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Regard critique · Justice sociale

Carte blanche

Des couleurs dans la grisaille

Agathe Osinski est animatrice dans une bibliothèque de rue à Schaerbeek. Dans sa carte blanche, que nous publions aujourd’hui, elle décrit la force de ces rencontres, autour du livre, avec les populations précarisées. C’est aussi l’histoire des « bibliothèque de rue » qui est évoquée, dont les racines remontent au mois de mai 1968 et à l’action militante d’un prêtre français.

Agathe Osinski 04-03-2019

Agathe Osinski est animatrice dans une bibliothèque de rue à Schaerbeek. Dans sa carte blanche, que nous publions aujourd’hui, elle décrit la force de ces rencontres, autour du livre, avec les populations précarisées. C’est aussi l’histoire des « bibliothèque de rue » qui est évoquée, dont les racines remontent au mois de mai 1968 et à l’action militante d’un prêtre français.

Yasmina étend ses bras et semble nager dans un océan de livres colorés : la bâche bleue et les pages illustrées contrastent avec les tons gris qui nous entourent. Il y a la grisaille du ciel bruxellois et ses nuages menaçants, que l’on observe avec méfiance chaque samedi matin avant notre rencontre avec les enfants. Il y a le béton terne des deux tours qui surplombent la place où nous sommes installés. Et parfois, il y a les visages cendrés de certains habitants, visiblement fatigués par les coups durs que leur porte la vie.

Les autres enfants s’apprêtent à repartir chez eux, mais Yasmina reste sur son îlot. Enfin, elle aussi se relève, lace ses chaussures et nous aide à rassembler les livres éparpillés. Pour égayer ce moment de clôture, nous tentons un dernier jeu. Rassemblons tous les livres qui parlent d’un loup ou d’un monstre. Une grande partie des livres disparaît dans un sac.  Et maintenant, tous ceux avec une histoire qui se passe à la mer ou dans une forêt ! Puis : Rangeons toutes les histoires qui parlent d’un voyage !

En quelques minutes, les livres sont rangés. Secrètement, j’ai espoir que certaines histoires et images resteront dans l’esprit des enfants durant les jours à venir. Yasmina nous lance « À la semaine prochaine ! », puis on la voit disparaître dans la ruelle en face des deux tours.

Mai 1968

Le printemps dernier a marqué le cinquantième anniversaire de l’implantation des premières bibliothèques de rues dans les banlieues pauvres de Paris. En mai 1968, le père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, lança un défi aux étudiants parisiens impliqués dans les mouvements de contestation. Voulant associer son « peuple » aux  « événements de mai », il les invita à franchir le seuil des bidonvilles, lieu que ces étudiants universitaires n’avaient pas l’habitude de côtoyer, afin de venir y partager leurs savoirs avec les plus pauvres. Plus tard, le père Wresinski expliqua : « Je me disais, ‘’ils sont en train de perdre leur temps à faire des discussions, alors que dans les quartiers pauvres, il y a des millions d’enfants qui ne savent même pas lire et écrire’’. C’est là que j’ai inventé le ‘’savoir dans la rue’’ en disant : « Il faut que des étudiants viennent prendre ce qu’ils savent, ce qu’ils ont appris, qu’ils le partagent avec ceux qui, malheureusement, n’auront jamais la possibilité d’aller à l’université’’. Alors je suis allée dans les bistrots, j’ai discuté avec eux, et puis j’ai réussi à en gagner quelques-uns, qui sont venus nous rejoindre. »

Cette année-là, des jeunes arrivèrent dans les quartiers. Des étudiants en médecine commencèrent à organiser des journées sur la santé, tandis que des jeunes historiens partagèrent leur savoir avec les enfants.  Les bibliothèques de rue étaient nées.

Depuis, le modèle s’est répandu à travers le monde, de Manille (Philippines) à Mexico, en passant par Mamoudzou (Mayotte) et Bruxelles. Le principe est simple : chaque semaine, des adultes arrivent dans les quartiers les plus défavorisés, chargés de livres. Ils s’installent sur une bâche ou un tapis avec les enfants, et pendant une heure ou deux, ils lisent. La logique des bibliothèques traditionnelles se voit renversée pour atteindre celles et ceux qui n’oseraient peut-être jamais franchir les murs d’une bibliothèque communale. Ici, les livres – beaux, colorés, souvent neufs – atterrissent dans leurs quartiers et n’attendent qu’à être ouverts.

Bien que l’histoire des bibliothèques de rues ait commencé voilà déjà un demi-siècle, la philosophie qui les sous-tend semble plus pertinente que jamais. Pas de salles ni de structures fixes, les bibliothèques de rue sont des lieux éphémères que des bénévoles mettent en place afin de (re)découvrir, avec les enfants et leurs parents, le plaisir de lire. Il ne s’agit pas d’école de devoirs ni de cours d’alphabétisation improvisés, mais de lieux pour partager des histoires et l’art dans des quartiers où les livres ne courent pas les rues.

Occupation temporaire et régularité

Cette occupation de l’espace publique est temporaire, mais ces moments se répètent avec régularité. À la même heure, le même jour de la semaine, dans le même lieu. C’est cette présence récurrente qui permet de connaître les enfants et parfois leurs parents, de nouer des liens, de créer un espace de confiance où l’on peut oser prendre en main un livre, murmurer le titre de l’histoire, et peut-être, timidement, tourner une page. Puis une autre.

Les bibliothèques demandent une régularité, mais aussi de la patience et de la persévérance, tant de la part des enfants que des animateurs. Dans un monde frénétique, où l’on ne reste jamais en place très longtemps, les bibliothèques de rue invitent à ralentir le rythme. On sent parfois que les enfants n’ont pas l’habitude de rester dans un même lieu pendant deux heures, autour d’une même activité. Mais sans murs ni portes à franchir, la bibliothèque de rue leur permet de venir et de partir quand ils le veulent : pas besoin de raison, d’excuse, ni d’annoncer son arrivée à l’avance. Il s’agit de créer un espace où lenteur et régularité sont les maîtres-mots, pour permettre – peut-être paradoxalement – davantage de liberté et de spontanéité.

Prendre le temps et occuper l’espace en pleine ville

Nous vivons dans un monde rapide et chaotique, où sont escomptés des résultats aussi instantanés qu’un « clic » de souris. Dans une bibliothèque de rue, les progrès sont lents, parfois si lents qu’ils sont imperceptibles. Difficile, dès lors, d’évaluer l’impact des bibliothèques de rue. Comment construire des indicateurs pour mesurer le lien social qui se crée peu à peu, le goût pour la lecture qui s’éveille chez certains enfants, leur confiance en eux qui s’affirme ? Certes, on peut compter le nombre d’enfants participants, on peut analyser les anecdotes qui émaillent nos compte-rendus hebdomadaires – mais finalement, seuls les enfants savent ce que ces moments leur apportent.

Si l’animation d’une bibliothèque de rue demande du temps, l’espace nécessaire est minime. Quelques mètres carrés suffisent amplement – mais la symbolique reste forte. Dans des villes saturées d’espaces privés – commerces, maisons, bureaux –, se réapproprier une petite part de son quartier en l’investissant pendant quelques heures avec des livres et des enfants s’apparente presque à un acte politique !

Étendue sur la bâche bleue, Yasmina apprend à naviguer dans les livres, ces objets anachroniques, mystérieux, remplis d’histoires qui parlent d’amitié et de monstres, de  mers et de loups, de  montagnes et de voyages à vélo. Elle tourne une page. Puis une autre.

 

 

CARTE BLANCHE

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