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Regard critique · Justice sociale

« On m'appelle Monsieur Naïma »

Le métier de chef d’armement est difficile, plutôt réservé aux hommes. Le chef d’armement est la personne qui prépare un bateau – équipage y compris– pour la sortie en mer. A Agadir, une femme tient ce poste. Elle s’appelle Naïma et doit faire face aux critiques engendrées par son statut de femme.

21-10-2011 Alter Échos n° 325

Le métier de chef d’armement est difficile, plutôt réservé aux hommes. Le chef d’armement est la personne qui prépare un bateau – équipage y compris– pour la sortie en mer. A Agadir, une femme tient ce poste. Elle s’appelle Naïma et doit faire face aux critiques engendrées par son statut de femme.

Dès mon arrivée à Agadir, je cherche à joindre Naïma. Je ne la connais pas et je me pose plein de questions sur la personne que je vais rencontrer.Est-ce un « garçon manqué » ? Vit-elle pleinement sa féminité ? Une femme timide ? Affirmée ? Je ne sais pas. Le seul indice que j’ai, c’est savoix : rauque, d’un timbre qu’on ne sait classer. Ni masculin, ni féminin.

Je la retrouve devant un magasin : la maison de la ménagère. Je vois une femme aux cheveux courts sortir d’une petite Fiat Uno. C’est elle qui vient vers moi et me prend dansses bras. Elle m’amène au port en m’expliquant sa vie.

Repères

Agadir, ville du Sud-ouest marocain située sur la côte Atlantique. Elle compte trois ports : le port de plaisance, le port de pêche et le port de commerce… Leséchanges gérés par le port de commerce sont principalement constitués d’hydrocarbures, fruits et primeurs, minerais et conserves de poisson.
Le port de commerce se trouve tout au bout de la marina, une digue où il fait bon se promener. Il est très grand et fourmille de monde, à un tel point qu’il y a desembouteillages pour entrer ou sortir aux heures de pointe. Une société comme le Groupe Atlanta MCFC compte à elle toute seule trente-six bateaux et mille marins.

Naïma a 52 ans. Elle est née à Fez et a grandi dans un petit bois près d’Agadir. Son père était garde forestier et sa mère tenait le ménage.Elle est la dernière d’une lignée de quatre garçons, avec une sœur aînée. A la mort de son père en 1991, elle décide de rester avec samère pour lui tenir compagnie, les autres s’étant tous mariés. Aujourd’hui, elle n’est toujours pas mariée et n’en aurait de toute façon pas le temps : sonmétier de chef d’armement l’occupe jour et nuit. C’est une musulmane libérée, une personne de caractère, qui sait ce qu’elle veut et qui l’obtient.

Naïma a d’abord travaillé dans le tourisme, comme secrétaire de direction. En 1991, la Guerre du Golfe éclate et le tourisme ne fonctionne plus. Elle change de travail etarrive au port à un poste administratif. Après une bonne quinzaine d’années, son collègue meurt d’un cancer des poumons et elle se retrouve à sa place, le temps,lui dit-on, de trouver un homme pour excercer ce métier. « Au début, je n’étais pas acceptée par les collègues chefs d’armement. On me disait que cen’était pas un travail de femme. Il y avait des jalousies et chacun gardait son savoir pour lui ! J’ai tout appris en autodidacte. C’est grâce à mes marins que j’airéussi ! On s’est complété, ils m’aidaient quand j’oubliais des choses. Tout le monde s’est demandé si j’allais y arriver et je leur ai tous cloué le bec quandj’ai eu ma promotion », explique Naïma Baddyr, chef d’armement pour le Groupe Atlanta MCFC au port d’Agadir.

Un métier obnubilant

Ce travail est à cheval entre la partie productive de l’entreprise et la partie administrative, avec deux mentalités tout à fait différentes. Et c’est là toutela difficulté du métier. Il faut jongler entre une administration qui veut réduire les coûts et la productivité de l’entreprise.

Le chef d’armement doit faire en sorte que tout soit prêt le jour du départ. Il y a des repos biologiques pendant lesquels il est interdit de pêcher. Ces repos visent àprotéger les espèces et à éviter que la mer soit vidée de ses ressources. Un bateau du ministère effectue des tours en mer pour voir s’il y a une bonneproduction de poulpes. Quand c’est le cas, les bateaux obtiennent l’autorisation de pêcher, mais avec un quota à respecter. Ces arrêts peuvent être longs, de deux àsix mois, et la plupart des pêcheurs retournent en famille. Il ne reste plus que la moitié de l’équipage au port. Pour le départ, il faut qu’il soit au complet,prévoir le pain, la viande, les légumes, le gasoil, etc. Il faut que le moteur ait été révisé, que les marins soient qualifiés. Ils partent pour desmarées de 45 à 75 jours, cela ne peut se régler à la dernière minute ! Et comme l’administration veut minimiser les dépenses, il faut un minimum demarins au port. L’essentiel du stress que subit le chef d’armement est d’essayer de concilier ces deux impératifs.

Naïma se rend compte qu’elle occupe une position exceptionnelle : « C’est un travail d’homme que je fais, c’est vrai. Ce n’est pas facile, il ne faut pas oublier les gens, lespromesses. Il ne faut jamais mentir, il faut être à l’écoute de chacun, gérer les petits problèmes de tout le monde. Il faut s’oublier, oublier ses habitudes. Il n’ya plus d’heure pour manger ou pour dormir, on le fait quand on peut. Je ne pense pas qu’une autre femme pourrait faire mon métier. »

[/t]La seule femme à un tel poste[/t]

Naïma est l’unique femme au Maroc à occuper ce poste. C’est un métier qui demande d’être présent tout le temps. Son téléphone est toujoursallumé car elle gère une activité qui se passe en mer 24 heures sur 24, avec des shifts d’équipe. A tout moment, il peut y avoir un problème : un navire peutrencontrer un ennui mécanique, un problème avec la marine royale ou autre chose. Peu importe l’heure, il faut qu’une décision soit prise sur-le-champ. Cette disponibilitécontinue ne convient pas à tout le monde et Naima sacrifie une partie de sa vie à son travail.

C’est justement grâce à sa condition de femme que Naïma a réussi à améliorer son travail : elle pense à des choses qui ne viendraient pasà l’esprit des hommes.
« Je mets un point d’honneur à ce que mon personnel mange ! Je ne parle pas de quantité, mais de la manière de gérer la nourriture. Parfois, les alimentsarrivent à des heures pas possibles et restent longtemps sur le quai, sous le soleil. Je m’arrange pour que ça n’arrive pas ! J’assure le suivi des cuisiniers, je leur apprendsà exploiter la nourriture sur une longue durée », explique-t-elle.

Et elle continue : « L’organisation de la nourriture à prendre sur le bateau, c’est toute une histoire ! Il faut des vivres pour deux mois. Pour nous, les Marocains, lepain est indispensable. Il peut ne pas y avoir de viande à bord, mais le pain ! Si le marin n’en a pas, il râle. Le bateau sort avec 12 000 petits pains de 80 grammes pour unemarée de 45 jours. Il n’y a aucune boulangerie qui va cuire une telle quantité en une journée. Il faut s’y prendre un mois à l’avance et le congeler. Alors, pour que lesmarins ne r&acirc
;lent pas une fois en mer, je les fais travailler dans les boulangeries. Ils comptent les pains, pour être sûrs d’en avoir assez. »

Naïma fait sa loi au port. Si quelqu’un se plaint de quelque chose, elle vient avec sa caméra pour prendre des preuves et mettre la pression sur les responsables. « Un jour,mes marins m’ont dit qu’ils avaient faim. Ce n’était pas normal car ils avaient assez de vivres. Je suis allée discrètement avec ma caméra sur le bateau et j’aifilmé. Je me suis rendue compte que le cuisinier volait la nourriture. Avec mes images, j’ai pu arrêter cela », dit-elle.
Sa proximité avec les marins et avec leurs familles est un autre exemple d’amélioration apportée par son travail. Les épouses l’appellent régulièrement pouravoir des nouvelles, se faire remonter le moral, demander l’intervention de la mutuelle, etc. Ces situations peuvent paraître banales, mais beaucoup d’épouses ne feraient pas cettedémarche si le chef d’armement était un homme.

Une femme, deux personnalités

« Sur le terrain, je suis un homme et à la maison, je suis une femme. » Voilà comment Naïma se décrit. L’ayant un peu suivie, je dirais plutôtque sur le terrain, c’est une mère. Une mère stricte qui n’hésite pas à congédier quelqu’un pour une journée entière car il part quinze minutes plustôt. Mais aussi une mère aimante qui essuie le front de son marin transpirant ; qui épluche l’orange d’un autre qui a les mains sales ; qui s’arrête en voiture devant lesbateaux pour envoyer des baisers à ses hommes… Une mère aimante, attentionnée mais exigeante. D’ailleurs, quand elle parle des marins, elle parle de ses garçons. Elledécrit une grande famille où elle ne dirige personne, mais où elle a instauré le respect. Le respect des autres mais aussi de la hiérarchie, qu’elle soit masculineou féminine.

Regard extérieur

« Je pense que le jour où elle a pris la responsabilité du poste, elle a paniqué. Il n’y avait personne pour l’aider. Elle a appris tout ce qu’il fallait grâceà son courage, sa volonté et son intelligence. Elle a les capacités d’évoluer, de travailler, d’être présente. C’est important. Je pense aussi que ses patronsne lui ont pas fait confiance. C’est un travail qui est difficile psychologiquement. Car même si c’est ton fils, ton mari ou ton frère qui travaille mal, tu dois le renvoyer ! Iln’y a pas de pitié. C’est un travail de chaîne et quand quelqu’un fait une erreur, ça se répercute sur les autres. Naïma a même réussi àdévelopper et améliorer son travail, je la félicite ! », explique affectueusement Elyazidi Abderrahmane, le secrétaire général du syndicatnational des officiers et marins de la pêche hauturière.

Un métier qui en cache d’autres

Naïma est chef d’armement mais on pourrait aussi dire d’elle qu’elle est psychologue ou assistante sociale. Elle s’investit à 100 % dans son travail. « Comme je n’aipas de mari, pas d’enfants, je me consacre à mes marins. Ça permet de m’oublier, d’oublier mes soucis. Mes marins me racontent leur vie. Il faut être à l’écoute pourfaire ce métier sinon ça ne marche pas. Je leur remonte le moral, je fais attention à eux. J’aime mon métier, mais j’aime encore plus mes marins ».

Contrairement aux pratiques des autres compagnies, elle s’arrange toujours pour travailler avec la même équipe. Elle gère 500 hommes, ce qui fait 18 bateaux, et elleconnaît personnellement tous ses marins. Parfois elle recrute des hommes en remplacement. Et là, c’est tout un test qu’elle leur fait passer. « Quand je recrute, je fais unbizutage au nouveau. Je le teste, je lui rentre dedans. Je veux voir s’il tiendra le coup. Il doit être fort psychologiquement. Il part pour deux mois en mer, il doit être solide.Après je rigole, je deviens sa copine, sa mère, sa sœur… »

Gérer le chômage technique

Naïma s’occupe du chômage technique des marins pendant les repos biologiques. Certains rentrent chez eux, mais pour les autres il y a toujours du travail : nettoyer le bateau,entretenir les moteurs, etc. Ils dorment sur le bateau et sont nourris par l’entreprise. Elle ne sous-traite jamais.
Le second capitaine travaille avec elle dans les bureaux en période d’arrêt, ce qui lui permet de voir le travail mis en oeuvre pour eux. C’est transparent : elle ne leur cache rienet ils ne lui cachent rien.
« Il faut que le marin sache tout : comment il est payé, comment il est recruté, comment fonctionne sa sécurité sociale, sa mutuelle, etc. Pour mespatrons, le salaire du marin-pêcheur est prioritaire, même avant le gasoil. D’abord lui, après les autres. C’est lui qui travaille, c’est lui qui est en haute mer, ce n’est pasnous ! Ils ont une famille derrière eux, une femme, des enfants, l’école, le loyer… beaucoup de choses. Le marin-pêcheur doit être tranquille. S’il est tranquille,nous aussi », poursuit Naïma.

Naïma en a bavé dans son métier. Ses collègues à terre ne lui ont pas fait de cadeau. Mais pour elle, ils sont simplement jaloux qu’une femme fasse mieux sonmétier qu’un homme. Elle ne marche pas dans leur jeu, elle a ses vengeances personnelles : « Moi, je m’éclate dans ce service ! Ils m’en ont tellement fait baverces salauds d’hommes… Mais je m’amuse ! Pendant les arrêts biologiques, je travaille en douce et je fais sortir mes bateaux la première ! En 2009, j’ai travaillé avecma secrétaire toute la semaine, jour et nuit, avant le départ des bateaux. Je ne voulais pas qu’il manque un seul marin. On les a appelé un par un pour savoir s’ilsétaient prêts et s’ils pouvaient monter en douce sur le bateau. Le jour J, la sortie était à midi et demi. J’ai eu le feu vert bien avant tout le monde. À midi, jesuis allée boire mon café, j’étais tranquille ! » Naïma rigole, fière d’avoir fini par devancer ses collègues. Et elle continuera.

Photo : Vinciane Malcotte

Vinciane Malcotte

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