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Regard critique · Justice sociale

Santé

Le grand méchant Covid et les trois maisons médicales

Trois maisons médicales, trois histoires comme autant de témoignages de l’état de santé des personnes précaires en temps de Covid-19. Reportage.

© Kathleen De Meeûs

«Le Covid-19 touche davantage les publics fragilisés.» De l’autre côté de l’écran d’ordinateur, Fanny Dubois, la secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales (FMM), lâche cette phrase comme une évidence. Il faut dire qu’elle peut se le permettre. En septembre 2020, le service études et recherches de la FMM a compilé des chiffres concernant 30.308 patients issus de 14 maisons médicales situées à Bruxelles et en Wallonie. À la lecture de ceux-ci, le constat est clair: le public des maisons médicales, souvent dans une situation précaire, souffre plus que d’autres de l’épidémie de Coronavirus. La semaine du 3 au 9 août 2020, alors que le nombre de cas hebdomadaires pour 100.000 habitants en Belgique se situait un peu en dessous de 40, il frôlait les 160 dans l’échantillon issu des 14 maisons médicales. Un mois plus tard, lors de la semaine du 7 au 13 septembre, la Belgique comptait autour de 50 cas par 100.000 habitants, alors que les maisons médicales étudiées dépassaient les 160 cas… «Nous avons un public plus précaire, qui vit souvent dans des quartiers populaires densément peuplés, dans des logements parfois insalubres, avec un moindre accès aux mécanismes de prévention», explique Fanny Dubois. Avant de lâcher: «Il est aussi plus impacté par les décisions gouvernementales.»

Il s’agit d’un deuxième effet de la crise sanitaire. Alors que la vague de contamination semble une nouvelle fois se calmer, la santé mentale ou la situation sociale d’une partie du public des maisons médicales en ont par contre pris un coup. Et ici, la situation ne serait pas vraiment à l’accalmie. «Aujourd’hui, ce sont les effets sociaux et psychologiques qui sont les plus dramatiques», se désole Fanny Dubois.

«Aujourd’hui, ce sont les effets sociaux et psychologiques qui sont les plus dramatiques.» Fanny Dubois, Fédération des maisons médicales

«Il est où le désinfectant?»

Ce sont trois maisons médicales dont l’histoire des derniers mois résume à elle seule l’état de santé des personnes précarisées en plein Covid-19. Il y a tout d’abord «Calendula», nichée dans une petite rue en pente de Ganshoren, à deux pas d’un stamcafé sur la vitrine duquel est collée une photo géante du rappeur néerlandophone «Zwangere Guy». Il y a ensuite «Espace santé», à Ottignies, d’où l’on peut presque apercevoir les murs d’un magnifique château situé en plein centre-ville. Et puis la maison de santé «Espace temps» de Gilly, à Charleroi, dont les locaux flambant neufs contrastent avec des alentours rappelant que l’on se situe ici en plein Pays noir. Toutes sont implantées dans des quartiers aux réalités différentes. Pourtant, alors que le premier confinement vient d’être décrété en mars 2020, elles sont travaillées sans distinction par un sentiment diffus: la peur. En l’absence de matériel adéquat et de connaissance de ce qu’on appelle alors le «nouveau coronavirus», les nerfs de certains membres du personnel sont mis à rude épreuve. «Dès le début, nous avons eu quatre membres du personnel qui ont contracté le Covid-19, se souvient Martine Verhelst, médecin généraliste à la maison médicale «Espace santé» d’Ottignies. Cela a eu un effet, certains d’entre nous craignaient pour leur santé. Ils avaient aussi et surtout peur de transmettre le virus aux patients.»

En pleine tempête, les trois maisons médicales décident de s’adapter. Elles réduisent leur travail en présentiel, privilégient les consultations par téléphone pour les cas non essentiels. Tout en n’oubliant pas non plus les plus fragiles: le personnel infirmier continue ses visites à domicile, on tente de garder le contact avec les personnes isolées, on pare, aussi, au plus pressé. À Gilly, la maison médicale commence ainsi à distribuer de la nourriture aux sans-domicile fixe qui la fréquentent. «Ils ne pouvaient plus faire la manche au centre commercial proche d’ici et on a remarqué qu’ils maigrissaient, explique Ondine Renotte, coordinatrice générale de la maison médicale. C’est aussi pour cela que nous n’avons jamais fermé complètement nos portes: tout un public très fragilisé, comme les SDF ou les personnes n’ayant pas de téléphone, devait pouvoir encore s’adresser à nous.»

«Certains patients sont tellement stressés qu’ils n’osent pas toucher à la clinche pour ouvrir la porte et restent devant mon bureau.» Stefania Marsella, assistante sociale à Ganshoren

Pourtant, malgré toute cette bonne volonté, les patients ne se bousculent pas vraiment au portillon. C’est qu’ici aussi, la peur a gagné du terrain. À Ganshoren, Stefania Marsella, assistante sociale, témoigne d’une angoisse importante de la part d’une partie du public. «Certains retiraient leurs vêtements en rentrant chez eux», situe-t-elle. Rien d’étonnant, dès lors, que les patients se fassent souvent rares durant les premières semaines du premier confinement. D’autant plus qu’à l’époque, la consigne faite aux personnes présentant des symptômes du Covid-19 est de ne pas se présenter chez leur médecin. «Le problème, c’est que le Covid-19 peut provoquer des symptômes très variés. Du coup, il ne restait plus grand monde d’admissible, d’autant plus qu’il n’y avait pas de testing, continue Stefania Marsella. Les patients ont donc moins consulté, mais les problèmes sont restés.»

Parfois, les conséquences ont été dramatiques. À Gilly, un patient de la maison médicale est décédé d’une cirrhose faute d’avoir pris contact avec la maison médicale, un événement qui a eu une forte incidence sur le personnel. «Après cet épisode, on a voulu téléphoner à tous nos patients pour voir comment ils allaient, souffle Geoffroy Laurent, médecin généraliste. Mais on en a 3.500, c’est un travail de mutant, impossible.» Heureusement pas toujours aussi dramatique, le report de soins est néanmoins une réalité avec laquelle les maisons médicales ont dû composer et composent encore. Gaëlle Rodts, assistante en médecine générale à Ganshoren, note qu’avec le déconfinement après la première vague, ses patients ont commencé à arriver en consultation «avec des trucs assez graves. J’ai vu des thromboses, des inflammations des tissus. Des choses qu’on ne voit pas souvent en médecine générale».

Pour tenter de remédier à cette situation, les maisons médicales ont redoublé d’efforts pour faire revenir leurs patients in situ. À Ottignies, Christine Sbolgi, coordinatrice promotion à la santé, a multiplié les outils comme des messages sur Facebook, des courriers papier, une newsletter. «Dans l’une d’elles, j’avais mis un message qui disait ‘Venez, venez, venez’», sourit la jeune femme. À Ganshoren, Nadège, une infirmière, a quant à elle insisté sur le protocole sanitaire pour rassurer les patients. «Je mets une blouse, un peu pour le show, ça rassure. On a aussi élargi les plages de consultation de 20 à 40 minutes, pour pouvoir tout désinfecter. Avec ces désinfectants, on est entré dans un autre monde. Avant, ça aurait angoissé les patients. Maintenant, ils demandent ‘Il est où le désinfectant’?» Un désinfectant que Stefania Marsella a même dû commencer à appliquer sur la poignée de sa porte… «Certains patients sont tellement stressés qu’ils n’osent pas toucher à la clinche pour ouvrir la porte et restent devant mon bureau», rapporte-t-elle, un brin incrédule.

Si ce stress est souvent lié à la peur de tomber malade, il est aussi parfois en lien avec le regard des autres, jusqu’à avoir des conséquences graves. Martine Verhelst raconte à ce propos l’histoire de ce monsieur qui se présenta un jour en consultation non-Covid. Face à son état, elle décide pourtant d’effectuer un test, qui se révèle positif. «J’ai fini par me rendre chez lui, en logement social, et j’y ai découvert que sa femme et sa belle-mère étaient malades. J’ai fait un test, et elles étaient positives. Sa fille avait perdu l’odorat, son fils présentait aussi des symptômes suspects et n’est jamais venu consulter. Le père a même fini par être hospitalisé», témoigne le médecin. L’histoire ne s’arrête pas là. Un peu plus tard, une femme du même quartier – asthmatique – se présente aussi en consultation non-Covid. «Elle était sans voix. Je fais le test: positif. Je vais chez elle: son père ne pouvait plus respirer. Sa mère aussi était malade. Et une troisième famille du même quartier s’est aussi retrouvée dans la même situation. Nous avons fini par nous rendre compte qu’ils s’étaient tous rendus au même mariage. La honte, le déni, leur avait fait mettre la tête dans le sable, malgré les symptômes. Et leur situation, dans des logements sociaux exigus, n’a pas arrangé les choses», raconte Martine Verhelst. Qui conclut. «J’avais envie de leur dire: cessez de mentir. Vous transgressez les règles, on ne vous y encourage bien sûr pas, mais tout le monde le fait. Si vous avez des symptômes, venez faire le frottis. On n’est pas la police!»

«On a réduit la santé d’une personne au fait qu’elle n’attrape pas le Covid, on a protégé les gens du virus, mais avec quelles conséquences?» Virginie Lenoir, infirmière à Ottignies

Des stages en guise de prescription médicale

Au deuxième étage de la maison médicale «Espace santé» d’Ottignies, Virginie Lenoir, infirmière, attend Christine Sbolgi dans de jolis combles que cette dernière utilise comme bureaux. Depuis le deuxième confinement, elle ne les a d’ailleurs plus vraiment délaissés. Comme au sein des maisons médicales de Ganshoren et Gilly, celle d’Ottignies a opté pour un fonctionnement quasi normal pour cette deuxième vague. «Quand on est revenus chez les gens après le premier confinement, on s’est rendu compte que ça avait tenu deux mois, mais que les patients se sentaient seuls, explique Virginie Lenoir. Ils avaient d’ailleurs peur que l’on ne vienne plus faire nos visites si un deuxième confinement devait être décrété. Certains me disaient ‘Je suis presque en dépression’.»

Depuis quelques mois, c’est effectivement à d’autres problèmes de santé que les maisons médicales disent être confrontées: ici, c’est la santé mentale ou la situation sociale des patients, mises à mal par les confinements, qui inquiètent les travailleurs. «On a réduit la santé d’une personne au fait qu’elle n’attrape pas le Covid, on a protégé les gens du virus, mais avec quelles conséquences?, s’interroge Virginie Lenoir. Il y a une vraie difficulté à revenir à une vie qui mette en avant la santé mentale.»

Toutes les maisons médicales ont leur petite histoire à raconter à ce sujet. Stefania Marsella évoque de jeunes enfants à l’état «détérioré», végétatif ou hyper-excité, qu’il a fallu inscrire à des stages dès que c’était possible. Un acte «presque de l’ordre d’une prescription médicale»… Nadège pointe ces patients qui ont commencé à prendre des somnifères. Ondine Renotte souligne la multiplication des violences à la maison. Virginie Lenoir insiste sur le cas de ces personnes âgées chez qui il a fallu initier des visites «pour qu’elles aient un contact avec le monde extérieur». La liste est longue. «Plus ça dure, pire c’est pour les isolés», souffle Nadège.

Comme la société, les maisons médicales sont d’ailleurs traversées par un débat épineux: comment trouver un équilibre entre santé «physique» et santé mentale, «sociale»? Un débat parfois tendu. «Au sein des maisons médicales, il y a eu des divisions entre les médecins, quelques-uns étant parfois les tenants d’une certaine radicalité, qui insistaient sur le confinement et les membres du personnel travaillant sur le social ou la santé mentale qui disaient ‘Vous êtes inconscients, les conséquences psychologiques et sociales vont être pires que les problèmes de santé’», admet Fanny Dubois.

Des conséquences sociales qui seraient également aggravées par une remise en marche des services sociaux, comme les CPAS, parfois compliquée… «Il y a un retard monstrueux dans le traitement des dossiers sociaux, c’est un désastre», grince Stefania Marsella. Valérie Speidel, intervenante psychosociale à Ottignies, fait état quant à elle état de personnes précarisées sont retrouvant aujourd’hui «face à des institutions qui se sont repliées sur elles-mêmes».

«C’est maintenant qu’on va devoir faire de la publicité pour le vaccin.» Geoffroy Laurent, médecin généraliste à Gilly

La guerre

Reste maintenant à penser à l’avenir, un avenir qui passera entre autres par le vaccin. À ce sujet, la diffusion récente du documentaire complotiste Hold-up semble avoir fait des dégâts. Et ce jusqu’au sein même de l’équipe de la maison de santé «Espace temps» de Gilly, où quelques travailleurs se seraient montrés sensibles à son contenu… «Les gens ont besoin d’entendre parler de liberté et ce documentaire fait écho à ce besoin, regrette Ondine Renotte. Il va falloir leur faire comprendre qu’il existe des degrés de lecture de l’information. J’ai vraiment peur que les gens finissent par ne plus croire à rien, par tout remettre en cause.»

Pour Geoffroy Laurent, il s’agit de l’un des enjeux majeurs pour 2021. «Il y a des gens qui pensent que le gouvernement veut nous tuer, se désole-t-il. Face à ça, il va falloir expliquer les choses, remettre des mots sur ce qu’est l’État, un contrat social. C’est maintenant qu’on va devoir faire de la publicité pour le vaccin, qui est une porte de sortie. Je n’ai pas envie de vivre avec ce Covid tout le temps! Ici, j’ai plutôt envie de vacciner tout le monde. La guerre, elle est là.»

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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