Son regard fait comprendre qu’un moment important est en train de se jouer. Son intensité ne ment pas. Allongée sur son lit d’hôpital au centre de soins palliatifs l’Aubépine de Vivalia à Libramont, C., atteinte d’un cancer, a les yeux fixés sur celle venue lui rendre visite en ce samedi après-midi d’octobre, et qui s’est assise à sa droite, proche d’elle. C’est l’attente, c’est le moment d’écouter.
Kee Sung, qui réalise sa première biographie hospitalière, va débuter le récit. De sa parole, au fil des mots, va se tisser une vie, celle de C., dont Kee Sung ignorait tout encore quelques semaines plus tôt, mais qu’elle va désormais lire à voix haute en disant « Je ». L’histoire qui va prendre forme est celle d’une femme qui a fait sa carrière dans l’impression, « le papier » comme elle dit, et qui léguera un livre comme trace matérielle à sa famille.
Femme de papier, C. avait d’ailleurs commencé à consigner à la main les épreuves de sa maladie dès son apparition en 2019, dans un petit carnet qu’elle conserve proche d’elle, dans son tiroir de chevet. « Je voulais écrire mes mémoires, mais au final, je ne l’ai jamais fait », se remémore-t-elle en feuilletant les pages pourtant remplies. À propos de son écriture droite et soignée, « je suis gauchère mais j’écris comme une droitière ». « Je vois que mon écriture a fort évolué, avec la maladie, ça devenait de plus en plus difficile d’écrire », raconte-t-elle, en refermant son carnet, dont la couverture est illustrée par le dessin d’un enfant.
Lorsque l’équipe de l’Aubépine lui a parlé de la possibilité de rencontrer une passeuse, C. n’a pas longtemps hésité : « ça m’a plu tout de suite, ça m’a parlé ». Commencent alors les séances avec Kee Sung qui lui « font du bien ». Mais cela n’avait rien d’une évidence : « il faut que ça matche aussi hein ! C’est une vraie relation ici, c’est différent d’un rapport avec de simples bénévoles ou des psychologues ». Kee Sung lui demande si ça n’a pas été trop difficile de se confier à une personne inconnue : « Non, répond C, soit ça va, soit ça ne va pas ». Du feeling, il y en a eu, jusqu’à cette dernière séance où Kee Sung s’apprête à redonner à C. ce qu’elle lui a confié, le récit de sa vie.
Cette vie, elle apparaît telle que C. l’a voulu à travers son récit : fidèle à la réalité mais sans non plus trop de noirceurs. « Ça doit rester agréable à lire », précise celle qui transmettra son ouvrage à son mari et à sa sœur.

Absorbée par le récit, C. ne cligne quasiment pas des yeux tout du long. Derrière son regard, de l’autre côté, elle revit sa vie. Derrière doivent circuler les images de son existence, celles que seule C.peut voir, qui viennent illustrer ce que Kee Sung lit à voix haute. Peut-être entend-elle des sons ou des musiques ? Pour sûr, souvenirs et émotions remontent, par vagues, à flots. Sans doute cela est trop, mais C. fait face, avec courage. Silencieuse et attentive, elle n’interrompt que pour corriger des faits. « Ce n’est pas mon beau-père mais le mari de ma sœur qui y est allé ! », précise-t-elle soudainement, en plein récit d’une journée d’importance. Parenthèse, Kee Sung se presse de rectifier en annotant à la main les pages imprimées posées sur ses genoux. Sa voix seule remplit à nouveau l’espace. Celle de C. reste à l’intérieur.
« Que le temps passe vite ». « Les années sont passées à toute allure ». « Le temps a filé entre nos doigts ». C’est ce sentiment qui traverse tout le récit de la vie de C., qui a pour autant, selon elle, « bien vécu» : « j’ai bien profité de la vie ». « Un solide goût de trop peu, c’est un beau titre ça », songe C. Kee Sung et elle Elle et l’ont choisi ensemble, à un ou deux mots près dans sa version finale : « Un vrai gros goût de trop peu ». Titre qui convoque le sentiment universel de la brièveté de la vie, que C. souligne à la fin de la sienne.

En discutant avec la passeuse de cette expérience partagée, C. considère que « refaire le fil de sa vie… C’est une belle expérience, ça en vaut la peine ». Spontanément, Kee Sung lui assure que pour elle, «ça a été une vraie rencontre ». « C’est vrai ? », réagit d’emblée C. d’un regard ému, la voix reconnaissante. Corrections apportées, le récit est approuvé. Il va maintenant être envoyé à l’Asbl Am&mo pour la confection de l’ouvrage. Mais C. assure que pour elle l’essentiel était ailleurs, dans ces séances passées à se raconter. Le livre, il sera important pour sa famille, pour que ses petits-enfants puissent un jour lire et connaître sa vie.
D’écriture, il est toujours question quand C. partage avec douleur les lignes qu’elle a préparé pour annoncer à ses amis, via un post Facebook, son choix d’une date prochaine pour son euthanasie. Ses mots, d’une force rare, restent longtemps dans le silence de la pièce, ponctué seulement par des sanglots, le bruit des machines, et les éclats de voix de l’extérieur.
« On est habités par la personne qui nous confie son récit de vie », avait d’ailleurs prévenue Nadine lors d’une réunion d’équipe. C’est le cas pour Kee Sung, et c’est notre cas, malgré nos efforts de discrétion démasqués par C. d’un saisissant : « Allez ! Posez-moi des questions, je suis encore là hein ! » Tous marqués par la force d’un regard, le poids des mots, de leur sincérité.