Quatrieme Revolution

Les dessous des caisses

Illustration : Anne-Gaëlle Amiot
Le rire jaune de la caissière

Le rire jaune de la caissière

Depuis une dizaine d’années, les caisses automatiques se déploient dans les supermarchés. S’il est difficile de quantifier les pertes d’emplois engendrées, l’automatisation modifie en profondeur l’organisation du magasin – et la façon de travailler des employés, à commencer par les caissières.

Manon Legrand

À Seattle depuis un an, on peut faire ses courses sans passer par une caisse. Cette supérette du futur est située au pied du gratte-ciel Amazon, géant du commerce en ligne et de la robotisation à l’origine de ce concept. Elle est dotée d’une multitude de capteurs et de caméras qui repèrent les achats, pour ensuite les débiter du compte du client. Le client n’a donc même plus à scanner ses produits. Amazon a annoncé en septembre vouloir ouvrir jusqu’à 3.000 nouveaux magasins de ce type dans un avenir proche. À Amsterdam, un magasin sans caisse vient d’ouvrir ses portes. Dans ces deux cas, plus besoin de personne derrière la caisse… ni même de caisse.

caisse
Le supermarché du futur selon Amazon : plus de caisses mais des capteurs et des caméras. Crédit : Wikimedia Commons

On n’en est pas encore là en Belgique, mais la technologie s’est taillé, ces dix dernières années, une large place dans le secteur de la grande distribution. Self-scan, self-check out, self-pay… Les appellations sont multiples mais signifient toutes que le client scanne et/ou paye lui-même ses produits. Sont d’abord apparues les caisses libre-service, réservées aux petits achats tenant dans un panier. Le client passe le code-barres lui-même et paye tout seul. Il existe aussi le système du self-scan en magasin. Le client scanne, à l’aide d’un petit appareil, les produits qu’il met dans son Caddie. Il se rend ensuite à une caisse et, au lieu de déposer les articles sur le tapis roulant, donne son scanneur portatif à une caissière qui procède à un contrôle (aléatoire) et au paiement. Il peut aussi faire cette opération tout seul à une caisse automatique.

Point commun de ces dispositifs ? Les caissières – le féminin l’emporte dans cette profession qui compte, selon des chiffres de 2017 de l’Office belge des statistiques 74% de femmes – ne sont plus ou sont peu nécessaires. Et donc, vouées à disparaître ?

« L’automatisation engendre des suppressions d’emplois », affirme Delphine Latawiec, secrétaire permanente responsable du commerce à la CNE. Elle prend pour exemple le plan de restructuration annoncé par Carrefour en janvier dernier. Les 1.200 emplois menacés sont dus, selon elle, en partie « à l’instauration de caisses de self-check out ». Sans pouvoir quantifier le phénomène, Delphine Latawiec avance que « c’est numériquement visible : on voit dans la zone des caisses automatiques qu’une personne supervise quatre caisses et que des caisses manuelles ont disparu ». « Regardez le nombre de caisses manuelles ouvertes », répond aussi une caissière d’un grand Delhaize bruxellois quand on lui demande si l’automatisation a eu un impact sur l’emploi. On est un lundi à 18 h. Trois caisses manuelles sont ouvertes sur neuf. Toutes les caisses automatiques sont ouvertes – une douzaine – et trois employés y sont au poste.

« Les caissières et caissiers ne disparaissent pas à chaque instauration d’une caisse automatique. Ils deviennent employés polyvalents, précise Myriam Delmée, vice-présidente du SETCa, syndicat des employés et cadres de Belgique, mais, au final, le volume global d’heures diminue ». Avec pour conséquence une précarisation de l’emploi, moins d’embauche et des départs non remplacés.

Nouvelle organisation, nouvelle profession

« L’automatisation n’a aucun impact sur le personnel », se défend Roel Dekelver, porte-parole de Delhaize, précurseur dans l’automatisation il y a dix ans. « Les caissières n’étaient pas productives à 100% de leur temps, donc on a enlevé la moitié des caisses traditionnelles. Quatre bornes remplacent deux caisses traditionnelles. Deux caisses occupent deux caissières à mi-temps et quatre bornes nécessitent un collaborateur à temps plein ; donc on est au même temps de travail. On ne fait qu’un repartage des tâches ».

Même discours chez Carrefour, pour qui le passage à l’automatisation est plus récent. «On n’a pas remplacé une caisse par une autre, explique son porte-parole Baptiste van Outryve, on a opéré un changement complet de l’organisation.» Jusqu’à nommer désormais la caissière «hôtesse de caisse». C’est-à-dire? «Cette personne va aider en magasin – dans le réassortiment des rayons – et être à la caisse quand il y a du monde ou superviser les opérations aux caisses automatiques ». Le bilan de cette réorganisation est résumé par le porte-parole de l’enseigne du Lion: « Les employés sont plus productifs, plus efficaces, plus flexibles ». Une règle de trois pensée pour « faire gagner du temps au client », c’est l’argument majeur avancé par ces entreprises, par ailleurs démonté dans plusieurs études. Quant aux éventuels bénéfices sur le chiffre d’affaires… silence dans les rangs patronaux.

Si l’emploi ne disparaît donc pas, le métier se voit profondément bouleversé par l’automatisation. Isabelle (nom d’emprunt), jeune caissière d’un petit supermarché Carrefour, explique : « Depuis la rénovation du magasin qui a vu disparaître des caisses traditionnelles, aucun poste n’y a été supprimé, beaucoup de caissières sont passées au service traiteur. Moi, je ne suis plus que caissière, je suis aux rayons et aux caisses. C’est plus fatigant, on marche, on soulève des palettes, c’est un autre métier ». Ce qui exige, aussi, une plus grande flexibilité : « La semaine dernière j’étais prévue en boulangerie, et finalement j’ai passé mes journées à la caisse ».

Travailler dans ces conditions, c’est devoir faire face à la simultanéité des tâches et les intéressées ne connaissent que peu de répit.

Aux caisses automatiques, le rôle des « hôtesses de caisse » est de superviser, dépanner et contrôler. « Travailler dans ces conditions, c’est devoir faire face à la simultanéité des tâches et les intéressées ne connaissent que peu de répit », a observé la sociologue française Sophie Bernard dans son enquête « Travail et automatisation des services, la fin des caissières » (Toulouse, Octarès, 2012). « C’est pas forcément agréable de jouer les flics, surtout quand les clients sont agressifs », nous confie aussi une caissière à la dérobée lors d’un contrôle en caisse automatique.

Mais ce nouveau métier peut aussi être ressenti positivement. « Certaines de mes collègues préféraient être au self-scanning parce qu’elles pouvaient bouger. Elles n’aimaient pas être bloquées 8 heures par jour derrière une caisse », rapporte Paloma Benito, caissière au Delhaize, aujourd’hui retraitée. Une façon d’échapper à la routine et l’ennui également relevée par la sociologue.

« Le client est poussé vers les caisses automatiques »

L’automatisation constituerait-elle aussi une réponse à la pénibilité d’un emploi ? voire un « moyen d’éviter les problèmes de santé engendrés par une répétition de mouvements », comme l’avance Baptiste van Outryve. « L’automatisation remplace des tâches peu captivantes, par exemple, l’étiquetage automatique », reconnaît Myriam Delmée. Mais elle rappelle que « le métier de caisse est le moins lourd physiquement, ce qui veut dire que les personnes qui avaient des restrictions médicales y étaient reclassées. Que fait-on de ces gens aujourd’hui ? » Pamela Benito, qui souffrait de problèmes aux cervicales après des années passées derrière une caisse, avait trouvé un bon compromis dans la caisse self-scan. « Cela me permettait d’éviter de porter de lourds produits puisque le client les avait déjà scannés ».

Mais il ne s’agissait d’après elle pas de l’option privilégiée par l’entreprise. Dans les magasins Delhaize rénovés récemment, se créent d’ailleurs des zones spécifiquement réservées pour les self-scans et quick scan, au détriment de ces caisses traditionnelles dévolues aux self-scans. « Le client est poussé vers les caisses automatiques, déplore-t-elle, c’est le signe que l’automatisation est bien là pour enlever de l’emploi ! » Une observation partagée par Isabelle : « Quand il y a du monde, les boss nous disent de ne pas ouvrir les caisses panier (caisses non automatisées pour petites courses rapides, NDLR) pour les inciter à utiliser le self-scan ». Les clients qui veulent faire résistance à l’automatisation – ils existent ! – en sont donc privés…

Toutes les tâches qui pourront être éliminées par l’automatisation le seront.

Pourrait-on imaginer un avenir 100% caisses automatiques ? « Il faut poser la question au consommateur ! », répond Baptiste van Outryve. Et de souligner en bon père de famille : « On l’a répété aux partenaires sociaux, on a la responsabilité de préparer chaque collaborateur à ce qui peut se passer demain ». « Il ne s’agit pas de 'si' mais de 'quand', selon Hans Cardyn, porte-parole de Comeos, Fédération belge du commerce et des services. Toutes les tâches qui pourront être éliminées par l’automatisation le seront ». Mais il n’est pas inquiet : « D’autres métiers verront le jour, notamment dans le conseil au client, ce qui différenciera les magasins physiques des magasins en ligne ». Myriam Delmée est beaucoup moins optimiste : « Le secteur va muter très vite à cause du commerce en ligne et de l’automatisation, et cela pourrait être un drame, de la petite boutique aux supermarchés ». Une crainte résumée par Paloma Benito qui confie : « Je suis partie à temps ».

Quatrieme revolution

L'humain bientôt obsolète ?

Menacés par la robotisation et l’automatisation, de nombreux emplois humains disparaîtraient d’ici vingt ans. Une enquête Alter Échos sur le monde du travail de demain, pour interroger les enjeux de la révolution annoncée.

Quatrieme revolution

Mythes et réalités d'une révolution

Les discours entourant la quatrième révolution industrielle font le grand écart entre les extrèmes. Ils sont nourris une série de mythes et par la crainte de voir, inéluctablement, l'homme remplacé par la machine.

Quatrieme revolution

Ce robot qui va me piquer mon job

Dans la cacophonie des études prospectives, il se dégage un consensus pour affirmer que certains secteurs seront touchés beaucoup plus durement que d'autres. Jusqu'à quel point votre métier est-il concerné ?

Quatrieme revolution

Le rire jaune de la caissière

Difficile de quantifier les pertes d’emplois résultant du déploiement des caisses automatiques mais celui-ci modifie à la fois l’organisation du magasin et le travail des employés, à commencer par celui des caissières.

Quatrieme revolution

Ressources non-humaines

Et si votre prochain DRH était un algorithme ? Des logiciels permettent déjà de « matcher » employeurs et demandeurs d’emploi. Mais le recours à l'intelligence artificielle dans le recrutement est-il garanti sans biais ?

Quatrieme revolution

Des robots au boulot

En Bretagne, ils prennent en charge un travail pénible dans des entrepôts dédiés à l'e-commerce. En Bourgogne, ils sont au services des étudiants handicapés. Nous sommes partis à la rencontre de ces robots-travailleurs.

Quatrieme revolution

Anticiper dans le respect du dialogue social

Dans les rangs syndicaux, la quatrième révolution industrielle est perçue comme une évolution du monde du travail où se jouent des enjeux de société fondamentaux. Et nous n'y serions pas bien préparés.

Quatrieme revolution

Le travail, grand impensé de notre société

Le remplacement de l’homme par la machine interroge aussi sur la place du travail dans nos représentations sociales, mentales, sur la spécificité du travail humain. Sommes-nous prêts à encaisser ce « tsunami » social ?