Bagarreurs, indisciplinés, à risque ? Outre-Manche, le fatalisme sur les garçons et les hommes est passé de mode

«Boys will be boys» . L’expression anglaise renvoie à l’inclinaison des mâles pour la bagarre.  Elle témoigne d’un fatalisme bien ancré: décrochage scolaire, violence et comportements à risques semblent parfois tenus pour des faits masculins naturels. Pourtant, depuis quelques années, l’idée qu’il faut «prendre au sérieux»  les problèmes des garçons et des hommes progresse Outre-Manche. 

«Adolescence» , épisode 2. Deux policiers descendent dans une école secondaire puant «le vomi, le chou et la masturbation, comme toutes les écoles», dixit l’une des protagonistes de la série à succès. Ils ne comprennent manifestement rien aux raisons obscures qui ont poussé un jeune garçon à poignarder une fille de sa classe, au point que l’inspecteur Bascombe doit se faire expliquer par son fils les codes du masculinisme sur internet. 

Avec lui, c’est peut-être une génération d’adultes qui a ouvert les yeux sur la violence masculine débordant des réseaux sociaux. Et nulle part ailleurs que dans son pays d’origine, la série n’aura eu un tel impact. «De la police au Premier ministre : Adolescence force la Grande-Bretagne à faire face à la masculinité toxique», titrait le Guardian en mars dernier. Il faut dire que même Keith Starmer s’y est mis. «En tant que père, regardant cette émission avec mon fils et ma fille adolescents, je peux vous dire que cela m’a profondément touché», a déclaré le chef du gouvernement travailliste. En avril, Netflix l’a même rendue disponible pour les écoles secondaires. Avec «Adolescence» , tout le pays -accessoirement aussi celui de l’influenceur ultra-misogyne Andrew Tate- s’est mis à débattre de ce qui passe par la tête des jeunes garçons.

Est-ce que cette vague de succès est l’un des facteurs qui explique que l’organisation éducative Boys’ Impact ait aussi le vent en poupe ? « Cela a renforcé l’idée qu’il faut aborder les enjeux de masculinité dans le système éducatif», m’explique Alex Blower, qui l’a fondée il y a deux ans. «Mais la question est encore abordée de façon très isolée, dans les cours d’éducation sexuelle par exemple. Il n’y a pas eu d’attention portée aux disparités genrées dans les résultats scolaires. C’est ce qu’on essaie de faire avec Boys’ Impact, de façon globale, prenant en compte la place des garçons dans le monde, leur bien-être et leur sentiment de sécurité. On ne peut pas séparer ces questions. Il faut une approche holistique».

Au Royaume-Uni, les filles tendent à mieux réussir à l’école que les garçons, et singulièrement que les garçons des classes populaires. Issu lui-même d’un milieu pauvre, Alex Blower aurait pu être une statistique s’il n’avait pas été renvoyé à 13 ans de son école. «C’est la meilleure chose qui me soit arrivée», dit-il aujourd’hui. Après avoir accédé à l’université de Bournemouth grâce à une bourse, il s’intéresse aux statistiques éducatives, et notamment celles qui montrent l’ampleur du décrochage scolaire chez les garçons issus des zones défavorisées. Avec Boys’ Impact, il entreprend de combiner la recherche et l’action sociale. Il lance en 2023 une expérience pilote dans une école locale, en partenariat avec l’organisation nord-irlandaise Taking Boys Seriously (« Prendre les garçons au sérieux» ). L’idée: mettre en œuvre 10 principes d’éducation positive pour les garçons, notamment en les amenant à exprimer leurs problèmes de santé mentale et en combattant les stéréotypes négatifs. A croire Alex Blower, les résultats parlent d’eux mêmes: les disparités de résultats scolaires se sont réduites, de même que le nombre de garçons exclus, et les relations avec les enseignants se sont améliorées.

Boys’ Impact mène désormais une expérience pilote nationale avec 17 écoles, avec l’espoir d’en faire percoler les principes dans l’ensemble du système éducatif.

Mais au fait, s’occuper des garçons turbulents ne revient-il pas à leur consacrer davantage encore de ressources au détriment des filles, qui prennent déjà moins la parole en classe ? Alex Blower soupire quand je le lui demande. «La formulation de votre question reflète un déficit de langage, en parlant des garçons comme d’une charge. C’est très lié aux stéréotypes qui alimentent la façon dont on éduque les jeunes hommes depuis très longtemps». Donner des outils psychologiques aux garçons permettrait d’améliorer leurs propres perspectives, mais aussi  de combattre la violence, le harcèlement sexuel et d’autres maux dont ils sont majoritairement responsables. Bref, tout le monde bénéficierait de cette approche.

Progrès pour tous ou masculinisme latent ?

Le crédo de Boys’ Impact n’est pas isolé. L’organisation s’exprime au milieu d’un concert de sensibilités promasculines qui se font entendre en Angleterre ces dernières années. Recherche, santé publique, aide sociale…: dans de nombreux domaines, prendre soin des garçons et des hommes est dans l’air du temps. Et certaines organisations en font même une cause politique globale. Un intergroupe parlementaire a été mis sur pied pour mettre les questions masculines à l’agenda de la Chambre des communes, où des députés de différents bords relaient des revendications, comme la création d’un poste de ministre des hommes. En septembre dernier, un nouveau Centre de recherche politique sur les hommes et les garçons (CPRMB) a été créé.

Faut-il y voir la prégnance d’un certain masculinisme dans la culture britannique ? Risque-t-on de se détourner des inégalités systémiques frappant les femmes ? «Se concentrer sur les problèmes des hommes et des garçons ne signifie pas que nous devons cesser de nous concentrer sur les problèmes particuliers auxquels sont confrontées les femmes et les filles», répond Mark Brooke, le directeur du CPRMB. Selon lui, il est devenu politiquement acceptable en Angleterre d’évoquer les problèmes masculins spécifiques, tels que les résultats scolaires inégaux ou les taux de suicide plus élevés. «Il nous a fallu 15 ans pour normaliser la conversation politique, pour qu’il soit acceptable de soulever ces problèmes et ensuite de proposer des solutions. Nous sommes donc encore au tout début du parcours» .

En termes éducatifs, les solutions mises en avant pour combattre les résultats plus faibles des garçons  semblent en effet encore très hétérogènes: à côté d’organisations qui préconisent de travailler sur les représentations masculines positives, comme Boys’ Impact, d’autres envisagent une discipline plus forte dans les écoles. Parfois des enjeux spécifiques sont pointés, par exemple le manque de prise en compte du daltonisme, qui touche beaucoup plus les garçons que les filles. Le Center for Male Psychology adopte une posture offensive en remettant en question les notions de « masculinité toxique»  ou de « patriarcat» , qui seraient nuisibles au développement psychologique des garçons.

Pour Marcus Maloney, un chercheur qui étudie les ressorts du masculinisme sur internet, se préoccuper de ces questions est bienvenu. «Il existe le sentiment que les enjeux des garçons et des hommes ont été ignorés. Si j’avais dit cela, il y a ne fut-ce que trois ans, cela aurait été controversé. Mais je pense qu’il est devenu clair qu’en mettant de côté les questions masculines, on a contribué à la montée d’idées réactionnaires qu’on voit fleurir», dit-il, non sans ponctuer sa réponse d’un aveu embarrassé. «Mon Dieu, je sonne comme un activiste pour les droits des hommes». La gêne avec laquelle le chercheur se demande ce qu’en penseraient «ses collègues féministes»  est révélatrice de la sensibilité de la question. Et à observer les multiples mouvements britanniques pour les hommes, moi aussi, je reste perplexe. Ont-ils tous à cœur le progrès social partagé comme ils le prétendent ? Ou certains relèvent-ils plutôt de l’antiféminisme, comme le croit le sociologue québécois des masculinités Francis Dupuis-Déri ? «Il est faux de prétendre que l’école ne propose pas de modèles masculins et ne valorise pas l’identité masculine conventionnelle», affirme-t-il dans un essai célèbre sur la crise de la masculinité. Pour lui, postuler que la masculinité est en crise s’apparente «le plus souvent (à) un simple discours de propagande pour la suprématie mâle».  

Santé genrée

Davantage que dans le domaine éducatif, c’est en matière de santé que la prise en compte des spécificités masculines progresse outre-Manche. En avril dernier, le gouvernement travailliste a annoncé un plan de santé publique masculine. Le Royaume-Uni s’apprête à devenir le deuxième pays européen à adopter un tel plan, après l’Irlande, qui s’en est dotée dès 2017¹. Mot d’ordre: relever le niveau d’espérance de vie des hommes, qui vivent en moyenne quatre ans de moins que les femmes. «Chaque jour, des hommes en Angleterre meurent de causes évitables. Les hommes souffrent davantage d’un certain nombre de conditions. Tragiquement, le suicide est la cause principale de décès des hommes de moins de 50 ans», selon le communiqué soigneusement formulé du ministre britannique Wes Streeting. Dans une annonce qui s’apparente à un jeu d’équilibrisme, il rappelle que le Royaume-Uni dispose déjà d’un plan de santé féminin et que des investissements récents pour les femmes ont été réalisés, notamment dans le dépistage du cancer du sein grâce à l’IA.

Peter Baker a un avis sur les raisons pour lesquelles l’idée même d’un plan de santé masculin peut sembler incongrue. Ce médecin de formation dirige Global Action on Men’s Health, une organisation de promotion de la santé masculine au niveau international. «Lorsqu’il s’agit de pouvoir et de privilège, les hommes sont en général plus favorisés que les femmes. Ils réussissent mieux dans de nombreux domaines de la vie publique, ou du moins sont avantagés en termes de revenus, d’emploi, etc. Ils font aussi des choses assez terribles en termes de violence, entre eux et envers les femmes. Donc pourquoi devrions-nous faire quelque chose ? Si la mauvaise santé est le prix que les hommes paient pour leur privilège et leur pouvoir, eh bien, c’est dur mais pourquoi devrions-nous y remédier ? Ce genre d’argument est persuasif pour certaines personnes». Cette conception se double de préjugés tenaces. « Il y a un grand fatalisme à l’égard des hommes. On suppose en quelque sorte qu’ils sont plutôt idiots en ce qui concerne leur santé. Quoi que vous fassiez, vous ne les empêcherez jamais de faire des choses stupides». Parmi celles-ci: boire de l’alcool et fumer plus que les femmes, prendre plus de risques au volant et, par une sorte d’indifférence bravache, remettre à plus tard les dépistages recommandés.

Pour y remédier, des pays inventent des manières d’amener aux hommes les soins de première ligne. En Irlande, le programme « Farmers have hearts»  propose des bilans de santé sur les marchés agricoles dans les zones rurales. Au Brésil, lorsque la future mère serend à un contrôle de santé prénatal, le père est invité à passer un bilan de santé en même temps. 

Les plans de santé masculine à travers le monde brassent d’autres aspects, comme la vaccination HPV pour les garçons ou la prévention du cancer de la prostate. Une condition de leur succès est toutefois de présenter un nombre limité d’objectifs atteignables et un cadre de gouvernance solide. «S’il n’y a personne pour en assumer la responsabilité, si personne ne rend des comptes, le plan ne sera jamais mis en œuvre».

Masculins pluriels

D’ailleurs, existe-t-il des évaluations des plans de santé masculine dans le monde ? Peter Baker confesse que du temps sera nécessaire pour mesurer leur impact. Pour en savoir plus, j’écris à Raewyn Connell. La sociologue australienne est l’une des pionnières de l’étude des masculinités, et son pays s’est doté de mesures ciblant des problèmes masculins dès le début des années 2000. Son verdict est mitigé: «Un gouvernement néoconservateur australien a mis en place des programmes mal conçus destinés aux garçons dans les écoles. L’évaluation officielle a conclu qu’ils n’avaient eu que très peu d’effet». Pour être efficaces, de tels plans doivent être ciblés, estime-t-elle. «On ne peut pas aborder sérieusement ces questions en considérant les hommes comme un groupe homogène. Il existe différents modèles de masculinité et les conséquences varient selon l’âge, la classe sociale, l’origine ethnique, etc. Le décrochage scolaire, par exemple, ne concerne pas les garçons issus de familles urbaines aisées ou de la classe moyenne supérieure. C’est un problème majeur pour les garçons issus de familles paysannes, ouvrières ou vivant dans des zones rurales et isolées».

Le gouvernement britannique tiendra-t-il compte de ce genre de précautions ? Après un an de consultation publique, il doit annoncer prochainement les détails de son plan de santé. Le Royaume-Uni deviendra le 8e pays du monde à en avoir un.

De notre côté de la Manche, une telle approche n’est pas à l’ordre du jour. « Nous ne travaillons pas sur base de plans genrés», indique laconiquement le cabinet du ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, même si «nous reconnaissons que les hommes et les femmes présentent certains besoins spécifiques, et nous nous efforçons d’y répondre de manière appropriée».

En matière éducative, si la Flandre a décidé de se servir de la série «Adolescence»  comme matériel pédagogique à l’instar du Royaume-Uni, aucune initiative spécifique n’est à noter côté francophone. Mais les résultats des dernières élections, où s’est observé un net clivage entre les jeunes électeurs des deux sexes, ont sonné comme un réveil pour certains. «Au lendemain des élections, on s’est dit qu’un truc n’allait pas», confie Leïla Agic, députée PS au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. «Je pense qu’on est passé à côté d’une génération de jeunes garçons», répond cette élue active pour les droits des femmes, quand je l’interroge au sujet d’une d’une question parlementaire récente relative au masculinisme. Pour elle, il faut «recréer un discours pour montrer aux jeunes qu’on les entend, ce qu’on n’a pas fait. D’autres se sont infiltrés dans cette brèche». 

Le frémissement d’une approche nouvelle chez nous aussi, peut-être ? Le champ politique est encore peu labouré et, dans le monde francophone, celui de la recherche aussi. Les expérimentations britanniques seront d’autant plus intéressantes à observer. 

¹Dans le monde, sept pays ont actuellement des plans de santé masculine (Australie, Brésil, Irlande, Iran, Mongolie, Afrique du Sud et Malaisie)