«Une réalité élastique»

Diagnostiquée schizophrène à 23 ans, la jeune femme est stabilisée depuis plusieurs années. Au sujet de ses voix, elle a passé un deal avec son psychiatre. «Sans traitement, les voix sont envahissantes et moins gentilles. Je ne peux pas faire mes courses, car elles vont tout de suite me distraire et je vais acheter n’importe quoi. Si j’essaie de faire à manger, je fais tout cramer. Mais je ne veux pas qu’elles disparaissent complètement. Alors je prends des médocs, mais juste ce qu’il faut pour qu’elles restent. Parce que les voix m’écoutent aussi quand j’ai besoin de réconfort. Parfois, elles me disent que je suis intelligente. Et puis il y a les voix de Michael, de sa famille, mais aussi des fans! C’est un monde incroyable…» Que ce monde incroyable soit une production de son esprit, Virginie ne dit pas le contraire. Même si l’illusion est parfaite; l’effet de réel saisissant. «Le truc, c’est qu’on n’a pas l’impression que c’est une construction mentale puisque les voix me disent des choses auxquelles je n’avais pas pensé… C’est vraiment trop bien fait!»

Que ce monde incroyable soit une production de son esprit, Virginie ne dit pas le contraire. Même si l’illusion est parfaite; l’effet de réel saisissant.

Ces derniers jours, les voix de Virginie ont profité de notre rendez-vous pour la mettre à l’épreuve. Une journaliste allait venir l’interviewer? La preuve qu’elle était connue. Que les médias s’intéressaient à elle. «Est-ce que rencontrer Julie pourrait amener la petite fille à se prendre pour une rockstar?», lui glisse d’un air complice Michel Trine. «Avant je me serais emballée c’est sûr…», admet Virginie. Désormais, son envie de répondre à mes questions a d’autres ancrages. «J’ai toujours su que je devais parler de ma schizophrénie, car ça me fait du bien, mais ça fait aussi du bien aux autres. Ce n’est pas difficile de parler de mes voix, car je sais que le plus dur de ma vie est derrière moi.» Virginie se tourne un peu plus dans ma direction. «Pour m’en sortir, j’ai dû beaucoup oser, avancer… presque apprendre à marcher.» Sous la juvénilité farouche, c’est soudain la confiance en soi et la sagesse d’une femme revenue de loin qui s’imposent. «Je n’ai plus de colère. Je n’ai plus de haine. Je ne suis plus gênée. Je crois que tout s’acquiert avec du travail sur soi.»

Ni rêve, ni romance

La colère, Vinciane, 66 ans, également entendeuse de voix dans le groupe de Mons, s’en est aussi délestée. «Quand on reste dans la colère, on ne voit plus ce qu’il y a de beau… Ma mère m’a demandé tant de fois pardon! Combien de fois! Et moi, même si elle n’est plus là aujourd’hui, j’aime ma mère», raconte-t-elle de son regard bleu qui s’éclipse de temps à autre. Comme chez Virginie, les voix de Vinciane, apparues à la fin de sa trentaine, semblent avoir pris le relais – à de longues années de distance – d’une souffrance qui n’a pu être dite et reconnue. Comme si l’on devenait entendeur à force de n’avoir pas été soi-même écouté.

Mais ses voix à elle ne lui vendent ni rêve ni romance. «Insultantes», «sans rien de positif», elles la submergent et ne la lâchent jamais. «Elles sont là dès le matin. Le soir, elles peuvent m’empêcher de m’endormir et même me réveiller la nuit…» Son vœu serait qu’elles disparaissent pour de bon, mais Vinciane n’y croit pas – «Ça fait partie de notre ADN». Bien sûr, grâce aux médicaments, elles ont un peu été mises en sourdine. En contrepartie, il y a cette sensation de «camisole», alors que «vous avez envie de sentir que vous êtes en vie, que vous existez…», insiste Vinciane. L’équilibre entre ne plus souffrir atrocement et vivre vraiment reste difficile à trouver. «Pour moi, être psychotique, c’est une manière de s’arranger avec la vie, poursuit-elle, de mettre de la couleur là où il n’y en a pas forcément. C’est tout un voyage que je fais en moi-même, comme une réalité élastique…»

L’équilibre entre ne plus souffrir atrocement et vivre vraiment reste difficile à trouver.

Pendant des années, comme tant d’autres, Vinciane n’a parlé de ses voix à personne. «On se replie sur soi, on se sent isolé. Je croyais vraiment que j’étais folle, que j’étais… une merde.» Les groupes de parole lui ont permis de comprendre qu’elle n’était pas seule, de se sentir «entendue et comprise», de retrouver l’estime de soi grâce aux valeurs d’entraide et d’acceptation du REV-Belgium (Réseau des entendeurs de voix)1. «Ce qui fait qu’on s’en sort, c’est de savoir qu’on peut donner et recevoir.» Vinciane vient d’ailleurs de rencontrer un nouveau compagnon. Désormais, elle est souvent chez lui. Au calme.

1] https://www.rev-belgium.org. Le REV-Belgium est une association d’usagers francophone en santé mentale en lien avec le mouvement des entendeurs de voix en France (https://revfrance.org), au Québec (https://aqrp-sm.org) et au niveau international (https://hearing-voices.org / https:// intervoiceonline.org).