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Mendicité, petite chronique d’un malaise persistant

Çà et là en Europe pleuvent les nouvelles réglementations régulant la mendicité dans l’espace public. La mendicité est génératrice d’un malaise, d’un trouble, dont la société ne peut se délester qu’en la camouflant. Mais ce malaise est loin d’être neuf.

Jean-Léon Gérôme, Diogenes, 1860, huile sur toile, The Walters Art Museum, Baltimore, Maryland.

Çà et là en Europe pleuvent les nouvelles réglementations régulant la mendicité dans l’espace public. La mendicité est génératrice d’un malaise, d’un trouble, dont la société ne peut se délester qu’en la camouflant. Mais ce malaise est loin d’être neuf.

Observateurs de premier plan des comportements des passants, les mendiants sont bien placés pour remarquer les hésitations et manifestations de gêne de leurs donateurs. «Ceux qui feignent de ne pas voir, de ne pas entendre, ceux qui font un geste vers leur sac mais n’osent pas l’ouvrir dans le métro, ceux qui ne savent pas combien donner, s’excusent de donner peu, de ne pas avoir de monnaie, donnent de l’argent sans regarder, ceux qui disent bonjour sans donner…» Les mendiants sont très conscients de l’embarras, du trouble, voire de la peur qu’ils provoquent, expose une étude française sur Les mendicités à Paris et leurs publics de 2011 1. «Ceux qui mendient sont conscients que leur seule présence et a fortiori leur sollicitation ‘dérangent’ les personnes sollicitées parce qu’elle fait intrusion dans leur déplacement, dans leur champ de perception, leurs ‘pensées’, leur vie.»

Ce malaise serait lié aux «affects insoutenables» générés par la situation, explique Mathieu Franck dans sa thèse de doctorat en psychologie sur l’errance psychique des sujets SDF 2. Car le mendiant «se donne à voir. Par l’exhibition de son corps, d’une intimité d’ordinaire soustraite au regard et de sa détresse, le mendiant initie quelque chose de l’échange. Il se donne, tout entier, dans ses moindres recoins.» Lui tendre la main, lui ouvrir une porte, «c’est devenir lui, laisser s’estomper la ligne qui nous sépare, accélérer mon lent naufrage (…)», écrivait en 2004 l’écrivain américain Nick Flynn, cité par le chercheur français.

Les impressions négatives générées par la mendicité au sein de notre culture européenne reposent sur la propagation de divers stéréotypes depuis le Moyen Âge, nous explique quant à lui Jean-Pierre Tabin, professeur à la Haute École de travail social et de la santé EESP Lausanne (HES·SO), et qui vient de coécrire un ouvrage sur les politiques vaudoises face à la mendicité 3. À cette époque, la mendicité est glorifiée (en témoigne le développement des ordres mendiants) et le mendiant dispose d’un vrai statut social. Mais très vite, une abondante littérature s’attache à décrire les diverses catégories de mendiants et à élaborer des critères permettant de distinguer, parmi eux, les vrais des faux. Un enjeu: le don. «Du point de vue théologique, la pauvreté a quelque chose de bon, et en donnant à un mendiant on achète son propre salut. Mais que se passe-t-il si on aide un ‘mauvais’ pauvre?», décrypte Jean-Pierre Tabin.

Des réglementations pas si inédites

Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, une situation économique, la pauvreté, est associée à un comportement, à une attitude morale. L’honnêteté du mendiant s’incarne dans son attitude humble et passive (le «bon mendiant» ne doit pas solliciter activement les passants). Tant les discours que les réglementations touchant à la mendicité s’élaborent sur la base de cette distinction entre vrais/faux mendiants, entre vrais/faux pauvres, et sur les comportements qui y sont associés. «Les premiers rapports qui dénoncent les artifices des mendiants, des voleurs, des ‘maffias’ datent de la Réforme», explique Jean-Pierre Tabin. Dès le Moyen Âge, certaines villes interdisent la mendicité. Ici on tatoue les «vrais mendiants», là on coupe les oreilles et le nez aux «faux mendiants». Ailleurs, on donne des amendes à leurs donateurs.

La criminalisation de la pauvreté n’a donc rien d’inédit. Il y a bien longtemps que la pauvreté errante et le vagabondage véhiculent un sentiment d’insécurité. Et on retrouve aujourd’hui, au centre de la rhétorique utilisée dans les débats politiques ou dans la presse, les mêmes arguments que jadis: la crainte des réseaux de mendicité et de l’exploitation d’êtres humains (au XVIe siècle, on parle déjà d’une «contre-société argotique», avec un «roi des mendiants» qui gagnerait beaucoup d’argent), et celle d’une attitude agressive, harcelante de certains mendiants, qui troublerait l’ordre public (les mendiants «criards» sont déjà dénoncés par Calvin). «Mais ces discours sont répétitifs, jamais documentés et sont construits sur le mode de la scandalisation, de l’émotion», expliquait Jean-Pierre Tabin lors d’une conférence donnée en mai 2013 pour la Revue d’information sociale en Suisse romande (Reiso). «On se soucie davantage des comportements potentiels que des comportements réels, nous dit-il aussi. C’est une prophétie autoréalisatrice: en criminalisant les pauvres, ceux-ci deviennent ce qu’on a dit qu’ils étaient.»

Pourtant mendicité et criminalité ne vont pas de pair. Les données collectées par la police du canton de Vaux touchant aux problèmes posés par la mendicité sont éloquentes. Occupation de places de parking, défaut de l’annonce d’une activité à titre d’indépendant, infraction à la loi sur l’exercice d’une activité économique, infraction à la loi sur la sécurité routière ou encore dépôt de déchets sur la voie publique… On le voit, on est loin des réseaux organisés et de la traite d’êtres humains. En gros, c’est la gestion de l’espace public et celle de l’activité économique qui sont au centre des constats établis par les agents de police helvètes.

Un travail épuisant

Car finalement, la mendicité n’est, en effet, qu’une forme particulière de travail exercé dans l’espace public. Un travail avec ses horaires, son organisation, ses trajets, ses revenus, aléatoires et généralement faibles. «Un travail épuisant», qui rend «invisible», comme le qualifiait Patrick Declerck 4.

Si les contextes nord-américain et européen ne sont pas comparables quant à la place qu’on y laisse aux mendiants, il est intéressant, à cet égard, de mentionner une décision récente prise par la cour d’appel fédérale nord-américaine. Intéressante, cette décision, de par son caractère étrange. La Cour fédérale a en effet cassé la condamnation, par les tribunaux de Grand Rapids, dans l’État du Michigan, de deux sans-abri, respectivement à une amende et à plusieurs jours de prison, pour cause de mendicité. La décision de la cour d’appel invoque la liberté d’expression de ces personnes.

«A priori, cette jurisprudence semble séduisante, car très protectrice des droits des personnes, commente sur son blog Roseline Letteron, professeur de droit public à l’Université Paris-Sorbonne. Elle implique cependant une définition restrictive de la notion de mendicité, réduite à l’expression d’une demande et non pas à sa finalité. Car la finalité de la mendicité n’est pas d’exprimer un besoin, c’est d’en obtenir la satisfaction avec de l’argent, de la nourriture, un gîte (…). La mendicité ne relève malheureusement pas de l’ordre du discours (…). Elle relève surtout d’une activité matérielle qui consiste à obtenir une prestation en argent ou en nature.» Une occupation non reconnue légalement, mais surtout peu acceptée socialement.

Réhumaniser la mendicité

Pieter Bruegel, Les mendiants, huile sur bois, 1568, Musée du Louvre, Paris.
Pieter Bruegel, Les mendiants, huile sur bois, 1568, Musée du Louvre, Paris.

Le christianisme et l’un de ses fondements, la charité, ont marqué les prémices de la prise en considération des mendiants par la pensée philosophique. Avant cela, la mendicité n’avait par exemple que peu retenu l’attention des philosophes grecs, qui se sont davantage intéressés au phénomène, plus général, de la pauvreté. C’est ce que nous révèle un article du philosophe Étienne Helmer 5. Deux exceptions, toutefois: Diogène et Platon. Alors que le premier voyait dans le mendiant «le signe d’une humanité retrouvée, débarrassée du costume dénaturant des coutumes et des mœurs» (la mendicité est perçue comme une condition pour la pratique de la philosophie cynique), le second voyait dans le mendiant «le signe d’un désastre politique collectif dont la dysharmonie de son âme et la faiblesse de son corps sont les vivants stigmates».

Et si ces deux philosophes portent un intérêt pour les mendiants, c’est bien parce qu’ils représentent, à leurs yeux, «une figure paradoxale de l’excès et de l’extrême. (…) Il est la preuve vivante que le monde marche à l’envers et qu’il faut en bâtir un autre. C’est aussi une figure de l’extrême au sens où il se situe sur la frontière fragile qui unit et sépare des catégories d’ordinaire opposées, et oblige à repenser leurs rapports: directement exposé à la nécessité, le mendiant erre entre la vie et la mort, entre l’homme et l’animal (…).»

Le mendiant, exclu parmi les exclus, interroge le fonctionnement de notre société, mais aussi notre conception de la «normalité». À partir des XVIIIe-XIXe siècles, la prise en charge de la pauvreté est sécularisée. Rééducation par le travail, hôpital, prison, le système oscille déjà entre deux pôles, l’un de nature répressive et l’autre assistanciel. «Parallèlement à la création de l’État-nation, on considère que c’est à l’État et non plus aux individus de s’occuper des pauvres, commente Jean-Pierre Tabin. Aujourd’hui, les mendiants nous posent problème dans notre représentation de la pauvreté. Car s’ils ne sont pas pris en charge par l’État, c’est que, quelque part, ils ont un problème.»

Les réglementations anti-mendicité ont pour effet de détruire le maigre lien social existant entre les mendiants et «le reste» de la société. Pour Jean-Pierre Tabin, l’enjeu, aujourd’hui, est de «réhumaniser» cette relation. «Les mendiants sont des personnes ni plus ni moins honnêtes que les autres. Ce sont des êtres humains mis en scène dans un extrême dénuement, avec des problèmes physiques… Il faut réintégrer dans l’humanité ces personnes rejetées par des discours qui les criminalisent.»

«Alors que le phénomène de la mendicité constitue une réalité sociale tangible dans les grandes villes, il n’existe pas de réel cadre de réflexion dans l’espace public pour penser les questions qu’il pose, déplore de son côté l’étude du CerPhi. (…) Dans ces conditions, la vision qu’a le public de la mendicité est structurée essentiellement par des a priori, des rumeurs et des émotions.» Si la longue histoire des interdictions de mendicité semble en effet démontrer l’inefficacité de ces politiques, une chose est sûre: tant le politique que le citoyen lambda sont en mal de repères pour appréhender ce phénomène aujourd’hui en expansion (crise et augmentation des inégalités sociales obligent…).

 

1. Les mendicités à Paris et leurs publics, rapport d’étude, Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie (CerPhi), Paris, 2011.

2. Mathieu F., L’errance psychique des sujets SDF. Le manteau cloacal, l’effondrement scénique et la séduction, Université Lumière Lyon 2, 2013.

3. Tabin J.-P., Knüsel R., Ansermet C., Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, Lausanne, Éditions d’en bas, 2014.

4. Auteur de l’ouvrage Avec les clochards de Paris, Les naufragés, Paris, collection «Terre humaine», Plon, 2001.

5. Helmer E., «Philosophies grecques du mendiant», Cahiers philosophiques n°134, 3e trimestre 2013.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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