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Regard critique · Justice sociale

Le travail, ce modèle de réinsertion dominant

Le Fonds Julie Renson vient de publier une étude sur la question du travail et de la santé mentale, avec une attention particulière portée à laréinsertion professionnelle.

25-09-2011 Alter Échos n° 323

Le Fonds Julie Renson1 vient de publier une étude sur la question du travail et de la santé mentale, avec une attention particulière portée à laréinsertion professionnelle. Entretien croisé avec Sylvie Carbonnelle, l’une des deux auteures du document, et Christina Dervenis, responsable de projet pour le Fonds Julie Renson.

La question de la santé mentale en relation avec le travail n’a jamais fait autant parler d’elle. Quand ce ne sont pas les secteurs spécialisés qui tirent la sonnette d’alarmeface à la précarisation croissante de leur public, notamment en insertion socioprofessionnelle, c’est la presse qui en remet une couche en titrant sur les arrêts maladie ou lefameux burn-out. Un sujet sur lequel Alter Echos s’était d’ailleurs déjà penché (voir Alter Echos n° 254 du 18 juin 2008 :« Burn-out en capitale »).

Dans ce contexte, le Fonds Julie Renson vient de publier une étude intéressante. Intitulée « Comment construire des ponts entre le monde du travail et le monde dela santé mentale ? », elle se divise en deux parties. La première se centre sur une enquête réalisée auprès d’usagers de la psychiatrie enparcours de réinsertion professionnelle issus de deux structures bien définies : le Crit (Centre de réadaptation sociale et d’intégration au travail), situéà Anderlecht, et Socrate Réhabilitation (Programme de soutien à la formation et à l’emploi), à Marchienne-au-Pont. L’objectif étant de mettre enlumière les problèmes que ces usagers ont pu rencontrer et les leviers qu’ils ont pu détecter, de faire état de leurs expériences et de leurs souhaits. Ladeuxième partie évoque une série de pistes de travail. Nous avons interrogé Sylvie Carbonnelle, l’une des deux auteures du document et Christina Dervenis, responsable deprojet pour le Fonds Julie Renson. Voici ce qu’elles disent au sujet de l’étude. Notons que celle-ci est téléchargeable gratuitement sur le site de la Fondation Roi Baudouin.

AE : Pourquoi cette étude ?

Christina Dervenis : Le terrain de la santé mentale est le sujet de préoccupation habituel du Fonds Julie Renson. Au moment de l’intégration du Fonds à laFondation Roi Baudouin en 2008, notre équipe néerlandophone planchait sur cette problématique de la santé mentale et du travail, mais uniquement en Flandre. Nous avonsdonc décidé de recommencer à zéro, à Bruxelles et en Wallonie, sans partir des conclusions néerlandophones. Notre préoccupation était derecueillir la parole des usagers. Il convenait de connaître leur point de vue, leur parole, leurs desiderata, les obstacles qu’ils rencontraient à ce niveau, même si nous avionsdéjà une idée globale de la problématique.

AE : Il y avait aussi un objectif plus pratique encore…

Sylvie Carbonnelle : Oui. Cette étude est à la base un document destiné à nourrir un groupe de travail constitué par le Fonds Julie Renson et quitravaillait sur la question depuis 2010. Il n’était pas alors question de rédiger un rapport, il s’agissait surtout d’amener le point de vue des usagers puisque ce groupe de travailconnaissait surtout le point de vue des structures d’aide et des employeurs.

AE : Qu’est-ce qui vous a poussés à finalement produire un écrit ?

CD : Pour avoir un document de travail, pour aller plus loin, dans un cadre global de réforme de la santé mentale et d’interrogation de l’Inami à ce sujet.

AE : Vous avez recueilli le point de vue d’usagers de deux structures. Pourquoi s’être limité à celles-là ?

CD : Parce que, du côté francophone, ce sont pratiquement les deux seules qui s’intéressent à la réinsertion professionnelle de personnespsychiatrisées. Je pense qu’il existe peu de structures parce qu’il est très compliqué, au sein du marché du travail actuel, d’insérer ou de réinsérerdes personnes déjà fragilisées. Il y a tout un travail à mener avant qu’elles puissent se lancer dans une candidature. Il existe très certainement beaucoup deprofessionnels de la santé mentale pour qui cette question est un problème, mais vu que le taux de réussite est très bas, un grand nombre d’entre eux cible laproblématique de la remise sur pied de la personne d’un point de vue psychique plutôt que de travailler sur la réinsertion qui constitue un peu la dernière étape, laplus compliquée, dans un travail de reconstruction psychique d’une personnalité fragilisée.

AE : Comment la réalisation de l’étude a-t-elle débuté ?

SC : Les directions ont pris contact avec leurs équipes et leurs médecins et puis en ont parlé aux usagers eux-mêmes en leur demandant s’ils étaientprêts à participer. C’était donc sur base volontaire, même si les directions ont orienté leur démarche vers le type d’usagers qu’ils pensaientintéressés à faire part de leur expérience. A partir du moment où la méthodologie a été élaborée, trois mois et demi ontété nécessaires pour la phase d’entretiens, plus le temps utile pour l’écriture d’un rapport. En gros, le travail a donc a commencé fin août 2010 pour seterminer en janvier 2011.

AE : Une durée qui s’explique aussi par le fait que ne vous êtes pas limitées à rencontrer ces usagers…

CD : Oui, il fallait aussi présenter les résultats de ces entretiens lors d’une table ronde composée notamment de cinq structures proposant déjà uneréinsertion professionnelle ou un travail. Elles ont évoqué leurs succès, leurs échecs, avant de lancer des pistes de travail.

AE : Quel est le profil des gens que vous avez vus ?

SC : Les profils des deux publics sont différents. Les usagers du Crit ont plutôt vécu un parcours de désaffiliation alors que ceux de Socrate sont plus jeunes etsemblent plus enclins à travailler. Mais on peut dire que globalement le public que l’on a rencontré est caractérisé par des profils peu définis. Ce sont des gensqui certains jours sont tout à fait compétents, se sentent compétents, reconnus. Certains ont des diplômes, ils ont des aspirations, peut-être pas des aspirationsintellectuelles très élevées mais des aspirations en tous cas à être reconnus dans une compétence qu’ils estiment avoir. Mais s’ils rencontrent unedifficulté au boulot, une crise ou un conflit, s’ils arrivent en retard, ils n’arrivent pas à le gérer. Ce sont des équilibres fragiles.

AE : Pour eux, le travail reste donc une norme importante dans le cadre d’une éventuelle réinsertion ?

SC : Personne ne se sent bien dans le secteur de la
santé mentale. Vous croyez que les gens sont contents d’être au Crit ou à Socrate et de vivre dans des habitatsprotégés ? Non, ils aspirent tous à une vie qu’ils estiment normale, c’est-à-dire comme celle de ceux qu’ils voient aller bosser. Cela reste un modèle dominant.

AE : Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés en psychiatrie à la suite d’un parcours professionnel particulièrement dur et éprouvant.

SC : C’est vrai. Ce qu’il faut interroger, je pense, ce sont les secteurs d’emploi dans lesquels ces gens étaient actifs… Regardons le monde du travail : pourquoi retrouve-t-ontellement souvent les secteurs de l’aide aux personnes, de l’aide familiale ? Il faudrait des chiffres, mais il y a clairement certains secteurs plus problématiques que d’autres, dessecteurs où les gens sont sous-payés, occupent des emplois assez épuisants, dans des conditions de travail difficiles, avec des horaires coupés. Un profil qui correspondplutôt aux usagers du Crit qui voulaient travailler, avaient une compétence, ont pu l’exercer, mais dans des conditions invivables, des sous-emplois. C’est ce sous-emploi qui aprécipité la problématique de santé mentale, cela apparaît clairement dans tous ces récits. Il est assez incroyable de voir la spirale dans laquelle ils sont.C’est dit dans le rapport : ce sont des gens qui, par le travail, n’ont pas pu acquérir une sécurité d’existence. Tant que le travail ne permettra pas d’accéderà une sécurité d’existence, vous aurez fatalement des gens qui pètent les plombs. Dans ce cadre, c’est une chance de pouvoir comprendre comment ils ont pu en arriverlà, quel est leur parcours. Comprenons dans le détail comment les gens en arrivent là et l’on comprendra mieux alors sur quels leviers appuyer.

AE : D’où un certain stress de leur part. Ils veulent se réinsérer, mais ils ont peur de ne pas tenir le coup…

SC : C’est la question que nous avons essayé de poser en fin de parcours : réinsérer, oui, mais vers quoi ? N’existe-t-il que cette forme de réinsertionlà ? Mais ça, c’est un constat de société. On vit dans un monde où l’insertion se fait par le travail… On pourrait effectivement espérer, mais c’estpeut-être un peu utopique, qu’on puisse trouver d’autres places dans la société que par ce biais-là. Cela existe, notamment par le bénévolat. Mais cela veutdire qu’il faut avoir les moyens, être rentier ou bien bénéficier d’aides sociales qui permettent de le faire.

AE : Pourtant des structures de travail adapté, comme les ETA (entreprises de travail adapté), existent…

SC : C’est effectivement une des questions que l’on a systématiquement posées durant l’enquête : seriez-vous prêt à travailler dans une structure detravail adapté ? Globalement, il y a un refus, une crainte qui renvoie à l’image de soi : on est catégorisé malade mental par autrui, on ne se considèrepas malade mental. Je pense que c’est le premier élément. Tant qu’on refuse cette étiquette, qu’elle est apposée par autrui, rentrer dans une structure de travailadapté, c’est accepter cette étiquette que l’on entend vous mettre. Les gens ne veulent pas aller dans ce type de structure, ils considèrent que c’est pour les malades mentaux etqu’eux ne le sont pas. Cela dit, c’est sans doute spécifique aux personnes qu’on a rencontrées, ce n’est pas généralisé. Ce sont des publics trèsparticuliers.

AE : Cette question des « statuts », handicapé, pas handicapé, paraît très importante.

SC : C’est peut-être une des spécificités de la santé mentale, qui veut que l’identification d’une problématique de santé mentale et la question d’unereconnaissance d’un handicap restent très compliquées pour les gens. Quand on a des hauts et des bas, quand on a une tendance fortement dépressive, on ne se considère pascomme handicapé. Or dans notre système, cette « étiquette » donne accès à des droits. Mais pour cela il faut entrer dans ce système, ceque beaucoup de gens refusent en renonçant donc aux droits qui vont avec parce qu’ils se rendent compte qu’ils mettent le pied dans une filière toute tracée dont ils ne veulentpas.

AE : Une filière qui accentue les profils, les problèmes aussi parfois…

SC : Oui. Ce qui est intéressant, c’est de se rendre compte que la limite entre « ceux qui y arrivent » et « ceux qui n’y arrivent pas » estextrêmement ténue. Ce qui est terrible, c’est de se dire que dès que l’on entre dans les circuits d’aide, cette limite est accentuée plutôt que limitée. Il y aun effet pervers de l’aide… On change de réseau, on change de mode relationnel, professionnel. Ce que Christina Dervenis dit très bien, c’est que pour un certain nombre de gens, ilvaudrait mieux essayer de les maintenir dans l’emploi, de voir comment les soutenir. Il y a des gens qui sont vraiment dans un processus de chute, au départ d’un boulot.

CD : Il est extrêmement rare qu’une personne, et certainement quelqu’un qui a craqué au niveau du boulot, puisse se réinsérer au sens propre du terme. Je suis eneffet convaincue qu’il vaut mieux essayer que les gens ne perdent pas leur boulot plutôt que de réinsérer des personnes très fragiles pour qui on peut imaginer d’autreschoses.

AE : En même temps, ces personnes ont aussi besoin d’aide. Certaines expliquent bien qu’elles ne savent pas comment s’y prendre pour se mettre en marche, trouver dutravail…

SC : C’est un constat général. Mais de nouveau, c’est probablement lié au profil des gens qui se retrouvent au Crit et à Socrate, où l’on aide àentreprendre des démarches. A mon avis, il existe beaucoup de gens qui ont un profil identique mais qui disposent de réseau sociaux pour les aider. Quand on a des parents chefsd’entreprise, c’est plus facile. On parle ici de personnes qui se retrouvent relativement isolées ou dans des milieux assez fermés. Il s’agit d’une question de compétences quasicitoyennes : se renseigner, savoir à quelle porte s’adresser. Entreprendre des démarches, ce n’est pas si évident quand on a du mal à se lever, qu’on apeut-être même pas de téléphone, de bottin, qu’on vit à la campagne, qu’on a pas d’argent ou de moyens de traverser la ville, qu’on a peur de prendre les transportsen commun. Faire des démarches, ce n’est pas facile, même pour les gens qui ont un boulot et qui sont en bonne santé. Et il y a là aussi une fragilité. Il y a desgens qui savent qu’ils doivent le faire, mais ils n’y arrivent pas. Ils ont des problèmes comme tout le monde, mais ils ont sans doute moins de capacités, au sens de capacitations,pour secouer le cocotier, faire ce qu’il faut, se faire aider.

AE : N’aurait-il pas été intéressant d’interroger aussi des personnes qui ont été dans cette situation et qui se sontréinsérées ? Cela aurait permis d’avoir une vision plus exhaustive de la situation.

SC : Absolu
ment, cela fait partie des limites méthodologiques. Il faudrait faire suivre cette étude, retrouver ces gens dans le milieu de travail, faire des entretiens aposteriori. Mais ce serait une autre étude, un complément pour avoir l’ensemble du panel.

CD : Il serait bon aussi d’avoir le point de vue des employeurs pour voir pourquoi ils engagent si peu. C’est pour cela que nous avons lancé l’appel à projet, pour avoirécho de scénarios qui ont pu fonctionner, de choses qui ont été mises en place et qui sont peut-être confidentielles.

AE : En quoi consiste cet appel à projet ?

CD : Nous avons lancé cinq bourses de 5 000 euros chacune qui seront accordées à cinq entreprises proposant des scénarios de maintien ou de retour àl’emploi de personnes en difficultés psychiques. L’idée était de sensibiliser aussi le monde de l’emploi. L’appel à projet se clôturera le 5 octobre.

AE : Des solutions existent donc ?

CD : Je pense que les décideurs connaissent tout de même les secteurs de l’économie sociale. Il y a des pistes, mais on n’est peut-être pas encore assezprêts à les appuyer convenablement. Il faudrait faire preuve de plus d’imagination.

AE : D’où la suggestion de créer un statut intermédiaire pour les usagers.

CD : Oui, pour le moment on est repris soit dans une structure dite psychiatrique, soit dans le circuit normal du travail. Il n’y a pas vraiment de formules intermédiaires. Il y a desstructures qui développent certaines choses, comme des structures de santé mentale qui créent elles-mêmes leur restaurant ou leur entreprise, mais les usagers restenttoujours dans un même carcan.

SC : Ces usagers ne peuvent pas travailler. On a rencontré des cas comme ça, comme cette personne qui aurait pu travailler dans la librairie de son frère. C’est a prioriun bon moyen de renouer avec le circuit mais comme elle bénéficie d’une allocation, cela rend les choses difficiles. Il y a une certaine rigidité, et on peut le comprendre dansle cadre d’un système de sécurité sociale équitable. Il est logique qu’il y ait un contrôle mais c’est parfois un peu coinçant pour les gens.

AE : Quelle suite donnera le Fonds Julie Renson à cette problématique ?

CD : Des relais se font au niveau de la Plate-forme de concertation pour la santé mentale dans la Région de Bruxelles-Capitale, qui réunit à peu près lesmêmes personnes au niveau de Bruxelles que le groupe de travail et qui a des relais avec la Wallonie.

AE : Avez-vous vocation de sensibiliser les politiques ?

CD : C’est complexe. Les pouvoirs publics sont bien conscients de cette problématique, l’Inami planche dessus. Mais ça fait plus de trente ans que l’on parle dedéstigmatiser la santé mentale et je trouve que l’on n’a pas fait beaucoup de progrès. On en parle certes beaucoup plus qu’avant mais il s’agit des éléments pluslégers, comme le bien-être, les difficultés psychiques. On consulte un centre de santé mentale pour une dépression, des difficultés scolaires mais lapsychiatrie « dure » fait toujours peur. On n’avoue pas facilement une pathologie psychiatrique, ça reste toujours très tabou.

1. Fonds Julie Renson :
– adresse : rue Brederode, 21 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 549 02 66
– courriel :  pointinfo@julierenson.be
– site : www.kbs-frb.be

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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