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Corine Jamar: «Les mères d’enfants handicapés sont tout le temps au front»

Emplacement réservé, c’est l’histoire d’une mère en colère contre ceux qui occupent la place de parking réservée pour sa fille handicapée de grande dépendance. Dans ce roman très inspiré du réel, Corine Jamar, auteure et mère d’une jeune fille handicapée, raconte avec humour et sensibilité la bataille quotidienne qu’elle livre pour lutter contre l’indifférence.

12-02-2016
© Philippe Ghielmetti. Emplacement réservé, de Corine Jamar, Le Castor Astral, 2015.

Emma, petite fille handicapée de huit ans, a droit à un emplacement réservé devant la maison familiale. En réalité, il n’y pas un jour sans qu’une voiture ne vienne sans vergogne s’y garer. Emplacement réservé, c’est l’histoire d’une mère en colère contre ceux qui ne donnent pas de place au handicap. Dans ce roman très inspiré du réel, Corine Jamar, auteure et mère d’une jeune fille handicapée, raconte avec humour et sensibilité la bataille quotidienne qu’elle livre pour lutter contre l’indifférence.

12675166_10208560368225569_240318393_oAlter Échos: Vous êtes maman d’une jeune fille handicapée de grande dépendance. Ce roman, c’est votre histoire?

Corine Jamar: C’est un roman inspiré de ma vie en effet. Le personnage d’Emma, c’est ma fille. Mais cela reste de la fiction, j’ai grossi les traits parfois et inventé certaines situations. Le point de départ du livre est en tout cas un fait réel. À partir du jour où j’ai eu droit à cet emplacement réservé devant la maison, beaucoup de voitures s’y sont garées. Je voulais construire une histoire qui soit le prétexte à parler du handicap, avec humour. Il me vient naturellement pour parler des choses graves.

A.É.: Cet «emplacement réservé» toujours occupé est-il une métaphore du manque de places dans les structures d’accueil pour les personnes handicapées?

C.J.: À l’époque de la rédaction de ce livre, en 2003 (1), je n’étais pas confrontée à ce problème. Ma fille était encore à l’école primaire. C’est plus tard que ça devient compliqué, quand il faut trouver une place pour les jeunes adultes et les adultes. Je m’estime chanceuse car ma fille de 22 ans est depuis ses 12 ans dans un centre d’hébergement. Au prix d’une longue recherche et de beaucoup de kilomètres puisqu’elle est à Libramont. Cet emplacement réservé symbolise le fait que la société s’asseye sur le problème du handicap, ne lui donne pas sa place, le nie. La condamnation de la Belgique par le Comité européen des droits sociaux n’a pas changé la situation (voir encadré)…

Cet emplacement réservé symbolise le fait que la société s’asseye sur le problème du handicap, ne lui donne pas sa place, le nie.

A.É.: Vous abordez aussi la question du répit, ou plutôt du manque de répit…

C.J.: Oui, je parle dans mon livre de ces associations qui proposent aux parents de garder l’enfant une journée. Ça n’a pas marché dans le cas de ma fille. J’observe que les initiatives d’aide aux parents d’enfants handicapés partent toujours des citoyens ou des parents eux-mêmes. Les hôpitaux sont pourtant de l’initiative des pouvoirs publics, non? Le don, la charité, c’est bien, mais il faut aussi parler de droits. C’est aux pouvoirs politiques de les assurer.

A.É.: Emplacement réservé, c’est le récit d’une mère résistante qui se bat pour le  bien-être de sa fille. Une mère en colère aussi. «Vous n’êtes pas une sainte, seules vos colères le sont», écrivez-vous.

C.J.: Très souvent, autour de moi, des femmes me confient leur admiration. Or, avoir un enfant handicapé n’est pas un choix. Il n’y a rien d’admirable à s’en occuper. Je ne veux donc pas être considérée comme une sainte, mais revendique ma révolte et mes colères… Depuis 2003, je me suis calmée.

A.É.: L’imagination est omniprésente dans l’ouvrage, à travers tous les subterfuges que vous trouvez pour «punir» les conducteurs indifférents. Élément fictionnel, l’imagination est-elle aussi indispensable dans le quotidien d’une mère d’enfant autiste?

C.J.: Oui, plus que jamais! Avec des enfants autistes, il faut se creuser la cervelle tout le temps pour essayer de les comprendre. Il faut faire preuve de beaucoup d’ouverture, de sens de l’observation. Ma fille ne supportait pas deux situations qui se mélangent. Par exemple, quand je vais la chercher au centre d’hébergement, on doit partir tout de suite pour distinguer les deux situations. Il faut trouver des trucs. Je l’ai laissée hurler ¾ d’heures la première semaine, puis une demi-heure puis un quart d’heure. Et depuis, elle accepte que je bavarde un peu avec les éducateurs avant qu’on ne reprenne la route.

A.É.: Ce livre se veut-il aussi un hommage aux femmes qui prennent à bras-le-corps des situations tellement lourdes?

C.J.: Ça n’était pas l’intention de départ, je m’en suis rendue compte après, en discutant avec des mamans. Ce que je décris reflète en effet la réalité, même si j’ai vécu dans ce que j’appelle toujours «le culte du merveilleux mari qui est resté»: malheureusement, ce sont toujours les femmes qui s’occupent majoritairement des enfants handicapés, du suivi quotidien aux démarches administratives. Nous devons endosser le rôle de mères, de thérapeute, d’administrative, et rester femmes aussi! Une étude récente réalisée aux États-Unis m’a interpellée. Elle compare le stress post-traumatique des mères d’enfants autistes à celui des soldats après la guerre. Les mères d’enfants handicapés sont tout le temps au front. Les mères doivent en général arrêter leur travail ou réduire leur temps de travail pour s’occuper de leur enfant. C’est le choix que j’ai fait. Et cela n’est pas sans conséquence. Elles deviennent alors dépendantes de leurs maris et économiquement faibles… Imaginez le risque de précarité en cas de séparation. On parle beaucoup du statut de l’aidant proche (2). C’est un enjeu important.

A.É.: Quelle est votre réaction par rapport à la grève de la faim entamée par une mère d’enfant désespérée de ne pas trouver de solution adaptée pour son enfant (3)?

C.J.: Elle a raison, je la soutiens. D’autres vont carrément jusqu’à tuer leurs enfants avant de se suicider… C’est dramatique. Mais dès qu’il y a du drame, les médias s’en emparent. Et la répercussion médiatique titille le politique. La grève de la faim est à ce titre un moyen de pression et de visibilité efficace. La société est schizophrène. Grâce aux progrès de la médecine, on sauve énormément de vies dans la société actuelle mais après, qui assure leur accompagnement?

Corine Jamar, Emplacement réservé, Le Castor Astral, octobre 2015, 15,90€

Corine Jamar sera à la Foire du Livre en séance de dédicace le 19 février à 20h. le 20 février de 16H30 à 18h30, au stand Interforum.

 

Condamnation… et action?

En 2013, la Belgique et ses entités fédérées s’est vue condamnée par le Comité européen des droits sociaux pour violation de la Charte sociale européenne. Selon le Comité, «la carence de solutions d’accueil et d’hébergement prive les personnes adultes souffrant d’un handicap de grande dépendance et leurs familles d’un accès égal et effectif aux services sociaux et de la protection sociale garantis par la Charte. Ces défauts de protection exposent ces personnes à la pauvreté et à l’exclusion». Le Comité exige qu’une place soit disponible pour chaque personne – tant en en Wallonie, qu’en Flandre et dans la Région de Bruxelles-Capitale, insistant sur les centres d’accueil de jour et d’hébergement de nuit, seules garanties d’une prise en charge complète. Le rapport a pointé la nécessité d’une diversité de solutions, qui correspond aux besoins de chaque personne et de sa famille. Enfin, il exige aussi des places prioritaires pour les personnes handicapées de grande dépendance et stipule que les familles pourront faire appel à la législation anti-discriminatoire pour faire valoir ce droit.

Dans la foulée, les régions ont dégagé des budgets. À Bruxelles, un budget de 2 millions d’euros a été dégagé en 2014. Le plan prévoit le développement d’accueil d’urgence ainsi que le recensement des personnes de grande dépendance pour évaluer leurs besoins prioritaires. Un centre d’hébergement destiné à des adultes présentant de l’autisme sévère a été ouvert en mai 2015 à Jette à l’initiative de l’asbl «La Coupole bruxelloise de l’autisme». Des mesures de répit ont aussi été développées, comme la maison Intermaide à Berchem-Sainte-Agathe, qui peut accueillir quatre personnes pour un week-end, un jour ou une semaine.

Le gouvernement wallon, de son côté, a dégagé un montant de 4 millions et demi d’euros dans le cadre de son budget 2014 pour la mise en œuvre d’un «Plan Grande Dépendance», qui vise la création de places supplémentaires d’accueil et d’hébergement et le développement de services.

Mais le Groupe d’action qui dénonce le manque de places pour personnes handicapées de grande dépendance, GAMP, rappelle que cela n’est pas suffisant. Dans un communiqué envoyé aux parlements wallon et bruxellois en septembre 2015, il rappelle qu’à Bruxelles «la programmation des nouvelles 100 places n’est toujours pas planifiée». Il dénonce aussi l’abandon des conventions prioritaires aux bruxellois. En Wallonie, «le Plan Grande Dépendance annoncé par la Région Wallonne en 2013 est resté lettre morte depuis la nouvelle législature», écrit le GAMP, Il dénonce aussi le blocage des conventions prioritaires aux bruxellois.

Suite à la grève de la faim menée par une mère d’enfant handicapé, le GAMP et vie Féminine ont aussi réagi ce 11 février. Dans un communiqué commun, les deux associations déclarent: «Le manque de solutions d’accueil et de services adaptés plonge les personnes handicapées et leurs familles dans un état de privation, aussi bien morale que matérielle, et d’appauvrissement. Les parents d’enfants handicapés vivent des situations dramatiques. C’est particulièrement le cas des mères. Celles-ci sont souvent dans l’obligation d’arrêter de travailler pour répondre aux besoins de leurs enfants adultes.»

 

(1) Emplacement réservé a été publiée chez Fayard en 2003, catégorie «Nouvelles». Le Castrol Astral a décidé de le publier dans la catégorie de roman, agrémenté d’un prologue de l’auteure.

(2) Une loi sur une statut pour les aidants proches a été publiée au Moniteur le 6 juin 2014. Elle prévoit la reconnaissance à travers d’un statut des personnes qui prennent en charge une personne de grande dépendance. Sa mise en application concrète coince, des arrêtés n’ayant toujours pas été signés. Pour en savoir plus, lire: «Aidants proches : après la loi, on fait quoi ?», Alter Échos, 27 avril 2015.

(3) Simona Montorfano, maman d’un enfant handicapé de grande dépendance, a entamé le 4 février une grève de la faim pour alerter l’opinion publique et le gouvernement sur le manque de solution adaptée au handicap de son fils.

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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