La réunion se nomme « Passeurs », mais seules des femmes y participeront, des passeuses. C’est le début de l’après-midi, dans les locaux de Pallialux, asbl coordonnant différents types de soins palliatifs dans la province de Luxembourg, et une réunion particulière est sur le point de démarrer. Bien qu’en distanciel, cela n’enlèvera rien à sa convivialité, le lien étant au centre des discussions, de l’engagement de chacune. Kee Sung Cailteux et Sandrine Techy, respectivement directrice et chargée de projets de la plateforme palliative, tiennent à organiser régulièrement ces réunions pour pouvoir partager expériences et sentiments. Les doutes aussi.
Persuadée que ce nouveau soin « pourrait être une plus-value pour certains patients », l’équipe de Pallialux répond à un appel de formation d’Am&mo en 2023 et décide de se lancer dans ce projet avec quelques bénévoles. C’est ainsi que les passeuses présentes à la réunion se sont formées à la biographie hospitalière, de même que Kee Sung. Désormais, leurs flyers aux nuances de bleu invitent les patients à « être écoutés, à se raconter ». Ils sont distribués dans les structures partenaires à travers la province.
« La rencontre avec le patient est teintée de la maladie », raconte Kee Sung, qui s’apprête à bientôt finir sa première biographie. Elle partage sa difficulté à s’empêcher par moments d’agir en tant que psychologue, sa profession initiale. « C’est impactant », confie-t-elle, rejointe par Nadine Laveaux, une passeuse de l’équipe : « on est habité par la personne qui reste là un peu en fond jusqu’à ce que le récit soit terminé ». Kee Sung avait une idée assez claire de la biographie hospitalière, entre la formation reçue et les retours de ses passeuses, mais la pratique est bouleversante. « Il faut le vivre pour comprendre. Je pensais peut-être que c’était plus facile, mais après ma première expérience, je me rends compte du temps que ça demande, et aussi du besoin d’être en bonne condition psychologique ». Kee Sung s’appuie sur les expériences de ses passeuses pour faire le bilan de son travail avec C., patiente qui, via son récit, lui a raconté son sentiment d’injustice vécu face à la fin de vie. « Un vrai gros goût de trop peu… », résume-t-elle. C’est d’ailleurs le futur titre du récit, trouvé ensemble, titre qui émeut l’ensemble des passeuses lors de son évocation à cette réunion. « Ce n’est pas parce qu’on est en soins palliatifs qu’on est d’accord avec le fait de mourir », conclut Kee Sung, dont les mots résonnent un moment.
A côté de Nadine Laveaux, Marita Vanstraelen est elle aussi une des passeuses les plus expérimentées de l’équipe. Elles sont toutes deux rattachées au centre de soins palliatifs de l’Aubépine à Libramont où elles ont l’habitude de rencontrer leurs patients. Il leur est aussi arrivé de se rendre à domicile.
«Ce patient m’a remercié mille fois. Il était très dans l’émotion. C’était incroyable », dit d’emblée Marita, en racontant au reste de l’équipe sa dernière expérience. Malgré la douleur et l’émotion, le vieux monsieur dont elle parle lui semblait soulagé au moment de conclure son récit. « J’ai eu le retour de l’équipe soignante, après ce moment, qui m’a dit que ça l’avait beaucoup apaisé ». Dix jours plus tard, ce monsieur est décédé. Sur ces « émotions profondes que les personnes n’osent dire à personne », mais qu’elles finissent par confier aux passeuses, Marita assure se sentir à l’aise : « ça ne m’affecte pas douloureusement ». Dans quelques jours, elle va se rendre chez l’épouse du défunt pour lui remettre l’ouvrage… sans le lui lire, selon la volonté de cette dernière. Une fois son récit terminé, Marita reçoit les « grands mercis » de ses pairs. L’écoute est chaleureuse entre les passeuses qui se soutiennent l’une l’autre.
Nadine fait part quant à elle de la mort de son patient après la seconde séance, à mi-chemin du parcours. Elle confie son désarroi de ne pas avoir pu finir le récit à temps. Sa tristesse, « presque coupable », de ne pas avoir pu lui rendre visite le jour précédant le décès. Son soulagement aussi, d’apprendre qu’il était aux côtés de sa meilleure amie cet après-midi-là. La convention, convenue et signée lors de la première séance avec le patient, le lui permettant, elle a achevé le récit avec les éléments à disposition, et va bientôt rencontrer sa fille pour le lui remettre. Ce que Nadine relate illustre la difficile temporalité propre à la biographie hospitalière, tiraillée entre le besoin de prendre du temps, d’instaurer une confiance, et « l’urgence » elle aussi temporelle, indissociable de la fin de vie et du palliatif.
« Ces retours sont supers, j’ai l’impression que le projet prend son envol avec le temps », constate Sandrine Techy, chargée de projets chez Pallialux. La passion qui anime chaque passeuse apparaît clairement. Fort de ses bénévoles très investies, qui « portent le projet », le nouveau service proposé par Pallialux depuis deux ans rencontre un grand succès. Des demandes toujours en hausse qui témoignent de l’écho du soin auprès de certains patients. Pour Kee Sung, la pratique s’inscrit dans la nouvelle approche du palliatif par le bien-être : « le soin par le récit fait partie de cette palette de nouvelles choses que l’on se doit de proposer aux patients ».