Une dizaine de jeunes se rangent en ligne, côte à côte. Il y en a des petits et des grands, des filles et des garçons, un petit gars de douze ans, une jeune adulte de dix-neuf et même un journaliste d’Alter Echos. On est au relais Verlaine à Viroinval, lors d’un week-end qui rassemble sept Maisons de Jeunes de la région. Dehors, il fait -3° C. Le feu qui crépite dans le coin de la pièce n’est pas de trop. L’animateur commence : «Je me fais régulièrement accoster dans la rue alors que je ne le désire pas.» La majorité des garçons avancent d’un pas. La plupart des filles restent à leur place. Le jeu s’appelle la marche des privilèges. Bien connu du milieu associatif, il permet de mettre en exergue différents systèmes de domination de manière concrète: sexisme, racisme, validisme, différence de classe, etc. A la fin, les jeunes sont éparpillés dans la salle en fonction de leur ressenti. C’est une bonne amorce pour un week-end qui portera sur l’anti-racisme.
Une fabrique à C.R.A.C.S.
Si vous avez déjà discuté avec des professionnels du secteur jeunesse sur leur rôle au sein de la société, il y a de grandes chances que l’acronyme C.R.A.C.S. ait été au moins une fois évoqué. Véritable mantra des animateurs, il tient pour Citoyenneté Responsable Active Critique et Solidaire. Produire de jeunes cracs est au coeur du décret : la MJ doit favoriser «le développement d’une citoyenneté critique, active et responsable, principalement chez les jeunes de 12 à 26 ans, par une prise de conscience et une connaissance des réalités de la société, des attitudes de responsabilité et de participation à la vie sociale, économique, culturelle et politique ainsi que la mise en œuvre et la promotion de pratiques socioculturelles et de création.»
Comme bien souvent, le jargon légal sert de réceptacle. Il ne tient qu’aux travailleurs d’en faire émerger du sens. Stéphanie est animatrice-coordinatrice à la MJ de Couvin depuis 2020. Quand on lui demande d’éclaircir la finalité de son métier, ce sont des exemples concrets qui lui viennent en tête. Dans le thème du week-end en plus. «Dans nos milieux ruraux, comme à Couvin et ses environs, les personnes d’origine étrangère sont rares, et la multiculturalité reste limitée. On entend parfois des discours de rejet autour de nous, nés de la peur de l’inconnu. Depuis quelques années, l’arrivée d’un centre Fedasil et de deux institutions pour MENA (Mineurs Étrangers Non Accompagnés) a d’abord suscité une certaine frilosité chez la population locale. Un atelier de mini-foot avec ces jeunes a permis de briser la glace en découvrant ce qu’ils ne connaissent pas : d’autres nationalités, langues, conflits et réalités.»
Une maison des jeunes est bien plus qu’un lieu où les jeunes squattent pour jouer au kicker, au billard et même parfois à la Playstation. En fin de matinée, la soixantaine de jeunes présents se divisent en petits groupes. Ensemble, ils créent des slogans et des pancartes en vue d’une exposition qui se passera à Chimay dans quelques semaines. Un bouillonnement politique se crée dans une ambiance chaleureuse. L’un parle d’un ami qui subit un stigmate de «racaille» à cause d’un accoutrement «Lacoste-TN», une autre parle d’une connaissance qui a eu du mal à trouver un job à cause de sa couleur de peau ; la majorité des aînés semblent déjà avoir développé une conscience aiguë des inégalités. Antoine, coordinateur de la MJ de Momignies, considère son métier comme un moyen de faire vivre la démocratie : «Pour moi, c’est un métier politique. Même si nous avons un devoir de neutralité, il offre une première expérience concrète du vivre-ensemble, donc une expérience démocratique. Tout le monde y trouve sa place. Oui, mon travail est un engagement politique.» Du kicker à l’engagement, il n’y a donc qu’un pas.
Un secteur engagé ?
«Il ne faut absolument pas se tromper. Les maisons des jeunes ne sont pas là pour que les jeunes ne traînent pas dans les rues. On n’est ni une structure de prévention ni une structure d’aide à la jeunesse. On refuse de partir du postulat que la jeunesse est une source de problème. Ce n’est pas un bétail à parquer quelque part pour combler un certain sentiment d’insécurité.» Céline Lebrun, co-coordinatrice de la FMJ, tient à dissiper la vision parfois simpliste que l’on peut avoir du secteur. Il n’en a pourtant pas toujours été complètement ainsi.
La première MJ voit le jour en 1949 dans le quartier des Marolles. Elle est mise en place par une prof et d’autres fonctionnaires en lien avec l’enseignement. Comme celles qui suivent, l’un des objectifs de ce lieu d’accueil est de sortir la jeunesse des quartiers populaires des rues et de leur donner un lieu pour se retrouver. Dans une Belgique pilarisée, les premières maisons sont souvent l’initiative du monde catholique, des mouvements de jeunesse ou des enseignants. Loin de l’encadrement strict, les premières MJ possèdent déjà certaines caractéristiques qui feront leur spécificité : l’accueil libre, les activités non-obligatoires et la démocratisation des loisirs (kickers et soirées dansantes).
Durant la deuxième moitié du XXᵉ siècle, le secteur va évoluer à travers plusieurs tensions opposées et complémentaires, qui animent les travailleurs encore aujourd’hui. On y trouve entre autres l’opposition entre l’encadrement d’une jeunesse désoeuvrée et leur émancipation à travers une certaine forme d’autonomie. Historiquement, on oppose ainsi la jeunesse «organisée» (les Scouts, Patros, etc.) et les MJ «inorganisées». Revendiquant les préceptes de l’éducation permanente, on peut dire que le secteur appuie aujourd’hui le versant de l’autogestion. En 2000, au bout de longues négociations avec les fédérations, le politique met en place un décret qui finit d’acter la spécificité des centres de jeunes par rapport à l’aide à la jeunesse. L’accent continue d’être mis sur la participation des jeunes à l’organisation de leur MJ. Surtout, on met en place l’obligation d’un plan d’action quadriennal qui assure un financement pluriannuel et non plus seulement pour une année.
«Les maisons des jeunes, par leur genèse même, constituent une institution qui n’entrave pas les adolescents. Elles génèrent de facto un contre-pouvoir : celui de revendiquer que s’exprimer dans l’espace public ne relève pas d’un privilège élitiste, mais d’un droit accessible à tous, quel que soit l’âge ou le milieu social.» Céline Lebrun dépeint son secteur comme une institution par essence critique, en opposition relative au système scolaire, dont la fonction est plutôt de «mettre le jeune sur les rails.» Pour tenir ce rôle, il faut un financement stable qui puisse garantir aux MJ une certaine autonomie. Cet esprit critique, il se trouve sans doute déjà chez chacun des jeunes ; leur Maison offre un espace pour l’entretenir. C’est en tout cas comme cela qu’Antoine résume le sens politique de son travail : «Les jeunes manifestent une grande sensibilité aux questions de justice sociale. Ils refusent de se résigner à l’ordre établi, ne se contentent pas des choses telles qu’elles sont. Rien n’est plus frustrant, à mes yeux, que ce refrain : ‘Tu verras, en grandissant, tu changeras d’avis.’ »