Devenir un « nouveau guerrier», fier et responsable, en deux jours de week-end intensif. C’est la promesse faite par le ManKind Project (MKP) à ceux qui veulent redonner du sens à leur existence d’homme. J’ai tenté l’expérience.
Dimanche soir. Mon week-end d’initiation à la masculinité sacrée s’achève par une dernière réunion avec mes frères guerriers. Fourbus, sous une lumière dorée de fin d’après-midi, nous échangeons avec le responsable du camp, qui insiste sur la confidentialité. « Vous pouvez évoquer ce qui change en vous, mais ne racontez pas ce que vous avez vécu ici. Pensez à ceux qui vont vous suivre. Il n’y a pas de plaisir à déballer un cadeau si on sait ce qu’il y a dedans»¹ . Le secret, de toute façon, n’en serait pas vraiment un. « Ceux qui veulent savoir pourront trouver sur internet. Des journalistes se sont déjà infiltrés»². L’affirmation suscite des rires incrédules. Je m’enfonce dans mon siège.
Personne ne se doute que je suis aussi journaliste, le premier en Belgique à participer à un week-end du ManKind Project (MKP) pour observer de l’intérieur la vision de la masculinité que cette organisation internationale fort secrète propose à ses participants. Au cours des dernières heures, j’ai cherché un chemin d’ «homme parmi les hommes» , affronté mon ombre et dansé nu autour du feu en poussant des cris de guerre. Spoiler alert, donc: si vous envisagez de participer un jour à une telle cérémonie, mieux vaut arrêter ici votre lecture. Dans le cas contraire, laissez-moi vous raconter la voie que propose le MKP aux hommes qui se cherchent. J’évoquerai uniquement ce qui touche aux normes de genre, en préservant le secret des autres activités.
Une réputation sulfureuse
Fondé aux Etats-Unis dans les années 1980, le ManKind Project veut rétablir une forme moderne de rite de passage masculin sous la forme d’un week-end intensif, appelé Aventure Initiative du Nouveau Guerrier (AING). Il est l’une des incarnations du mouvement mythopoétique, proposant du développement personnel masculin mâtiné d’archétypes jungiens, en vogue à la fin du siècle dernier. En quarante ans, le MKP s’est développé à l’international et revendique 70.000 initiés dans une vingtaine de pays.
Parfois qualifiée de masculiniste, l’organisation ne véhicule pourtant aucune rhétorique misogyne. Certains lui reprochent d’essentialiser les hommes dans une posture qui s’accommoderait très bien de la domination patriarcale. Par ailleurs, l’intensité des stages a été dénoncée. En France, le MKP est surveillé par la Miviludes et quelques articles de presse ont parachevé une réputation sulfureuse. En Belgique, où près de 800 hommes ont été initiés depuis 2011, l’organisation reste peu connue. Le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a bien rédigé en 2022 une note détaillée, mais la presse n’en a jamais fait écho. Sur internet, des participants racontent en vidéo comment la participation au mouvement a profondément changé leur vie. Tout cela me convainc de m’inscrire pour pouvoir en témoigner.
Pas facile d’être un homme
« Es-tu prêt pour une aventure physique, psychologique et spirituelle intense ?» Mon interlocuteur plante son regard au plus profond du mien. Barrant l’entrée d’un bâtiment dont les fenêtres ont été occultées, il se tient droit, s’appuyant sur un long bâton. « Est-ce que tu comprends qu’en passant cette porte, tu pourrais être changé à jamais ?» Au point où j’en suis, au fin fond boisé de la Belgique, après avoir passé les étapes de l’inscription et déboursé les 480 euros demandés, il n’est plus vraiment l’heure de changer d’avis. J’acquiesce, et pénètre dans une salle obscure.
Comme la vingtaine d’autres participants, je dois me délester de mon téléphone, de mes papiers d’identité et jusqu’au socle électrique de ma brosse à dents. Yeux bandés, nous sommes amenés dans une salle où d’autres hommes nous attendent. Un leader prend la parole. « Ce n’est pas facile d’être un homme aujourd’hui». Les hommes désormais sont tout le temps critiqués, souligne-t-il. Je pressens une séance d’auto-apitoiement et, pourtant, notre orateur se demande si on peut vraiment donner tort aux critiques, à une époque où les hommes se rendent coupables de tant de négligences et de violences. Quand il évoque le choc de l’affaire Pélicot, je comprends que je ne suis pas chez des indécrottables masculinistes. Non, assure-t-il, il s’agit de se transformer pour devenir des hommes adultes et responsables.
Les activités se succèdent à un rythme soutenu, entre jeux, introspection et défis. Nous réfléchissons à nos relations, à notre mission, à nos failles (notre « ombre»). Les confidences nous font nouer des liens. Une méditation guidée nous met dans la peau d’un héros. Pieds plantés au sol, yeux fermés, nous écoutons un long conte, narré par un homme à l’accent liégeois prononcé. Il évoque un chevalier téméraire (on sent bien qu’on va l’incarner, et d’ailleurs, très vite, il dit « vous»). «Le danger, l’inconnu, l’aventure, ça vous excite !», s’enthousiasme-t-il. Le chevalier s’enfonce dans une forêt obscure et malgré sa peur, il avance. «Je dois y aller» , sommes-nous invités à crier à pleins poumons. L’aventure nous met aux prises avec une bête sauvage, dont on comprend assez vite, parce que toute cette histoire est un peu cousue de fil blanc, qu’elle n’est pas méchante comme on se l’était figuré d’abord. Non, elle incarne symboliquement la part sauvage de nous-même qui est réprimée. Notre narrateur nous demande de nous mettre à la place de la créature, injustement emprisonnée, en saisissant les barreaux de sa cage (nous tendons les deux mains dans le vide et secouons des barreaux imaginaires). Comble de l’injustice, une foule se moque de la bête, même ceux qui sont, nous dit-il, sexuellement attirés par elle. Je tique, mais je joue le jeu.
J’ai pris la décision de participer pleinement au week-end, dans une démarche d’observation participante. Je m’efforce de vivre les activités proposées, tout en les retranscrivant ensuite à la hâte dans un petit carnet de notes. Entre l’observation lucide et la participation sincère, l’équilibre est inconfortable.
Sur le tapis
L’intensité des activités progresse au fur et à mesure du week-end. Le deuxième jour, nous comprenons que nous ne recevrons à manger rien d’autre que des fruits secs. La faim et l’inconfort poussent l’un d’entre nous à quitter le week-end prématurément, avant le début d’une cérémonie dont on perçoit qu’elle en sera l’épicentre émotionnel. «Vous allez mettre votre vie entre les mains des autres», nous prévient-on.
Le moment venu, nous nous répartissons par groupes de dix environ et formons des cercles serrés. À tour de rôle, chaque participant pénètre au centre, sur un tapis, où il est amené à revivre symboliquement une scène difficile de sa vie, que les anciens ont identifiée au moyen d’un questionnement sommaire. Un moment de catharsis très physique est mis en scène pour l’aider à surmonter le trauma.
Beaucoup évoquent des situations de négligence, voire de violences parentales. L’un d’entre nous est diagnostiqué « castré» . Les encadrants lui proposent de franchir une forêt de bras croisés pour rejoindre un autre initié auquel on a remis deux oranges. «Va chercher tes couilles!», l’exhorte-t-on. D’autres mises en scène jouent sur cette métaphore très littérale des oranges, que l’un d’entre nous est même invité à placer dans son pantalon, en signe de masculinité retrouvée. Ces mises en scène me semblent maladroites, mais je suis frappé par la bienveillance collective. Plusieurs d’entre nous fondent en larmes, comme si l’exercice leur avait permis de toucher à un drame intime trop longtemps enfoui.
Pour Didier Jeanjean, le président du MKP Belgique avec qui je m’entretiendrai quelques semaines après le week-end, le rituel apporte des solutions que la parole ne permet pas. «Je perçois cette démarche comme la possibilité de travailler pour devenir une meilleure personne dans une énergie guerrière. Le développement personnel s’appuie souvent sur la réflexion et l’introspection. L’énergie guerrière, c’est le travail par le corps. Ce travail physique permet d’accéder directement aux émotions. Moi j’ai touché des trucs très physiquement. J’aurais pu en parler pendant des années, réfléchir beaucoup, je n’aurais pas touché ce que j’ai touché. C’est, pour moi, l’un des traits distinctifs du MKP : un des rares espaces de développement personnel où l’on agit non pas par le mental, mais par le corps. Et c’est aussi un lieu où on travaille entre hommes, on travaille quelque chose dans la masculinit黳 .
Quand vient mon tour de monter sur le tapis, une boule me noue l’estomac. J’évoque mon coming-out bisexuel tardif, difficilement assumé, et ainsi qu’un épisode de harcèlement vécu à l’adolescence. Le staff me tend des gants de boxe pour extérioriser une colère qu’on me prête. Je frappe un coussin jusqu’à perdre haleine, mes poings heurtent la mousse au rythme des cris du groupe. Je m’essouffle, mes jambes tremblent, mais je continue à frapper, sans savoir trop précisément ce que je cogne. Peut-être mon embarras de jouer un peu un rôle alors que les autres prennent ce moment tellement à coeur. Peut-être suis-je plus impliqué que je ne l’avais prévu.
A ce stade, il est nécessaire de préciser que la masculinité promue par le MKP n’est en rien viriliste, ni homophobe. Plusieurs gays et bisexuels participent au week-end et deux personne se déclarent même non-binaire. La branche belge du MKP est pionnière sur ce front. Lors d’une assemblée générale récente, elle a décidé d’accepter aussi les hommes trans, ainsi que les personnes non-binaires et intersexes. Même si cette décision, de l’avis de plusieurs membres, n’a pas été simple à prendre, l’organisation s’est engagée pleinement à la mettre en œuvre, à travers l’adaptation de ses protocoles et de son vocabulaire, rendu plus inclusif. «La société éprouve encore de grandes difficultés à aborder ce sujet. Amener ça dans un mouvement où il n’y a que des hommes, c’est encore plus compliqué. Donc j’ai envie de dire que le MKP Belgique a été hyper courageux. Ce n’est pas facile à vivre et cela crée plein de questionnements et de tensions. Mais l’ouverture à toutes les diversités, c’est quelque chose que l’on a vraiment envie de faire», souligne Didier. Le MKP Belgique a aussi ouvert des ateliers pour réfléchir aux dominations systémiques, notamment le sexisme.
Nus autour du feu
La nuit est tombée, et nos vêtements aussi, que nous devons laisser à même le sol de la salle principale. On nous bande à nouveau les yeux et, main dans la main, nous traversons la plaine, guidés par des voix d’autres hommes. Nous pouvons ôter le bandeau à l’approche d’un immense feu, autour duquel tous les encadrants sont nus, eux aussi. L’un nous remet un talisman, représentant notre entrée dans la «masculinité sacrée» . «Maintenant, montre-nous quel guerrier tu es», dit-il aux initiés. Le premier court autour du feu en poussant des cris de sauvage, et les autres en font de même à sa suite. Au point où j’en suis, et vu la pression sociale, je me livre aussi à l’exercice.
Autour des flammes, les rituels continuent pendant une partie de la soirée, au son des tambours sur lesquels certains scandent une rythmique primitive. Tout cela ressemble à la reconstitution d’un village préhistorique. Je pourrais trouver cela comique, mais je vois surtout des hommes qui se sont livrés avec une intensité surprenante aux exercices proposés, et qui semblent pour la plupart avoir trouvé ici ce qu’ils étaient venu y chercher. Qui suis-je pour les juger ? Au moment de les quitter dimanche soir, après une nouvelle journée d’activités introspectives et physiques, je suis envahi par un sentiment d’affection pour ceux avec qui j’ai partagé cet étrange week-end.
La vision de l’homme proposée par le MKP, assurément, semble réductrice. Essentialisé dans une figure de guerrier, le masculin se décline ici sur un mode parfois caricatural. Le MKP, pourtant, n’a rien de masculiniste. Au contraire, loin des postures viriles, il offre aux hommes un temps pour évoquer leurs fragilités. Ce n’est pas rien, quand on sait que tant d’entre eux peinent à mettre des mots sur leurs émotions.
¹ Les citations sont approximatives et retranscrites de mémoire.
² En France, Le Point a publié une enquête basée sur une infiltration
³ Entretien réalisé en septembre avec trois membres de la direction de MKP Belgique