« Pour les professionnels, le covid a constitué un tournant majeur, poursuit le directeur de Respect Seniors. Notamment parce que nombre d’entre eux ont été amenés à faire des choses contre leurs propres valeurs, par exemple enfermer des résidents dans leur chambre, une directive qui leur venait d’en haut mais qui s’assimilait aussi à une forme de contention, entraînant une souffrance éthique et une modification des relations soignants-soignés, des formes de négligence… »
Depuis deux ans, Respect Seniors a ainsi mis en place des réflexions professionnelles plurielles pour accompagner les travailleurs dans les nécessaires évolutions du secteur. Des initiatives comme « Tubbe » témoignent aussi de la prise de conscience institutionnelle quant à une forme de maltraitance systémique des aînés : inspiré du modèle danois et soutenu par la Fondation Roi Baudouin, ce projet promeut des maisons de repos organisées autour de la prise de décision collective par le personnel et les résidents, avec une dynamique de soins axée sur le relationnel.
« Dans un système fragilisé, où les places manquent, où il faut aller vite, il est parfois très difficile de ne pas être maltraitant, analyse Pascale Broché. C’est pourquoi il est important de ne pas tout miser sur la prise de conscience individuelle. »
Zones grises
Pour les professionnels, les dilemmes moraux sont particulièrement présents face à des aînés qui n’auraient plus la capacité de se défendre, de s’exprimer et/ou qui présenteraient des troubles cognitifs. « Comment dois-je réagir, en tant que professionnel, quand une résidente avec des troubles cognitifs reçoit dans sa chambre un autre résident pour avoir des rapports sexuels ?, illustre Mélanie Oudewater. Face à ce type d’interpellation, l’enjeu est d’abord de rassembler le maximum d’informations. Est-ce que cette résidente a parlé à des membres du personnel ? Est-ce qu’elle a confié avoir passé une bonne soirée ? Ou est-ce qu’au contraire le personnel a surpris cette résidente un peu effrayée ? Mais est-ce parce qu’elle était vraiment effrayée ou simplement gênée ? »
Les « zones grises » sont souvent nombreuses, confie la coordinatrice, et il faut parfois se résoudre à opter pour « la moins mauvaise solution ». D’autant que ce genre de situations peut aussi donner lieu à des conflits de valeurs : certains soignants estiment parfois que les relations sexuelles entre personnes âgées sont des choses qui « ne se font pas » ou sont mal à l’aise avec les questions de sexualité. « Ce sont aussi les émotions des professionnels qu’il faut parfois pouvoir gérer », résume Mélanie Oudewater.
Quand l’auteur est le conjoint…
De plus en plus, il apparaît par ailleurs que la question de la maltraitance des aînés et celle des rapports de genre sont étroitement liées. Ainsi, toujours selon le rapport annuel 2024 de Respect Seniors, dans 11, 2 % des situations accompagnées, l’auteur de maltraitance est le conjoint. Car contrairement à une idée reçue, les violences conjugales n’ont pas tendance à s’apaiser ou à disparaître avec l’avancée en âge : au contraire, ces violences ont souvent tendance à s’intensifier au moment de la retraite et dans les années qui suivent, a fortiori en cas de troubles cognitifs chez la victime et/ou l’auteur.
« Il y a encore un angle mort par rapport à la violence conjugale sur les aînées, analyse Pascale Broché. Ainsi, lorsque la personne est âgée, on nous renvoie souvent la situation comme si ce n’était pas ‘vraiment’ de la violence conjugale. Or ça l’est, même s’il existe certaines spécificités : dans les couples âgés, la violence prend ainsi souvent comme prétexte les tâches domestiques, que la femme ne parvient plus à assurer comme avant. » Par ailleurs, comme dans le cas de Louise, il n’est pas rare de voir le fils prendre le relais de la domination patriarcale après le décès du père et perpétuer ainsi un modèle d’organisation familiale sexiste.
En France, l’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple 2024 publiée par le Ministère de l’Intérieur a ainsi rappelé que le nombre de femmes victimes de féminicides entre 60 et 69 ans (15% de l’ensemble des victimes) était similaire à celui des victimes âgées de 20 à 29 ans (16% de l’ensemble des victimes). Le rapport souligne par ailleurs que les victimes de sexe féminin âgées de 70 ans et plus sont surreprésentés (26 %) par rapport aux autres tranches d’âge. « La part des victimes de sexe féminin âgées de 70 ans et plus a fortement augmenté passant de 17 % en 2023 à 26 % en 2024 », note l’étude, qui précise par ailleurs que « 68 % des victimes féminines, âgées de 70 ans et plus, ont été tuées en raison de leur maladie ou de celle de l’auteur. »1
« Nous sommes aujourd’hui dans une réflexion importante par rapport à la question du genre mais aussi de l’orientation sexuelle, ajoute Mélanie Oudewater. Pour certaines personnes, l’avancée en âge équivaut en effet à un cumul des vulnérabilités. Comment s’assurer aujourd’hui qu’une personne LGBT qui entre en maison de repos soit respectée par le personnel mais aussi par les autres résidents ? »
Car dans le cadre de la vie en collectivité, la question du respect n’est certainement pas à sens unique. « Certes, il n’est pas acceptable que le personnel tutoie les résidents, ajoute Dominique Langhendries, mais à l’inverse, on constate qu’aujourd’hui, en maisons de repos, les aînés qui ont connu la période du colonialisme se permettent parfois de tutoyer le personnel d’origine étrangère, ce qui va naturellement entraîner des conflits. Au-delà de la situation qui concerne l’auteur et la victime, c’est donc tout le système qu’il faut regarder. »
1Etude nationale sur les morts violentes au sein du couple en 2024, octobre 2025