Les contenus testostéronés pullulent sur les réseaux. Être un homme, selon les standards de Tik Tok, se mesure à la taille des pectos et du compte en banque. Parfois, aussi, au contrôle exercé sur les femmes. Combien de likes faut-il à un jeune Belge pour être plongé dans la manosphère ? Peu.
« Elle le recale, mais elle revient quand elle voit qu’il a une Mercedes classe G» . Sur TikTok, un utilisateur appelé LoupFaché diffuse une séquence de drague de rue. Sa cible, une jeune femme pressée, ne lui prête aucune attention jusqu’à ce qu’il revienne au volant d’un SUV. Elle semble alors se raviser. « Encore une michto» , ironise LoupFaché en commentaire de sa vidéo, censée illustrer la vénalité des femmes, tout autant que l’importance d’être riche pour les séduire.
Je like, histoire de faire comprendre à l’algorithme que je suis intéressé par les contenus sur les rapports entre les hommes et les femmes. Nous sommes début juillet 2025, et pour les fins de cet article, j’ai créé le profil Tik Tok d’un jeune homme de 17 ans. Je n’ai donné aucune autre indication et, depuis dix minutes, je swipe.
A en juger par cette expérience, le contenu envoyé par défaut à un jeune Bruxellois se diffracte dans un prisme de culture maroxelloise, de réussite financière, de street food et de voitures chères. Mais ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment le réseau social véhicule des normes masculines, et je n’interagis pas avant une première vidéo de drague de rue (vidéo 28, je like).
Rapidement, Tik Tok s’adapte et me propose plus de contenus sur la séduction et les relations amoureuses. L’influenceuse Sirayah poste une vidéo de son compagnon, tellement gentil qu’il accepte de sortir de la chambre pendant qu’elle se change (sic). «Un mari comme lui ou rien», hashtag #couplegoals et plus de 300.000 likes, auquel j’ajoute le mien. Les vidéos suivantes chroniquent des chamailleries de couple plus ou moins mignonnes, testant les frontières de la jalousie et de la possessivité.
Body count, hypergamie et contenus premiums
A la vidéo 56, je tombe pour la première fois sur Alex Hitchens. Cet influenceur masculiniste français, fort de 700.000 abonnés, s’est fait connaître en tant que coach en séduction, proposant aux jeunes hommes des méthodes de mâle alpha. Dans le viseur des autorités françaises, il a été auditionné par une commission d’enquête parlementaire en juin. Suspendu après ce débat houleux, son compte a été rapidement réactivé, et l’ancien basketteur a gagné au passage une notoriété nationale.
La vidéo en question porte sur le body count, concept en vogue consistant à mesurer la valeur des femmes à leur chasteté, au prorata de leur nombre de partenaires sexuels.
«Quand tu rencontres une meuf, tu lui demandes son body count ?», demande Carla Ghebali, une créatrice de contenu féministe. «Oui, bien entendu», répond Hitchens.
– En quoi ça te dérange si elle a eu une vie et des partenaires avant toi ?
– Je ne veux pas d’une femme avec un haut body count, parce que j’estime qu’elle ne s’est pas préservée. Etant donné qu’elle est censée porter mon enfant, je ne veux pas d’une femme qui a connu beaucoup d’hommes.
Vue plus de 320.000 fois, la vidéo suscite des réactions aussi tranchées que leur orthographe est hasardeuse. A l’applaudimètre, les idées d’Hitchens l’emportent. Je like.
Dans la foulée, Tik Tok me propose d’autres contenus de l’influenceur, qui devise sur les façons de développer une mentalité alpha («on le sait tous, les femmes aiment les mecs qui osent, elles aiment les connards» ) ou sur l’hypergamie (l’idée que les femmes sont inclinées génétiquement à privilégier les hommes aux revenus supérieurs). Des variations sur le même thème proposées par des comptes moins connus me sont aussi proposées.
Il m’aura fallu une bonne centaine de vidéos d’environ une minute, soit moins de deux heures, pour tremper dans la «manosphère» , ce vaste réseau d’influenceurs antiféministes. Des commentateurs anglophones ont qualifié de «malegorithm» la spirale de contenus de plus en plus virilistes. A ce stade, l’unanimité ne règne pas encore sur mon fil. Des filles rétorquent, argumentent, proposent une vision plus égalitaire.
Mais ces réfutations ne changent rien à l’atmosphère générale de mâle assurance, en creux de laquelle se devinent les angoisses d’une génération de jeunes hommes. Si j’avais réellement 17 ans, en galère amoureuse et en proie aux doutes, je trouverais peut-être du réconfort dans les vidéos de mecs sûrs d’eux. Est-ce que je débourserais 200 euros pour acquérir des contenus premiums d’Alex Hitchens, où il expose «les secrets de la psychologie féminine pour réussir vos interactions en rue» ? Qui sait.
Domination et soumission
Les contenus de Tik Tok ont un impact hors ligne, explique Murielle Coiret, qui prépare une analyse sur le masculinisme pour la Fédération laïque des centres de planning familial (FLCPF), basée sur les interactions observés lors des animations EVRAS à l’école. «Il y a des références à des influenceurs, comme AD Laurent, Andrew Tate,Tibo in Shape ou Alex Hitchens. On a plusieurs noms qui reviennent dans les animations. La notion de body count revient beaucoup».
La tendance peut aller jusqu’à «la remise en question de la parole des animatrices femmes» , jugées moins crédibles, et se traduit aussi par une évolution des normes de couples. «Il y a une frontière floue entre ce qui peut sembler légitime et ce que je qualifierais de contrôle coercitif. On a des ados en couple qui considèrent ça normal de contrôler le téléphone de leur copine, de savoir où elle est, de contrôler la tenue vestimentaire. C’est aussi parfois validé par les filles.»
Sur Tik Tok, il ne faut pas swiper longtemps pour tomber sur des influenceuses qui mettent en scène leur soumission consentie, comme Aurore SGT. A ses 600.000 followers, cette coach de couple explique qu’une femme ne doit pas sortir seule la nuit, ni laisser son homme en manque de sexe. «Un homme porte beaucoup de charge sur ses épaules, il travaille, il lutte, il prend des décisions difficiles» , argumente-t-elle dans une vidéo sur fond de musique larmoyante, likée plus de 40.000 fois. «On se croirait au paradis quand on entend ça» , s’égare un Jean-Pierre dans les commentaires, smiley amoureux.
Soumission, jalousie et contrôle ne sont pas les seules tendances à circuler entre les réseaux et les écoles. Les postures viriles s’accompagnent également d’une homophobie, qui est fréquente lors des animations EVRAS. « Et il y a beaucoup, beaucoup de propos transphobes» , note Murielle Coiret.
A l’école professionnelle Saint-Laurent (Liège), une journée complète a été organisée pour réagir aux attitudes «surmasculinistes» de certains élèves, m’explique Karim Aïtgacem, l’un des animateurs invités. «L’assistante sociale a réussi à arracher une journée où les élèves devaient assister à des ateliers». Dans cet établissement professionnel confronté à l’échec scolaire, les propos virilistes et les bagarres sont fréquentes. Dans une session organisée avec les garçons d’une classe particulièrement confrontante, Karim met en œuvre une technique maïeutique apprise en faculté de philosophie et peaufinée au cours de nombreux ateliers sur la masculinité qu’il donne de façon indépendante.
«Je ne laisse rien passer. L’idée c’est d’être en ultra-observation et de demander des comptes sur tout ce qui se passe». Au cours du débat sur une bagarre, il questionne la notion de peur ressentie avant le passage à l’acte.
« Tu as peur ? Moi j’aurais peur à ta place.
-Oui, j’ai peur, mais cela ne se dit pas.
-Mais est-ce que tout le monde a peur dans le groupe ?
-Oui, mais ça ne se dit pas!
Ces échanges provoquent «des petits vertiges», explique Karim. «Ils se demandent pourquoi ça ne se dit pas alors que tout le monde le vit. C’est un questionnement philosophique où tout le monde s’arrête un peu. Là, j’élargis et je mets le mot de masculinité».
Est-ce que cela change quelque chose ? A force de revenir dans certains groupes, Karim observe une évolution dans les mentalités des jeunes hommes. Mais il n’est invité qu’à l’initiative d’écoles isolées, et ce ne sont pas les deux pauvres animations EVRAS prévues sur l’ensemble de la scolarité qui compenseront les heures innombrables heures passées à scroller sur Tik Tok – et encore moins des normes culturelles profondément ancrées.
Car si l’idéologie masculiniste a été rendue plus visible ces dernières années par ceux qui la défendent caricaturalement sur internet, elle s’inscrit dans une évolution de mœurs beaucoup plus profonde, m’explique Marcus Maloney. Ce chercheur britannique a été invité récemment par un collectif féministe belge à donner une vidéoconférence sur le masculinisme en ligne. J’en profite pour lui poser des questions. «Il y a une panique morale qui voudrait nous faire penser qu’internet a causé toutes ces évolutions, mais je ne pense pas que cela soit le cas. L’environnement socioéconomique dans lequel nous vivons de plus en plus au cours des dernières décennies est la source de ces problèmes en termes de précarité et d’anxiété des jeunes garçons», avance-t-il. Plus spécifiquement, il identifie trois facteurs déterminants: l’anxiété en ce qui concerne la carrière et la réussite financière, la difficulté à établir des relations amoureuses et l’isolement social.
Quelques semaines ont passé depuis la création de mon compte Tik Tok. Quand j’ouvre à nouveau l’appli, c’est déjà l’automne des 17 ans de mon avatar. Il ne me faut pas swiper longtemps pour retrouver ce cher Alex Hitchens. Thème du jour: «Ne faites jamais confiance aux femmes» . Si votre copine supprime une photo de son téléphone, c’est forcément pour cacher quelque chose, explique-t-il. «Elle va te faire une petite voix mignonne. Tu les connais, les femmes, non ? Elle va te dire: ‘Bébé, tu ne me fais pas confiance ? C’est parce que j’avais une photo de ma sœur en bikini et je ne voulais pas que tu la voies comme ça, mais il n’y a que toi que j’aime’. Et toi, t’es con, tu te fais avoir». Les commentaires abondent dans la parano. «La confiance n’exclut pas le contrôle», dit l’un, tandis qu’un autre veut conserver la vidéo d’Hitchens pour les montrer à son fils plus tard. «J’ai peur qu’il se fasse avoir». Je me demande comment réagira le mien, qui s’apprête à recevoir son premier téléphone, quand il tombera sur ce genre de contenus.