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Regard critique · Justice sociale

Social Bistrot

Le bistrot est mort, vive le Social Bistrot !

Lieu d’émulsion sociale par excellence, l’objet de cette chronique s’est lui-même pris un sérieux coup dans l’aile ces derniers temps… De confinement en déconfinement, de fermeture à horaire variable en couvre-feu, cette gueule de bois infernale se transforme en indisponibilité pure et simple jusqu’à nouvel ordre. Laissant sur le carreau les humains qui les tiennent, ces endroits, mais aussi et surtout les humains qui les fréquentent. Rendons au bistrot ce qui appartient au bistrot avec une dernière déclaration… avant de passer à autre chose, pour une parenthèse encore imprévisible.

© Flickrcc Amro

C’est une saga sans fin, au même titre que la nébuleuse crise sanitaire qui la motive, cette saga. Dans la ville qui retient sa toux et ses éternuements, son souffle assurément, le cours de la vie, celle qui grouille et qui fourmille, est suspendu: «Circulez, braves gens, il n’y a (plus) rien à voir.»

Le bistrot n’est plus, est-ce si anodin? Sa disparition du paysage est d’autant plus frappante pour le passant la nuit tombée. C’est insécurisant, déboussolant. Comme des petits phares qui ne brillent plus dans le noir. La solitude tue, elle aussi, insidieusement.

Ne serait-ce pas le moment de rendre ses lettres de noblesse au café, à son rôle social, et de réfléchir plus en profondeur à cet espace immémorial qui fait partie intégrante de notre culture et reflète la ville dans ses mutations profondes?

Laissons donc la parole aux adeptes et autres patronnes passionnées, laissons leurs mots s’entremêler sans distinction, car le tricot humain, somme toute, est la finalité même des bistrots de bien.

«Le jeu de la rencontre et du hasard»

Facettes communes entre les définitions toutes subjectives du bistrot? Du lien, un remède incontournable à la solitude (mélancolie?) et ce rapport à l’imprévu, à l’accident, à la surprise, qui détonne en ces temps où tout acte du quotidien doit être méthodiquement planifié. C’est peut-être ça aussi, l’essence du bistrot, une part d’insouciance enfantine que se paient les adultes…

«Le bistrot, pour moi, c’est du lien, du liant, c’est une humanité qui se rencontre en dehors des sentiers du travail ou de la famille. C’est une alternative à la famille si on n’en a pas, c’est une respiration de la famille si on en a une, c’est la possibilité, de plus en plus rare, de rencontrer des inconnus, de s’enivrer et de peut-être rencontrer un endroit où des confidences qui ne trouvent pas place ailleurs peuvent advenir, c’est la place publique, l’occasion d’échanger des avis avec des gens qui ne font pas partie du même cercle que vous, c’est une pensée qui se partage, une actualité qui se partage, des flirts inattendus, quelques gouttes de tendresse ou de consolation, un mélange de générations, l’odeur d’un quartier qui se réunit derrière un comptoir. Avec un peu de chance et un patron, une patronne sensible à la culture, c’est un endroit où on peut rencontrer une chanson, un poème. Un bistrot, c’est la vie, hirsute, c’est des petits matins et des fins de nuit, c’est la vie qui s’ébroue autour d’un café ou s’oublie autour d’un brandy. C’est des naufrages et des sauvetages, des solidarités, des oreilles, des yeux, des langues et des éclairs d’infini, parfois. Un bistrot, c’est du réconfort en tout cas, ça, c’est sûr.»

«Un bistrot, c’est un lieu de brassage de gens d’horizons différents qui ont l’occasion de se rencontrer autour d’un verre. C’est sa vocation. Dans le type de troquet que je gère, la dimension sociale est essentielle puisqu’il s’agit de gens seuls. L’enjeu, c’est la surprise. Les plus belles rencontres se font dans la surprise, les plus beaux souvenirs partagés aussi.»

«Un bistrot est un lieu où tout peut se passer… J’ai 23 ans et je suis étudiante. Je fréquente les cafés et les bistrots depuis le secondaire, j’y viens pour réviser, travailler et écrire en journée. Le soir, je viens pour retrouver des amis, on y fait des rencontres, on boit, on joue aux cartes, et on rit. On y voit des choses dingues, des bagarres, des gens trop bourrés faisant des monologues. Les SDF qui font la manche nous renvoient à notre statut de privilégiés, nous permettant de les fréquenter […] Les bistrots sont des lieux où il y a toutes sortes d’interactions sociales, et le hasard y est maître.»

«C’est un lieu où l’on peut aller seul, sans avoir besoin de prévoir une sortie quand on se sent seul. On cherche la vie, on cherche le contact facile avec des gens qu’on n’a pas prévu de voir, on joue avec le hasard. En tant que gérante de bar, j’ai tellement l’habitude d’aller sur mon lieu de travail pour voir si tout va bien, papoter avec l’un ou l’autre habitué. Il m’arrivait rarement de prévoir quelque chose en dehors de ça […] C’est un peu comme une extension de ton salon, tu n’as pas besoin d’organiser, de prévoir…»

«Comment ça va?»

Au-delà des conséquences économiques que la fermeture des bars implique, ce qui nous chipote, c’est l’impact sur la santé mentale, le bien-être psychique des gens. Cet impact est sans doute moins quantifiable en termes de statistiques, mais il fait peser une menace certaine et diffuse sur le corps social.

«L’impact sur ma vie? Ne plus voir certaines personnes que je ne croisais que là. La fermeture des bistrots empêche l’imprévu d’advenir, l’impromptu de prendre place. C’est triste. Vraiment triste.»

«Les conséquences des fermetures me privent d’une liberté qui m’est acquise depuis longtemps. Elles me privent de continuer une vie citadine, de faire des rencontres, de retrouver et de connaître mieux les gens qui fréquentent ma classe. Les fermetures m’isolent encore plus dans mon désir de sociabiliser et de mener une vie qu’une jeune femme devrait vivre.»

Comme un écho à la voix de cette jeune femme, celle d’une mère:

«Je suis terriblement triste pour les ados et les jeunes. Ma fille souffre vraiment de se retrouver confinée, sans fêtes. Mon fils, il a l’âge de toutes les explorations, mais il est coincé avec sa mère. Moi ça va, j’ai profité et le confinement s’arrêtera un jour. Mais pour eux, quel temps perdu à la joie des découvertes et des autres!»

«C’est une catastrophe. Énormément de gens qui fréquentent mon bistrot sont des gens qui n’ont pas de cercle social. Pas de famille. Leur cercle social, c’est le bistrot. Si les bistrots devaient disparaître en dehors de la crise, ce serait terrible. Les gens seraient encore plus seuls. Et plus frustrés, car ils n’auraient plus de sas de décompression entre le boulot et la maison.»

«Je sens que les gens, ces clients seuls, sont là dans l’attente évidente de la réouverture d’autant plus qu’ils se souviennent de la manière dont ils en ont souffert durant le premier confinement. C’est la vilaine saison, qui invite au repli, l’isolement s’aggrave. Moralement, ils n’y survivront pas. Quand tu as une famille, ça va, mais pour les gens seuls c’est terrible.»

Et comment prendre son mal en patience, s’il vous plaît?

Point de solution mais une ritournelle:

«Je ne dépasse pas cette situation. Je suis triste.»

«J’essaie de trouver une alternative. Il y a des sites de rencontres, mais on n’y trouve jamais son compte. Les discussions virtuelles n’égalent pas les vraies rencontres ou les vraies conversations qu’on peut vivre dans un bistrot. Cela reste factice et laisse une frustration dans le fond, car on ne sait pas qui est la personne de l’autre côté. Le réel il n’y a que ça de vrai, le virtuel est là pour combler mon manque de contact avec des inconnus en attendant la réouverture des bars, et j’ai hâte que cela recommence. Pour dépasser la fermeture des bars, je vais aussi dans des parcs, mais seule, je vais chez le psy pour parler de mon manque d’interaction sociale. Je fais des apéros à distance avec mes amis ou je vais chez des amis. C’est différent des bistrots, car le hasard n’a plus lieu d’être.»

«Je ne crois pas qu’on puisse réinventer le bistrot. Si les bistrots sont interdits pendant longtemps, il y aura des bars clandestins. Il y aura de nouveaux bars qui vont renaître sur les cendres des anciens. Depuis des années, on nous impose des conditions qui ne sont pas viables. On ne réfléchit pas en profondeur. Un patron de bar qui voudrait travailler en toute transparence, ça demande de l’énergie, c’est super stressant. De toute façon, le gouvernement fait toujours en sorte qu’il y ait une possibilité de renaissance des commerces. Peu importe s’il y en a qui crèvent. Ils ont prolongé la mesure d’aide pour les nouvelles sociétés: pour la première personne que tu engages, tu as droit à une exonération de charges à vie. C’est une mesure qui n’aide que les nouvelles sociétés. C’est inégal. C’est de la concurrence déloyale. Dans une rue, tu as un bar qui existe depuis avant 2016, qui n’a pas droit à cette aide, qui peut mettre moins de côté en cas de crise. De l’autre côté, un nouveau bar a droit à cette aide, peut dégager du budget pour investir dans les infrastructures… Côté écologie, on offre des primes aux nouveaux venus pour faire du zéro déchet, mais qu’est-ce qu’ils proposent pour ceux qui existent déjà? On privilégie le jeune entrepreneuriat par rapport à d’autres affaires qui ont gardé le cap depuis des années pour pérenniser leur lieu.»

Élargissement soudain du champ de réflexion, autrement plus vaste, à l’avenir du bistrot et aux choix politiques, aux évolutions de toutes sortes, qui en déterminent et en scelleront le sort.

Marie-Eve Merckx

Marie-Eve Merckx

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