro Zidda, UNamur
Depuis, le vent a tourné. Le local et le circuit court sont aujourd’hui vus comme des gages de qualité, d’accès à des produits respectueux des producteurs et de leur environnement, qu’il soit naturel, social ou économique. Un phénomène que la grande distribution a bien compris, d’autant plus que, durant la pandémie de Covid-19, la demande de produits «locaux» a explosé. Dans la foulée de Carrefour, d’autres ont donc décidé de surfer sur la vague. Delhaize a ainsi annoncé dans un communiqué en avril 2021 que l’enseigne allait changer son nom en «Belhaize» pour un mois, en référence à l’origine belge de «pas moins de 70%» de son assortiment… Une manière «de dire au client ce qu’il veut entendre», selon Pietro Zidda – mais qui, du côté des petites coopératives centrées sur le local et les circuits courts, semble donc avoir du mal à passer…
Vous avez dit «local»?
Carrefour se targue de proposer pas moins de 12.000 produits locaux, issus de près de 900 producteurs. Reste à savoir de quel local on parle. Car, à l’heure actuelle, aucune définition n’existe… «Faire venir un produit ‘local’ sur 300 kilomètres dans un semi-remorque, ce n’est pas du local. Et puis, vous pouvez avoir un producteur ‘local’, mais qui tape sur ses employés et utilise des tonnes de pesticides…», souligne Pietro Zidda en guise d’exemple. Avant d’asséner: «Dans la grande distribution, vous avez tout et n’importe quoi à l’heure actuelle.»
Pour tenter de mettre les choses au clair, Carrefour Belgium a donc produit une charte reprenant sept engagements censés assurer une crédibilité à ses produits estampillés «locaux». Ceux-ci doivent être produits dans un rayon de 40 kilomètres au maximum autour du magasin. Carrefour promet également une «transparence» et une «authenticité» des produits ainsi qu’un «prix d’achat juste» aux producteurs, ceux-ci devant, de plus, évoluer dans des exploitations de petite taille (moins de dix personnes). Pas question non plus pour l’enseigne d’imposer des volumes de livraison aux producteurs ou des clauses d’exclusivité.
«La grande distribution est trop grande pour être attentive aux gens, à la terre, aux produits. Ce modèle n’est pas amendable.»
Benoit Dave, «Paysans-Artisans»
Quand Mathilde Lebœuf a jeté un œil sur cette charte pour la première fois, elle dit avoir été «surprise». Copilote de Cabas, une coopérative bruxelloise regroupant des artisans et des producteurs locaux, elle ne peut s’empêcher alors de remarquer que l’enseigne de grande distribution a repris dans sa charte certains éléments «qui se rapprochent assez fortement de ce que nous pratiquons chez nous». Prix d’achat juste, rémunération rapide, transparence, authenticité: avec ces termes, Carrefour vient effectivement jouer sur les plates-bandes du secteur coopératif qui a fait de ces valeurs le fondement de son action. «En termes de marketing, ils ont fait assez fort», ironise Mathilde Lebœuf.
Car pour la copilote de Cabas, comme pour l’ensemble des coopératives à qui Alter Échos a pu parler, il n’y a aucun doute: l’intérêt de la grande distribution pour le local s’apparente à du «local-washing», de la communication non suivie d’effets. «La grande distribution est trop grande pour être attentive aux gens, à la terre, aux produits. Ce modèle n’est pas amendable», argumente Benoit Dave, codirecteur de «Paysans-Artisans», une coopérative de producteurs et de consommateurs de la province de Namur. Il en veut d’ailleurs pour preuve qu’en ces temps de crise et d’inflation, les grandes enseignes ont un peu mis de côté le volet local de leur communication pour «revenir à leur cœur d’affaires: les petits prix et le hard discount». «Il y a une vraie réflexion, il ne s’agit pas d’une démarche purement commerciale, contre-argumente Siryn Stambouli. Nous sommes là pour proposer des petits prix, on ne va pas se leurrer. Mais nous voulons aussi offrir autre chose.»
«Nous sommes là pour proposer des petits prix, on ne va pas se leurrer. Mais nous voulons aussi offrir autre chose.»
Siryn Stambouli, Carrefour Belgium
Des arguments qui ne convainquent toujours pas Benoit Dave pour qui les produits locaux de Carrefour, «c’est du nada. Je serais surpris si cela représentait plus de 3% de leur chiffre d’affaires», ose-t-il. Et, effectivement, dans les magasins de l’enseigne, les produits locaux – correspondant aux critères de la charte – se limitent la plupart du temps à des produits transformés «de plaisir» – pas de produits «bruts» comme des fruits et légumes donc – et correspondent à une «très petite partie» des produits en magasin, concède Siryn Stambouli, même si cette proportion varie d’un magasin à l’autre, les gérants disposant d’une autonomie pour se procurer des produits locaux. «Cela répond à l’approvisionnement que les producteurs locaux peuvent offrir. Et, pour les produits bruts, nous avons besoin de volume. Au niveau logistique, il est donc compliqué de travailler avec de petits maraîchers», explique la porte-parole. Du côté de Colruyt Group, même constat. Pour Nathalie Roisin, responsable presse du groupe, «le frein principal reste l’adaptation – des producteurs locaux, NDLR – au retail ‘moderne’ et à sa complexité technique». Une situation qui fait dire à Pietro Zidda que local et grande distribution sont «antinomiques». Nécessité d’une continuité dans l’approvisionnement, maîtrise des coûts, calibrage de l’assortiment: tous ces impératifs font que la grande distribution «se situe dans une autre réalité. Physiquement, il lui est impossible de faire du vrai local autrement que de manière marginale et pour l’image», insiste-t-il.
Contre-attaque
Et puis, soyons clairs. Une fois encore, tout le monde ne donne pas la même définition du local. Car, si pour Carrefour cela signifie un rayon de 40 kilomètres autour des magasins, du côté du groupe Colruyt et de Delhaize, local équivaut à «belge». Fatalement, avec une définition tellement plus large, la part de produits «locaux» au sein des magasins du groupe Colruyt est beaucoup plus importante. «Trois quarts de nos références en produits alimentaires sont ‘belges’. Cela pour Colruyt, Okay et Bio-Planet réunis – trois des marques du Groupe Colruyt, NDLR», souligne Nathalie Roisin. Du côté de Delhaize, on déclare que 70% de l’assortiment est issu du plat pays. Une sorte de tour de passe-passe qui a valeur de «rebranding» en mode local de produits belges déjà présents dans les magasins, estime Pietro Zidda. Et ce même si de petits franchisés, comme ceux de la chaîne «Spar» (également propriété de Colruyt Group), souvent installés dans de petites localités, peuvent aller plus loin dans la recherche de produits «ultra-locaux» autour de leurs magasins, selon Nathalie Roisin. Notons tout de même qu’au sein des coopératives, la définition géographique que l’on donne du local varie aussi fortement: du côté de Cabas, on parle de produits belges alors que pour Coopesem, une coopérative regroupant des producteurs et des consommateurs de l’Entre-Sambre-et-Meuse, le local se limite le plus possible aux dix communes sur lesquelles elle est active, même si, «l’assortiment n’étant pas assez large, nous sortons donc de ce périmètre», explique Catherine Massard, chargée de communication pour la coopérative.
Reste que, pour toutes les coopératives interrogées, le local, ce n’est pas qu’une question de distance. «Le local, cela fait vivre une coopérative, des magasins locaux, des producteurs, un tissu économique et social local, cela crée de la résilience. Alors que le local de la grande distribution, ce n’est pas ça», assène Mathilde Lebœuf. «Nous ne voulons pas que le local devienne quelque chose de nationaliste, complète Pierre Laviolette, coordinateur du Collectif 5C. Pour nous, le local parle aussi d’agriculture de petite échelle, de qualité différenciée, de modèle alimentaire, d’artisanat ainsi que du modèle d’économie sociale.»
«Certains de nos produits sont moins chers que ceux de la grande distribution. Alors que cette dernière communique sur les prix bas suite à la crise, nous nous mettons également à y songer.»
Catherine Massard, Coopesem
Pour marquer cette différence avec une grande distribution parfois considérée comme «l’ennemi», d’après Benoit Dave, les coopératives ont donc mis le paquet sur la communication. Il y a déjà eu la première salve de décembre. Et une deuxième, plus ambitieuse, est prévue en février. Elle sera notamment faite de spots télévisés. Pour un secteur disposant de peu de moyens – ceux utilisés pour la campagne proviennent du cabinet de Christie Morreale (PS), ministre wallonne de l’Économie sociale, NDLR –, ce mouvement a quelque chose d’inhabituel. Il ne tient cependant pas du hasard. L’enthousiasme des consommateurs pour le local, constaté lors de la pandémie de Covid-19, est aujourd’hui retombé comme un soufflé. Et la crise énergétique, couplée à l’indexation des salaires, est également venue ajouter son petit grain de sel. Résultat des courses: beaucoup de coopératives sont aujourd’hui en difficulté. À tel point que, pour Pierre Laviolette, «il était capital, presque existentiel, que les ventes soient boostées durant les fêtes». Au sein de certaines coopératives, on se met d’ailleurs à songer, dans une sorte de retour de flamme, à certaines pistes de communication que l’on pensait jusqu’ici réservées à… la grande distribution. «Certains de nos produits sont moins chers que ceux de la grande distribution. Alors que cette dernière communique sur les prix bas suite à la crise, nous nous mettons également à y songer», détaille Catherine Massard, qui concède «qu’il y a deux ans, personne dans les coopératives n’aurait pensé à dire ‘Le prix, c’est nous’…»
Signe des temps: un observatoire des prix a récemment été créé au sein du Collectif 5C. Même si l’usage d’un tel outil est «interne» au collectif, d’après Pierre Laviolette, et qu’il existe «différentes tendances» au sein de la quarantaine de coopératives membres par rapport à une éventuelle communication sur les prix, on pourrait tout de même être tenté de voir dans ce mouvement une sorte de contre-attaque. Comme si, après avoir vu la grande distribution s’aventurer sur ses plates-bandes locales, le réseau coopératif s’apprêtait à lui rendre la monnaie de sa pièce en allant la chatouiller sur les prix…